Révolution sociale et amour chrétien

Herbert McCabe est reconnu dans le monde catholique anglo-saxon comme un penseur original, profond, drôle, à l’expression particulièrement claire et pédagogique. Né en 1926 et mort en 2001, c’est un des grands prêcheurs de la foi catholique de la fin du vingtième siècle. Il se voulait orthodoxe, aimant défendre ce qu’il appelait la pensée traditionnelle, « mainstream », de l’Église. C’était un lecteur assidu de saint Thomas d’Aquin, son influence principale. Il a d’ailleurs participé à l’édition de la Somme Théologique établie par les Dominicains d’Oxford. Il faisait également partie de ces penseurs catholiques des îles britanniques influencés par la philosophie de Ludwig Wittgenstein[1]. Mais malgré le fait qu’il ait été longtemps chargé de la formation des novices de son ordre, éditeur de la revue New Blackfriars et son obtention du plus haut grade théologique donné par l’ordre dominicain, on ne peut pas dire que McCabe a eu un grand écho chez les théologiens académiques.

Son originalité ne venait pas tant de la nouveauté de ses idées que de l’inventivité avec laquelle il parvenait à leur rendre une vitalité et une pertinence pour son lecteur ou son auditeur. Orateur consommé, McCabe se souciait davantage de parler au paroissien de base qu’à la communauté des théologiens universitaires. Cela ne l’empêche pas de développer des raisonnements d’une grande rigueur, de manipuler des distinctions conceptuelles fines, et d’explorer des profondeurs philosophiques qui échappent à l’auteur de ces lignes. Selon son exécuteur littéraire et confrère Brian Davies, McCabe était un conservateur sur le plan théologique. Et en effet McCabe aimait prendre des idées assez peu à la mode comme « le péché originel » ou « Dieu ne souffre pas » pour en démontrer la puissance, l’importance et la radicalité.

UN MARXISME SANS INTERET ?

McCabe était aussi un marxiste convaincu. Et son marxisme met mal à l’aise même certains de ses amis et admirateurs. Ils semblent considérer que c’est un trait défectueux chez un intellectuel remarquable sur tous les autres plans. Après tout, pourquoi pas, nous avons tous nos faiblesses. Pour certains d’entre nous c’est l’adhésion à une idéologie marxiste à tendance trotskisante.

D’ailleurs, l’Église sait se montrer tolérante envers ce genre de déviances : McCabe ne semble avoir jamais été inquiété par la hiérarchie de l’Église pour ses convictions politiques[2].Il est parfaitement possible de lire McCabe sans tenir compte de son marxisme, et d’en tirer des réflexions philosophiques, théologiques, liturgiques, tout à fait passionnantes. Ce serait d’ailleurs un bel hommage à sa liberté intellectuelle, puisque c’est exactement ce que McCabe fait avec Marx : il opère une ablation assez nette de tout ce qui relève chez lui de « l’athéisme bourgeois » des Lumières.

Un spécialiste de Marx vous expliquera que c’est une opération assez délicate, qui flirte avec la mauvaise foi intellectuelle. C’est d’ailleurs ce qu’a longuement expliqué Joseph Ratzinger aux théologiens de la Libération dans les instructions qu’il leur a adressé en tant que préfet de la CDF[3]. On ne peut pas, écrivait-il en substance, assumer une partie de la pensée de Marx, par exemple son analyse du capitalisme ou la notion de lutte des classes, sans risquer d’adhérer en même temps à sa philosophie, en l’occurrence à son athéisme. 

Si on est un historien de la philosophie soucieux de présenter la cohérence de la pensée de Karl Marx, la position se défend tout à fait. Mais nous sommes malheureusement trop peu nombreux à partager la passion qu’avait Benoît XVI pour l’intégrité intellectuelle du marxisme.

McCabe démontre qu’on peut tout à fait procéder à cette ablation de l’athéisme de Marx et qu’elle est en un sens un geste parfaitement traditionnel. Il souligne que la critique de Ratzinger fait écho à ce que Luther reprochait aux thomistes[4]. En adoptant le langage d’un philosophe préchrétien comme Aristote, Thomas d’Aquin et ses disciples faisaient entrer le loup païen dans la bergerie chrétienne. Selon ce raisonnement, si vous utilisez l’idée aristotélicienne d’ousia, vous serez amené, par respect de la cohérence de la pensée du Philosophe, à remplacer le Dieu de la Bible par le « premier moteur non mu » qui fait office de Dieu dans la Métaphysique. En suivant la même logique, parler avec Marx de la baisse tendancielle du taux de profit amènerait nécessairement à penser que Dieu est un mensonge et qu’il faut exproprier les Églises. McCabe conclut malicieusement : « On peut penser que Luther était le Ratzinger de son temps »[5] Notre dominicain ne croit pas que les philosophies seraient des touts cohérents et insécables dont on ne pourrait détacher une idée pour se l’approprier. Avec Chesterton, il pense au contraire qu’une des qualités du christianisme est sa capacité à intégrer et à transformer des éléments de la culture non-chrétienne. Cela suppose de s’autoriser ponctuellement à faire l’impasse sur certaines idées de grands penseurs pour en valoriser d’autres. Il n’y a donc pas lieu de penser que le dominicain anglais s’offusquerait si vous choisissez de faire l’impasse sur ses textes plus marxistes pour vous en tenir à ses propos philosophiques et théologiques.

Si donc vous considérez que le marxisme défendu par McCabe n’a a priori rien à vous dire, vous auriez tout intérêt à poursuivre quand même votre lecture. D’abord, parce que son rapport à la politique mérite considération en soi. Ensuite, parce que les croyants en recherche de réflexions sur la nature du salut apporté par Jésus Christ, les sacrements et le rapport entre l’Église et la politique pourront trouver sous la plume de McCabe des arguments convaincants, exposés de manière pédagogique et plaisante, et ce même sans adhérer aux enseignements de la troisième internationale. On pourra même dire que ses textes parleront particulièrement à ceux qui adhèrent à certaines des critiques des innovations liturgiques et théologiques des années 1960 et 1970. McCabe constitue ainsi un exemple intéressant de catholique résolument ancré à gauche, qui défend vigoureusement le concile Vatican II, sans pour autant adhérer à une forme de libéralisme théologique. Toute la seconde partie de l’ouvrage est ainsi consacrée à une réflexion théologique et liturgique qui fait magistralement le lien entre l’Évangile et les sacrements catholiques à l’occasion d’une lecture de la liturgie des fêtes pascales.

Qu’en est-il maintenant de la pertinence de ce langage marxiste pour notre époque ? McCabe était proche d’un groupe de jeunes intellectuels catholiques marxisants qui ont lancé une revue-mouvement appelée Slant. Et quand on lit le manifeste de ce collectif, datant de 1966[6], on comprend à quel point le monde a changé. Ses auteurs pensaient que la société allait nécessairement suivre la pente du socialisme, qu’ils étaient à l’avant-garde d’un mouvement inéluctable. L’optimisme de ces jeunes intellectuels a mal vieilli.

À l’heure où le communisme ne représente plus réellement une menace pour l’Église[7], et même à l’heure où nous découvrons que la lutte contre le matérialisme athée a pu servir à justifier les pires dérives au sein de la hiérarchie catholique, il semblerait prudent de faire preuve d’humilité avant de considérer le marxisme de McCabe comme une raison de le frapper d’anathème. Par ailleurs ni Rome ni la hiérarchie dominicaine n’ont jugé qu’il était pertinent de le condamner pour ses positions, au contraire d’autres catholiques marxisants de son époque.

Comme le dit McCabe, « si donc je pense que tous mes frères et soeurs catholiques devraient soutenir l’application immédiate d’un programme socialiste[8], ce n’est pas parce que je suis catholique, mais parce que je suis socialiste ». En d’autres termes, McCabe ne déduit pas sa politique de sa foi. Il ne va pas vous traiter d’hérétique parce que vous ne partagez pas ses convictions politiques. Tout l’intérêt de McCabe est de montrer qu’on peut tenir des positions radicales en politique sans pour autant les justifier par ses croyances religieuses. Il déploie de nombreux efforts pour montrer que Jésus n’est pas une figure politique, qu’on ne peut pas faire de lui un guérillero marxiste avant l’heure. McCabe s’appuie sur les recherches historiques les plus avancées à son époque pour attaquer la thèse qui fait de Jésus une figure de révolutionnaire, si bien qu’après cette entreprise, il ne reste plus beaucoup d’arguments à ses défenseurs à part la ressemblance frappante entre Antonio Guevara et le suaire de Turin. Considérez par exemple les propos suivants extraits des textes qui composent cette anthologie : « Les interprétations politiques de l’Évangile sont erronées », « Je ne pense pas qu’il y ait une doctrine sociale catholique dans le même sens qu’il y a une doctrine catholique acceptée à propos de, disons, La Trinité ou l’Eucharistie », ou encore : « L’Évangile n’est pas un programme d’action politique […] parce qu’il est aussi une critique de l’action elle-même. » Cela vous devrait convaincre que McCabe à quelques éléments originaux à apporter à de vieux débats un peu enkystés.

CRITIQUER LE CAPITALISME SANS EN FAIRE UNE RELIGION

Beaucoup de critiques chrétiens du capitalisme ont une manière conservatrice de formuler leurs griefs. Leur critique se fonde d’abord sur les idées. Chaque mal du monde social est renvoyé à un défaut de la pensée ou de la morale. Je veux dire par là qu’ils considèrent que le capitalisme est critiquable en tant que religion, hérésie, idolâtrie, bref, en tant qu’idée qui vient déformer ou remplacer le véritable culte du Dieu vivant.

Or, faire du capitalisme une hérésie qu’il faut combattre, c’est risquer de faire des anticapitalistes des inquisiteurs. Du moins, des inquisiteurs de réseaux sociaux. Plus réalistement, c’est faire de la critique du capitalisme un combat intellectuel. Le genre de combat qui se mène sur les terrasses de café, une cigarette à la main. Mené par des combattants dont le principal motif est que le capitalisme « appauvrit l’imagination », « étouffe la vie intérieure ». La résistance est alors avant tout spirituelle et la violence révolutionnaire est surtout symbolique. Les capitalistes peuvent dormir tranquilles.

Si McCabe critique le capitalisme, c’est pour des raisons purement matérielles : il représente un risque important non pas pour nos âmes, mais pour la survie de l’espèce humaine. Tout le monde, chrétien ou non, à intérêt à examiner le sujet de très près.

Pour McCabe, Dieu n’est pas impliqué en tant qu’acteur dans l’histoire, ce n’est pas lui qui agit du côté du prolétariat dans la lutte des classes. C’est une des critiques qu’il fait à certains théologiens inspirés de marxisme. Parallèlement, il n’y a pas de raison de décrire le capitalisme comme un culte concurrent au christianisme, contrôlé en sous-main par des forces occultes accointées avec le Démon. Le capitalisme n’est pas une religion, ni même un culte satanique aux mains d’une élite vicieuse[9]. Plus exactement, le capitalisme n’est pas plus une religion que tout le reste. Selon les tenants de cette critique religieuse, le capitalisme se verrait offrir des sacrifices humains. Il serait l’objet de cultes irrationnels, se structurerait en rites. Il engendrerait des dogmes et des fanatiques. Mais c’est exactement ce qu’on reprochait il y a quelques années au communisme : être une nouvelle religion, une religion qu’il fallait combattre spirituellement. Jean-Paul II a terrassé ce dragon en 1989, et depuis, comme nous le savons, nous vivons tous dans une société libre et conforme aux principes évangéliques. 

Le problème avec cette critique c’est que les hommes produisent des rites dans tous les domaines, établissent des dogmes en permanence, succombent à des fanatismes sous toutes les latitudes, sacrifient leurs pairs à tout va. On pourrait même dire que ça fait partie de l’ordinaire de la vie sociale. Ces éléments font partie de ce qui définit une institution. Vouloir supprimer toutes ces « religions », c’est finalement vouloir supprimer les institutions qui composent notre vie en commun, en oubliant tous les enseignements de la sociologie et de l’anthropologie.

Adopter cette critique, c’est devenir théologiquement protestant et politiquement anarchiste. Deux positions que Jacques Ellul représente dignement dans le monde francophone. McCabe représente une alternative, celle d’une critique orthodoxe du capitalisme, tant au sens catholique que marxiste du terme « orthodoxe ».

La critique du capitalisme comme religion ou hérésie nous apprend juste qu’il faut se méfier de notre attitude vis-à-vis des institutions, toutes les institutions. Les réalités institutionnelles et politiques ont toujours un léger fumet sulfureux, en ce qu’elles génèrent toutes des rituels qui peuvent dégénérer en idolâtrie. Les bonnes institutions comme les mauvaises. Ça ne nous dit pas quelles institutions il faut construire. Dans l’entre-deux qui caractérise le temps entre la résurrection du Christ et la résurrection finale, il nous faut pourtant bien construire des institutions.

La discussion sur le bien commun et le bon régime politique s’ouvre alors dans des termes proches de ceux de la philosophie classique : quel régime favorise l’amitié entre les hommes ? Pour McCabe, le capitalisme génère la concurrence, l’inimitié et la guerre, et le socialisme favorise une vie plus stabilisée et harmonieuse. Il ne s’agit pas tant de construire des institutions conformes au Royaume, mais plutôt de construire des véhicules qui nous permettent de naviguer aussi paisiblement que possible vers la fin du temps de la politique.

LE CHRIST ET L’EGLISE COMME DEFIS A LA POLITIQUE ET A LA SOCIETE

Pour McCabe, l’Église révèle mystérieusement la présence de Dieu dans cet entre-deux. Les autres institutions ne sont pas concurrentes en ce qu’elles sont des seulement des institutions. Évidemment l’Église est une institution comme les autres. Dans un des textes présentés dans ce volume, McCabe nous livre une description des fêtes pascales à travers le regard d’un anthropologue débarqué dans une paroisse de banlieue britannique. Bien entendu, la liturgie est un jeu de symboles où se joue l’identité du groupe. La lecture par la sociologie durkheimienne des cérémonies religieuses, qui montre que les hommes célèbrent leur propre sociabilité dans la liturgie n’est pas une critique dévastatrice pour McCabe. C’est le point de départ de son analyse. La liturgie est évidemment tout cela, mais elle est bien davantage. Et l’Église, dont la colonne vertébrale est la vie sacramentelle est évidemment une institution humaine, mais elle a une profondeur supplémentaire. C’est ce qu’il appelle le « mystère ». Tout son travail d’explication de la liturgie consiste à faire remonter à la surface du langage commun ce qui relève d’une profondeur à la limite du dicible.

Ce n’est donc pas l’intensité de son caractère sacré, rituel ou sacrificiel qui distingue l’Église des autres institutions humaines. C’est le fait qu’elle est le corps du Christ et qu’elle renvoie à lui en permanence. Il n’y a donc pas à la rendre plus rituelle, plus sacrée, plus séparée du reste des institutions, tout en tentant de dépouiller toutes les autres constructions humaines des apparences de la religion. C’est ce que tente de faire le traditionalisme. La fierté de l’Église n’est pas la splendeur de ses bâtiments, des vêtements de ses clercs et de sa liturgie. C’est la croix. La sagesse de l’Église n’est pas la profondeur de sa philosophie, la finesse de ses prescriptions morales, sa capacité à expliquer aux hommes comment ils doivent vivre. C’est la croix. La croix qui, selon McCabe, ne peut être séparée de la résurrection.

C’est pourquoi la lecture des sacrements livrée dans la seconde partie de ce livre renvoie en permanence au Christ, à sa vie, sa mort et à sa résurrection. L’amour de la liturgie dont fait preuve notre auteur n’est pas une forme de nostalgie ou d’esthétisme romantique, bien qu’il se laisse aller à quelques plaintes sur l’appauvrissement symbolique apporté par les évolutions liturgiques. La liturgie ne vaut que dans la mesure où elle renvoie en permanence à la réalité du Christ crucifié et ressuscité. C’est en considérant le Christ dans son rapport à la politique que McCabe décrit la relation entre l’Église et les institutions politiques. Au contraire d’une critique théologico-politique du capitalisme, McCabe dit que le Christ n’est pas politique. Donc que le christianisme doit échapper à l’ordre politique, en indiquer la sortie. Cela ne veut pas dire pour autant que les chrétiens doivent être quiétistes sur le plan politique. Cela veut dire qu’ils ne peuvent faire du christianisme la règle de leur engagement politique. De même que la Genèse n’est pas un manuel de biologie, l’Évangile n’est pas un traité sur les meilleurs types de régime politique. En revanche, comme la Genèse décritune relation spécifique à la création et à son créateur, le Christ, confronté aux pouvoirs politiques de son temps et mis à mort par eux, nous inspire une attitude spécifiquement chrétienne face à la chose politique. Mais cette attitude chrétienne ne doit pas être confondue avec une ligne politique spécifiquement chrétienne.

Dans « Le Christ et la Politique », McCabe décrit un Jésus qui échappe aux classifications politico-religieuses de son époque, et dont la vie, la mort et la résurrection constituent une remise en cause de l’action politique en tant que telle. Il poursuit par une brève analyse de la « doctrine sociale de l’Église », en montrant que les encycliques « sociales » fonctionnent de manière réactive, en venant systématiquement pointer les limites de telle ou telle panacée politique (ce faisant, McCabe remet implicitement en cause l’aspect « positif » des propositions de l’Église, à savoir sa promotion du corporatisme autoritaire à la fin du xixe et au début du xxe siècle). Il conclut que le rapport entre l’Église et la politique, ou plutôt la société doit être celui d’un « défi », c’est-à-dire d’un appel à un dépassement radical, à une révolution plus profonde encore que celle que constituerait l’établissement d’un régime socialiste.

Cela, nous dit McCabe, n’est finalement que le traitement ponctuel d’un symptôme redoutable, mais pas la guérison ultime attendue par l’homme. 

LA REVOLUTION N’EST PAS LE SALUT DE L’HOMME

Si on suit McCabe, un révolutionnaire chrétien ne doit jamais oublier que même la société sans classes ne pourra jamais nous débarrasser du péché originel, des structures de domination et de souffrance qui se manifestent dans l’ordre social, politique et économique, et plongent au plus profond de nous-mêmes pour nous détourner de l’amour.

La grande critique faite à la gauche par les conservateurs – particulièrement quand ils sont chrétiens – est qu’elle fait de l’angélisme. Les gens de gauche nieraient l’existence du péché originel, de la face sombre de l’homme. Ils voudraient guérir l’humanité de ses maux en réformant les structures qui régissent la vie en communauté. Ce petit conte humaniste, McCabe n’y croit pas une seconde. La révolution ne nous débarrassera pas du péché originel. Selon McCabe, elle ne doit pas marquer la fin de toute oppression humaine, mais seulement d’un système économique particulièrement néfaste apparu à la Renaissance.

Débarrassés du capitalisme, nous n’aurons plus à régler que la question du péché originel, laquelle ne peut être définitivement résolue par la voie politique. Elle nécessite l’intervention de Dieu lui-même qui vient mettre fin à l’histoire du monde humain, laquelle coïncide avec l’histoire du péché.

McCabe distingue donc bien le capitalisme de ce qu’il appelle, avec saint Jean, « le monde », à savoir la société humaine telle qu’elle se structure sous l’influence du péché. Il distingue également l’émergence d’un ordre politique socialiste de toute forme d’utopie radicale. La société socialiste reste un ordre social marqué par le péché, qui a ce titre a besoin de police, de régulations, etc. C’est dans ce sens que la défense de l’usage de la violence dans le contexte politique par McCabe s’appuie sur la pensée traditionnelle de l’Église : si l’homme est pécheur, alors la violence est inéluctable, que ce soit pour établir un nouveau régime qui remettra en cause les intérêts de certains, ou pour faire fonctionner des institutions qui permettent au plus grand nombre de s’épanouir. La question est alors celle de la légitimité de la violence, d’où sa référence à la théorie de la guerre juste.

La société socialiste est juste un peu moins mauvaise que la société capitaliste, qui elle, est prise dans une dynamique autodestructrice. Il s’agit donc avant tout de trouver un équilibre, un point de stabilité qui permettra aux hommes de se concentrer sur les vraies questions.

Le capitalisme doit donc être vu comme une distraction – mortelle – qui nous détourne de la considération des choses sérieuses que sont le péché du monde, la croix et tout le reste. Une autre critique faite souvent par la droite religieuse à la gauche marxisante est de favoriser une forme de fanatisme religieux sécularisé, et de cacher derrière de nobles motifs une soif de sang nourrie d’envie et de colère. McCabe nous fait un portrait du révolutionnaire à l’opposé de ce monstre d’autant plus prêt à verser le sang que ses objectifs politiques sont identifiés avec la libération définitive de l’ensemble du genre humain. Sa description du révolutionnaire est celle d’une personne prudente, calme, mesurée, qui n’est pas excitée par la venue du Grand Soir mais qui se soucie profondément et réellement des conséquences de ses actes.

UNE PENSEE POLITIQUE CATHOLIQUE POUR TEMPS DE CRISE

On en arrive à la raison pour laquelle l’approche politique de McCabe semble si pertinente aujourd’hui. Premièrement, l’effondrement des régimes socialistes historiques et le recul des mouvements ouvriers font que les craintes de la hiérarchie catholique vis-à-vis des dangers du socialisme athée nous semblent un peu dérisoires aujourd’hui.

Les (mauvaises) raisons de ne pas s’intéresser au marxisme de McCabe sont donc moins nombreuses pour les catholiques. Mais il y a plus. Sa manière de décrire le monde, que ce soit par son catéchisme marxiste ou par sa vision d’une humanité en proie au péché originel semble particulièrement pertinente en cette période propice à la montée des tensions politiques.

McCabe est un philosophe et un théologien pertinent pour ceux qui constatent l’échec des institutions de régulation des effets du capitalisme sur les peuples et sur la nature dans les régimes démocratiques et libéraux. La difficulté par exemple à faire entendre l’urgence de réformes pour affronter la crise écologique ou la crise migratoire amène nécessairement des citoyens de plus en plus nombreux à se poser la question de l’action directe, voire de l’action violente.

La situation spécifique de McCabe au sein du Royaume-Uni dominé par l’anglicanisme et en pleine période Thatcher nous donne une autre perspective sur le rapport du catholicisme au pouvoir. La position du catholicisme dans l’Angleterre des années 1980 et 1990 est bien plus proche de celle de l’Islam aujourd’hui en France que de celle de l’Église catholique. C’est une religion de pauvres et d’immigrés, pas de notables historiquement acoquinés avec le pouvoir. Une religion prise dans des conflits internes, dont certains des membres ont recours à la violence, et au terrorisme[10].

Ce point de vue différent par rapport au pouvoir fait que pour McCabe, l’Église ne s’identifie pas à ceux qui pensent que tout peut se régler par une discussion patiente et une négociation bien informée entre partenaires égaux. McCabe montre qu’on peut quitter cette vision naïve de la politique sans pour autant quitter la communauté des chrétiens. En d’autres termes, contrairement à ce qu’on a tendance à croire depuis la fin de la seconde guerre mondiale en Europe occidentale, on peut être chrétien et engagé en politique sans avoir à choisir entre centre droit et centre gauche. McCabe, venant du point de vue marxiste, peut servir de guide aux chrétiens qui quittent l’îlot centriste menacé par la montée des eaux de l’Histoire. Il peut les aider à trouver leur chemin en dehors de cette zone bien balisée par la pensée politique chrétienne et à penser des options politiques constituant un défi radical à l’ordre social, sans renoncer à leurs croyances centrales et en évitant de sombrer dans une forme de millénarisme politique.

DES RESSOURCES POUR PENSER LA CRISE CLIMATIQUE EN CONTEXTE CATHOLIQUE

Bruno Latour affirme que le travail que nous devons réaliser pour nous organiser face à la crise climatique est comparable à celui que le mouvement ouvrier a mis en oeuvre durant les cent cinquante premières années d’existence du capitalisme industriel. La différence est que nous n’avons qu’une poignée d’années devant nous. Si les chrétiens veulent participer à ce mouvement, il est peut-être urgent de reconsidérer les différents modèles d’engagement chrétiens pensés dans la tradition du mouvement ouvrier. Nous pouvons nous pencher sur cette tradition en anticipant la manière dont un engagement radical dans la lutte pour le climat pourra être critiqué du point de vue catholique. McCabe a l’avantage d’intégrer une partie de ces critiques.

Or bien des critiques apportées aujourd’hui par les catholiques conservateurs aux militants impliqués dans la lutte pour le climat sont remarquablement similaires aux critiques du marxisme et de la théologie de la libération que McCabe a en tête quand il écrit ses textes.

L’écologisme serait une forme de foi immanentiste, qui remplacerait le dieu transcendant par « la nature », ce serait une attaque contre la dignité des humains. Elle ouvrirait ainsi la porte à toutes sortes de croyances et pratiques irrationnelles et meurtrières (« écoterrorisme » « éco-totalitarisme », « fanatisme vert », etc.)[11]. Cela n’est peut-être pas étranger au fait que certains théologiens de la libération ont été à l’avant-garde de la pensée écologiste catholique.

Selon les critiques formulées par le magistère catholique, le coeur de l’interprétation marxiste était religieux. On accusait la théologie de la libération de confondre la dynamique de libération politique des pauvres et des peuples avec le Dieu de la Bible. Ainsi, l’objet de l’adoration religieuse n’est plus un Dieu transcendant, mais une dynamique historique immanente. Cette dynamique s’incarne dans le prolétariat, que la théologie de la Libération identifie à tort avec les pauvres, dont la Bible et la tradition chrétienne se font les défenseurs. En conséquence, l’Église se mue en un mouvement révolutionnaire, une pratique centrée sur une classe sociale et pas sur l’ensemble de l’humanité, et l’eucharistie et les sacrements deviennent une célébration de la solidarité de classe plus qu’un signe du salut de l’ensemble de l’humanité. 

En présentant un point de vue résolument marxiste qui se distingue précisément d’une religion messianique, un marxisme qui n’a pas de rapport direct avec la vie de Jésus et l’histoire du Salut, McCabe démine une partie du terrain. En poursuivant par une analyse très précise et on pourrait dire très aimante de la liturgie, McCabe démontre en quoi son marxisme ne l’amène pas à revoir la signification de cette liturgie. Au contraire, il creuse dans la tradition pour en redécouvrir la richesse. McCabe semble anticiper et partager une partie des préoccupations qui s’expriment dans les critiques classiques de la théologie de la libération. Une liturgie qui s’adresserait uniquement à la classe ouvrière et qui adorerait l’Histoire à la place du Dieu de la Bible l’horrifierait tout autant que la vénération de « Gaïa » dans une liturgie à coloration maladroitement écologiste.

De même que son marxisme ne l’empêche pas de donner toute sa place à la liturgie et qu’il ne tombe ni dans le piège de l’immanentisme, ni dans celui du relativisme, les croyants soucieux de l’écologie pourront trouver chez McCabe une inspiration pour intégrer et dépasser les critiques classiques qui peuvent être faites à leur engagement d’un point de vue religieux.

LES SACREMENTS COMME AVANT-GOÛT DU MONDE À VENIR

La seconde partie de cette anthologie est consacrée à un sujet plus essentiel pour McCabe, à savoir celui de la signification de l’histoire de Jésus et sa relation aux sacrements de l’Église catholique. Il s’agit d’un « long sermon » donné pendant le Triduum Pascal (Jeudi saint, Vendredi saint, veillée pascale) qui réfléchit sur la nature de la rédemption, telle qu’elle se montre dans la vie, la mort et la résurrection de Jésus ainsi que dans les sacrements.

L’objectif de McCabe est de nous proposer une analyse de la liturgie « semblable au travail du critique littéraire », qui essaie de nous faire comprendre la profondeur d’une oeuvre théâtrale comme Macbeth. Les grandes œuvres théâtrales, comme la liturgie, sont des « mystères »[12], et en explorant leur profondeur, notre capacité de compréhension s’élargit. Cette méthode revient à faire le lien entre les sacrements et ce que Jean-Pierre Torrell désigne comme l’analyse thomiste du « Christ en ses mystères »[13], c’est-à-dire la signification de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus. En exposant le lien entre la vie du Christ et les sacrements, McCabe ne fait – sans le dire – que reprendre le parcours de la Somme Théologique, qui enchaîne dans sa troisième partie la méditation sur les mystères de la vie de Jésus (questions 27‑59) avec celle qui porte sur les sacrements (questions 60‑90).

Dans ces textes, rassemblés sous le titre « La rédemption », McCabe pose une question assez fondamentale : de quoi Jésus nous sauve-t-il finalement ? Comment le fait-il ? Et quelle différence ce salut apporte-t-il à l’expérience humaine ? Bien entendu, il y a un lien avec la question politique[14], même si cette dernière est moins importante que celle du salut. Le lien entre ces deux faces de l’oeuvre de McCabe qu’on a souhaité présenter ici, c’est la croix. Quand McCabe examine le rapport entre Jésus et la politique, la meilleure image de ce rapport est la croix. Sur le plan politique, Jésus échoue, et ce faisant, il montre les limites de la politique. Il échoue parce que le monde politique ne fonctionne pas selon la loi d’amour radical que propose Jésus. Et la croix révèle ceci, elle condamne le monde et ses logiques de domination.

Jésus a été tué et alors se révèle la fausseté du consensus sur lequel se fonde la société. La société est pécheresse, originellement, autodestructrice, elle est incapable de répondre au besoin d’amour et de liberté qui est au fondement de l’homme. Déformé et perverti par son insertion dans cette société, l’homme développe une peur envers l’amour. Alors il se ment, il se dit que tout va bien, que notre société telle qu’elle est structurée représente finalement un moindre mal. Le Christ et la croix révèlent cette folie, l’amour est accueilli par les moqueries la torture et l’humiliation. Il devient impossible de croire que la société est fondée sur autre chose que sur la violence et la peur. Le Christ crucifié et ressuscité pointe une révolution plus profonde que toutes les révolutions, une réfection complète du monde, de fond en comble, des profondeurs psychologiques de l’homme individuel aux structures économiques et idéologiques de la société. Cette réfection ne sera effective que dans le Royaume, à la fin de l’histoire. Or les sacrements sont une manière de voir et de vivre mystérieusement cet avenir avant qu’il n’advienne. Ils sont un rappel constant du vrai visage de la société humaine, et un appel constant à son dépassement dans l’amour.

Dans son livre sur les sacrements, The New Creation[15], McCabe indique qu’« un sacrement concerne trois niveaux de réalité :

« 1. Le rituel, qui peut être vu, qui symbolise et qui, quand il est réalisé correctement fait advenir…

2. La réalité sacramentelle (le mystère), qui est connue par la foi, et qui symbolise et qui chez une personne bien disposée fait advenir…

3. La réalité finale, l’union à Dieu dans l’amour. »

La distinction de ces trois niveaux et la manière dont ils se relient sont essentielles pour comprendre ce que McCabe explique des sacrements et de la liturgie en général. Pour McCabe, la civilisation est un réseau de corps et de langage, de symboles. C’est un des points qu’il emprunte au wittgensteinisme catholique de son temps[16], mais on pourrait trouver des arguments très similaires chez les traditionnalistes français, Bonald en tête. Or ce réseau est déformé et perverti dans son aspect collectif et individuel : c’est cela, le péché originel. Cela génère le mensonge et la peur. Par les sacrements, qui sont aussi une affaire de corps, de langage et de symboles, le corps du Christ s’étend à nous tous ; comme corps et comme langage, alors le corps du Christ a une signification sociale importante, il vient remettre en cause et en quelque sorte pirater la réalité présente. Pour reprendre le titre de l’ouvrage cité ci-dessus, les sacrements sont véritablement une « nouvelle création », dans laquelle le langage des hommes rencontre le langage de Dieu.

Cette conception « verbale » des sacrements ne doit pas être prise pour une façon de diminuer la réalité de ce qui se produit dans les sacrements. Si la vie humaine est faite de langage et de symboles, l’intervention de Dieu dans l’ordre symbolique de l’humanité est une intervention dans le coeur de la réalité humaine. McCabe s’adresse aussi à ceux que l’Église postconciliaire a pu décevoir par sa tiédeur et ses compromis avec la société contemporaine, un lieu où le sens de la liturgie a pu être affadi. McCabe appelle à plus de radicalité sans rompre avec Vatican II et sans tenter de revenir à une vision préconciliaire de l’ancien temps. On trouvera aussi chez McCabe de stimulantes et cinglantes critiques d’habitudes qu’il voyait comme erronées qui sont désormais devenues monnaie courante chez les catholiques : la vision de l’eucharistie comme production d’hosties consacrées par un prêtre, qui serait comme une sorte d’ouvrier spécialisé du sacré, la consommation ensuite de cette hostie devenant perçue comme la « petite portion individuelle de grâce » due à chacun. Et enfin, ce qu’il appelle « la théologie du tabernacle », qui correspond à une certaine compréhension de l’adoration eucharistique.

Comme à son habitude, McCabe dénonce une fausse alternative entre réaction et progressisme mou, et dessine une place pour une forme de radicalité qui refuse de retourner en arrière, tout en se nourrissant de la tradition. Son attention minutieuse aux rituels, qui apparaît dans ces textes sur le Triduum pascal, le place dans les pas de Dom Prosper Guéranger, l’initiateur français du mouvement liturgique voué à valoriser le sens et la beauté de la liturgie auprès des laïcs. Ces rituels, analysés comme des oeuvres théâtrales, sont surtout lus comme des miroirs de la signification profonde de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus. Les lecteurs soucieux d’approfondir leur compréhension des sacrements et de la liturgie y trouveront de précieuses clés de lecture et le moyen de participer plus activement aux célébrations. 

LE PRETRE EN PREMIERE LIGNE DU COMBAT CONTRE LE MONDE

Le texte « Sacerdoce et révolution » a été ajouté au dernier moment à cette sélection. Paru en 1968 dans le magazine américain Commonweal, qu’il faut remercier de nous avoir accordé gracieusement le droit de le traduire, on ne peut pas dire que c’est un texte de jeunesse, puisque McCabe a alors 42 ans et qu’il a déjà publié deux ouvrages majeurs, A New Creation, sur les sacrements en 1964 et Law, Love and Language la même année.

Pour autant, ce texte est un peu moins lumineux que les autres. Nous l’avons ajouté à cette anthologie parce qu’il a deux qualités. La première est qu’il fait le lien entre l’aspect politique, traité dans la première partie de cet ouvrage, et la partie liturgique et théologique qui occupe sa seconde partie. La seconde raison, qui est la principale, est qu’il propose une réflexion sur la figure du prêtre et sa place dans l’Église et dans le monde qui nous semble une contribution importante aux débats engagés à la suite de la longue crise des abus que connaît l’Église depuis le début des années 2000, crise dont l’urgence est encore actualisée par de nouvelles révélations au moment de la préparation de cet ouvrage.

Dans ce texte, McCabe pose une question qui est devenue tout à fait cruciale dans notre contexte, à savoir celle de la spécificité du rôle du prêtre. Il utilise cette fois-ci son marxisme et son adhésion à une vision politique révolutionnaire comme ressource métaphorique pour résoudre cette question. Suivant l’intuition marxiste, il critique les progressistes et ceux qui voient l’Église comme une démocratie libérale et qui voudraient par conséquent effacer la distinction entre prêtres et laïcs, tout en critiquant les conservateurs qui font du prêtre un simple producteur de sacrements. McCabe est d’accord avec les conservateurs qui disent que l’Église doit être un signe de contradiction au sein du monde. Il va plus loin en qualifiant l’Église de mouvement révolutionnaire au sein de la société. C’est à partir de cette opposition, de cette lutte qu’il faut comprendre le rôle de l’Église et de ses clercs.

C’est seulement parce qu’il y a combat, et combat à mort, que l’on peut comprendre que l’Église désigne des meneurs, chargés d’être en première ligne de ce combat. Ici, la métaphore de l’Église comme hôpital de campagne proposée par le Pape François résonne avec les écrits de McCabe. Il y a une guerre, et qui dit guerre dit que les combattants doivent mettre leur vie en jeu. Les prêtres, en tant qu’avant-garde, en tant qu’éclaireurs du peuple de Dieu, doivent être les premiers à pouvoir faire ce choix. On peut trouver là une justification du célibat. Et pour McCabe, si ce besoin de risquer sa vie ne se fait pas sentir, c’est que l’Église fait quelque chose de travers. En d’autres termes, la seule chose qui justifie que les prêtres aient un statut différent, c’est l’intensité de leur engagement dans la lutte contre le monde, qu’ils mènent au nom de l’ensemble des chrétiens, et de l’espèce humaine.

L’idéologie marxiste est ici une ressource pour penser le rapport du chrétien au monde. Les prêtres sont comparables à la catégorie de révolutionnaires professionnels décrite par Lénine en 1917 dans L’État et la Révolution. Pourquoi, selon Lénine, faut-il des révolutionnaires professionnels et pas juste un mouvement ouvrier de masse démocratique et autogéré ? À cause de l’opposition de la police politique aux mains de l’État. Il est aisé pour cette police politique d’infiltrer des groupes démocratiques, publics et ouverts. Si vos assemblées générales sont ouvertes à tous et que c’est bien là que se prennent les décisions les plus stratégiques de votre mouvement, il sera très facile à des agents de l’État ou du pouvoir capitaliste de les faire dérailler de l’intérieur. Il est donc nécessaire selon Lénine d’avoir, à côté du mouvement syndical de masse, une organisation secrète de révolutionnaires professionnels, chargés plus spécifiquement de contrer les tentatives de déstabilisation du mouvement de masse. Si on file la métaphore, le mouvement ouvrier de masse chez Lénine devient l’ensemble du peuple de Dieu, vulnérable aux influences néfastes des puissances du « monde ».

Si les prêtres sont l’équivalent des révolutionnaires professionnels, plusieurs conclusions s’imposent au lecteur contemporain. Premièrement, l’existence de prêtres comme révolutionnaires professionnels ne se justifie que s’il y a antagonisme, c’est-à-dire si l’Église est effectivement dans un état d’opposition tel aux pouvoirs en place qu’elle génère de leur part des tentatives d’infiltration et de déstabilisation. Est-ce bien le cas aujourd’hui ? Si ce n’est pas le cas, faut-il en conclure qu’il faut mettre fin au célibat et à la distinction entre prêtres et laïcs, ou bien au contraire que l’Église fait quelque chose de travers si ces distinctions apparaissent inutiles ? McCabe dit clairement que c’est parce que l’Église fait quelque chose de travers. Deuxièmement, la structure hiérarchique de l’Église trouve là une forme de justification à son opacité et à sa verticalité. Or ces caractéristiques peuvent devenir une source de problèmes majeurs, d’autant plus quand l’Église devient un pouvoir en place et une institution davantage qu’un mouvement en opposition au monde. Troisièmement, le meneur révolutionnaire dont parle McCabe est aussi un meneur charismatique, ce qui est une source d’abus de toutes sortes dans les mouvements politiques comme dans l’Église.

Le dominicain a anticipé la critique et s’en défend en affirmant qu’« un meneur révolutionnaire n’est pour autant pas une figure charismatique. Il ne peut pas s’appuyer seulement sur l’enthousiasme qu’il  provoque en tant qu’individu. C’est justement parce qu’il incarne l’esprit révolutionnaire du peuple qu’il parle en leur nom en tant que mouvement et qu’il exerce une forme d’autorité directrice sur le mouvement. Son autorité trouve son principe dans l’esprit du mouvement, mais le critère de son autorité est la reconnaissance qu’il obtient de l’ensemble du mouvement ». Il semble pourtant qu’il décrit bien là des traits conformes à la définition d’une autorité charismatique au sens de Max Weber. Ces problèmes sont les mêmes que ceux que rencontrent bien des mouvements politiques, révolutionnaires ou non, et on voit à quel point le « dialogue entre marxistes et chrétiens » que McCabe souhaitait favoriser pourrait porter également sur les moyens d’organiser un mouvement qui soit sûr pour ceux qui y participent sans pour autant le priver de moyens essentiels dans sa lutte contre le pouvoir en place. 

Si on demandait au McCabe de 1968 sa solution à la crise des abus, sa recommandation serait certainement de commencer par placer les prêtres au coeur des lieux de tension au sien de la société, les frontières, les luttes des travailleurs sans papiers, les conflits liés à l’écologie, mais aussi au coeur des fractures au sein de l’Église, et de leur donner comme seul critère de réussite la colère et l’opposition des plus puissants. Aujourd’hui l’Église génère de la colère, mais surtout chez ses fidèles. Or, McCabe nous dit que la réussite de l’Église s’évalue par son rôle et son image dans la société, à qui il s’agit d’annoncer l’Évangile. Et dans la société, l’Église inspire surtout le mépris et le dégoût. Quant aux plus puissants, ils voient certainement avec délice à quel point l’Église ressemble aux entreprises et administrations qu’ils dirigent. Ils ressentent probablement pour nos évêques une forme de compassion, s’étant eux aussi prêtés au jeu des conférences de presse, de la communication de crise et des séances de contrition publique.

Peut-être leur donnent-ils des conseils amicaux. Après tout, susurrent-ils, toute grande institution dans le monde est vouée à générer des scandales, car c’est la nature du pouvoir que de corrompre. Le rôle des chefs de ces institutions est de préserver leur image en mettant en place des procédures, en donnant des gages et en faisant de temps en temps le ménage. Une telle normalisation serait un aveu d’échec pour McCabe, la preuve que l’Église n’est pas un mouvement révolutionnaire, mais une société, on pourrait dire anonyme, qui ne se distingue des autres que par le niveau impressionnant de déliquescence institutionnelle qui la ronge.

Mais il faut se rappeler les mots de McCabe. Bien sûr l’Église est corrompue, cela doit être notre point de départ. Il ne tient qu’à une poignée de croyants d’en faire à nouveau un mouvement révolutionnaire. Il semble bien que seule l’initiative de quelques individus saints prêts au sacrifice ultime par amour pour leurs frères et soeurs pourra racheter son nom. Le film Calvary (2014) dans lequel un prêtre irlandais innocent offre sa vie en conséquence des crimes de ses confrères, nous en donne peut-être une image qu’aurait appréciée McCabe. La croix, le sacrifice de sa vie, reste pour lui la perspective de toute vie chrétienne. La thématique de la croix est bien le point commun entre tous les textes présentés ici. Dans un éditorial de New Blackfriars en 1966, il écrit que « pour la tradition chrétienne, le cas paradigmatique de sainteté, ce n’est pas l’homme qui fait le bien mais plutôt le martyr. Nous ne sommes pas sauvés par les guérisons qu’a opérées le Christ, mais par le témoignage que constitue sa crucifixion ». C’est à McCabe qu’on attribue la citation « si vous n’aimez pas assez, vous êtes déjà mort, mais si vous aimez vraiment, ils vous tueront. » Après le temps du désherbage, qui prendra probablement encore plusieurs années, il nous faudra semer à nouveau. Ces textes, tout comme le contexte actuel, nous invitent à considérer à nouveau les propos de Tertullien en d’autres temps, qui affirmait que la semence dont nous devons nourrir nos sillons proprement désherbés, c’est le sang des martyrs.

Benoît Gautier


[1] Ludwig Wittgenstein (1889‑1951) est un philosophe des mathématiques et du langage autrichien et britannique qui a eu une influence fondamentale sur la philosophie anglo-saxonne au xxe siècle. C’est une des figures principales de la philosophie dite « analytique », tout en formulant des critiques importantes de ce mouvement.

[2] En 1967, McCabe a été condamné temporairement au silence par sa hiérarchie pour sa réponse à un théologien éminent qui avait annoncé quitter l’Église parce qu’elle était corrompue. McCabe avait écrit que bien entendu l’Église est corrompue, mais que ce n’était pas une raison pour la quitter. Aujourd’hui, nos évêques se damneraient pour recevoir des critiques aussi aimantes et mesurées

[3] J. Ratzinger, Instruction Libertatis nuntius sur quelques aspects de la « théologie de la libération », 6 août 1984 https://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_19840806_theology-liberation_fr.html. On peut considérer que le dialogue avec la théologie de la Libération est un des grands enjeux souterrains de l’oeuvre théologicopolitique de McCabe. La théologie de la libération est un mouvement chrétien latino-américain du xxe siècle constituant une critique du capitalisme dans le contexte de ce continent. Pour une présentation pédagogique de ce mouvement, voir Timothée de Rauglaudre, Les Moissoneurs, aux éditions de l’Escargot, en 2022, ainsi que les travaux de Michaël Löwy. Les théologiens de la libération

ont contesté l’assimilation faite par Ratzinger entre leur pensée à celle de Marx. En effet, le texte de la CDF semble être davantage une critique du marxisme que de la théologie de la libération en tant que telle. Devenu

Benoît XVI, le pape réitérera ses critiques du marxisme dans l’encyclique Spe Salvi de 2007. Cette critique accorde à Marx une pertinence de diagnostic, mais critique l’oubli de la liberté et du péché originel dans la pensée marxiste 

[4] Dans son Martinus Lutherus contra Henricum Regem Angliæ de 1522, le roi Henri VIII est critiqué principalement pour son thomisme, et Luther reproche aux thomistes d’avoir pour seul vrai dieu le philosophe Aristote. Le parallèle entre l’usage de Marx par certains dominicains du vingtième siècle et celui d’Aristote par Thomas d’Aquin apparaît régulièrement, notamment chez les dominicains français. Voir par exemple Denis Pelletier, Économie et humanisme, de l’utopie communautaire au combat pour le tiers-monde 1941- 1966,

Éd. du Cerf, 1996

[5] Citation extraite de « The Involvement of God », paru dans le recueil God Matters, publié par Continuum en 1987. Ce texte est une critique de la théologie processuelle que McCabe trouve sous-jacente chez certains théologiens de la Libération. Selon cette théologie, Dieu serait « impliqué » dans le monde, ce qui est une grave erreur pour McCabe.

[6] Adrian Cunningham et al., Slant manifesto: Catholics and the left, Londres, Sheed and Ward, 1966.

[7] Le cardinal Suhard (1874‑1949), qui est un des rares auteurs français cités par McCabe et un des promoteurs de l’action catholique en direction des ouvriers, disait dans l’immédiate après-guerre qu’il n’était certainement

pas très opportun pour les catholiques marxo-curieux de s’associer à un mouvement proposant de mettre en place – même temporairement – une dictature athée. S’il s’agissait juste d’une question de prudence, alors force est de constater que le contexte a changé

[8] Il faut rappeler que dans le monde anglo-saxon, le terme « socialisme » renvoie davantage à ce qu’on appellerait en France l’extrême gauche qu’à la tendance politique représentée par le Parti Socialiste.

[9] On sait quels accents cette critique peut prendre quand on parle de la finance cosmopolite et des minorités religieuses qui en tireraient les ficelles.

[10] McCabe a participé à l’organisation d’une conférence au soutien aux familles des détenus extra-judiciaires de Long Kesh au couvent d’Oxford, ce qui a irrité la presse locale et a incité de petits malins à poser une petite bombe artisanale sous les fenêtres du couvent.

[11] Les propos de McCabe sur les lois votées en Grande Bretagne pour réduire les libertés individuelles, réprimer le mouvement ouvrier, ainsi que sur la panique de la presse face à la moindre mobilisation syndicale s’appliquent presque mot à mot au contexte actuel de répression et de décrédibilisation de toute action écologiste militante un peu plus radicale que la signature de pétitions en ligne.

[12] Le parallèle entre mystère, théâtre et liturgie est très fondé historiquement puisque le « Mystère » désigne aussi la représentation théâtrale des épisodes bibliques, et que les célébrations pascales sont une des sources de la renaissance du théâtre en Europe médiévale.

[13] J.-P. Torrell, Le Christ en ses mystères. La vie et l’oeuvre de Jésus selon saint Thomas d’Aquin, 2 vol., Paris, Éd. du Cerf, 1999.

[14] La note introductive à ce texte fait à nouveau référence à la théologie de la libération, et donne à l’ensemble de ces textes la mission de montrer la continuité entre leur approche et la tradition de l’Église.

[15] H. McCabe, The New Creation, Londres, Continuum, 2010

[16] Voir par exemple F. Kerr, La théologie après Wittgenstein, Paris, Éd. du Cerf, 1991.