La confrontation théologique et politique entre Peterson et Schmitt

Le Cerf a publié en 2020 un ouvrage intitulé Théologie politique. La controverse. Dans ce livre sont rassemblés un texte de Schmitt de 1923 (Catholicisme romain et forme politique) et le grand article de Peterson de 1935 : Le monothéisme comme problème politique. L’ouvrage contient aussi un long commentaire de ces deux textes par Bernard Bourdin, professeur de l’ICP spécialiste de théologie politique. Présentation de l’ouvrage par ses soins via le lien suivant :

https://www.youtube.com/watch?v=7tOYVHjZ5s4&t=26s

Contexte :

Le texte date de 1935, deux ans après l’arrivée de Hitler au pouvoir. La thèse est claire, elle se veut d’une une portée universelle et en même temps elle vise une actualité, celle du nazisme : le monothéisme chrétien délégitime toute signification à une théologie politique chrétienne d’État

Ce texte est crypté car il dénonce le nazisme dans ses effets corrupteurs de la théologie chrétienne à travers une critique de l’Empire romain païen et de ses effets sur le christianisme une fois l’Empire christianisé. On comprend donc que le conflit Eglise/Etat, actualisé dans le contexte nazi, est en réalité un conflit pluriséculaire qui a son origine dans l’opposition Rome impérial/christianisme (la « conversion » du premier au second avec Constantin puis Théodose au IVe siècle ne change rien à l’affaire, bien au contraire, puisqu’en devenant chrétien l’Empire a opéré une torsion néfaste dans le rapport chrétien au politique). 

Peterson prend position publiquement contre le nazisme dès 1933, à la suite de l’allocution de l’évêque luthérien Ludwig Müller au synode de l’Église évangélique dans laquelle il apporte son soutien au IIIe Reich. Dans un article publié à l’époque, Peterson critique vertement l’attitude de l’Église protestante allemande. Il critique l’assimilation de l’Eglise au nouveau régime, perceptible dans l’expression « camarade de la foi » qui remplace l’expression « frère » pour désigner la relation entre coreligionnaires. Il dénonce le reniement de l’universalité du message chrétien au profit de la valorisation du particularisme national confondu avec la notion de race. Il s’insurge contre le remplacement de la logique missionnaire de type spirituel par la logique de la propagande de type politique/totalitaire. Cette critique multiforme est bien sensible dans cette formule : « Pour nous le peuple ne désigne pas seulement ce qui suit un guide (…) L’Église a un autre droit que celui de l’État. »

On est à l’opposé de Carl Schmitt, philosophe contemporain de Peterson et avec lequel il est en controverse des années 20 jusqu’à sa mort dans les années 60. Aux yeux de Schmitt, le christianisme est vecteur de théologie politique et peut servir de fondement à un pouvoir étatique libéré de la tutelle normative du droit. Deux visions du politique et du rapport Eglise/Etat ou christianisme/pol : pour Peterson, le christianisme n’a pas de fonction pol en tant qu’il se confond avec aucun régime et est indépendant mais il a une signification politique en tant qu’il s’incarne dans une institution visible ayant son droit. Pour Schmitt, l’Etat doit puiser dans l’Eglise catholique les principes de hiérarchie, d’autorité et de fondement qui manquent à un Etat de type libéral. 

Les critiques de Peterson contre l’Église catholique ne sont pas aussi vives bien que Peterson soit contre le Concordat signé en 1933 entre la papauté et Hitler.

Lecture suivie/recension (par Foucauld Giuliani) :

Au livre XII de la Métaphysique, Aristote utilise une citation d’Homère : « Mais les êtres ne veulent pas être mal gouvernés ; qu’il y ait un seul souverain. » C’est un moyen de faire appel à l’image de l’unité politique pour exprimer l’idée d’unité métaphysique. Le terme de « monarchie » n’apparaît pas ici chez Aristote mais selon Jaeger, auquel se réfère Peterson, il faut noter le « strict monarchisme » d’Aristote en matière métaphysique et on peut en déduire l’idée d’un pouvoir politique un se référant au pouvoir un régissant la nature et lui garantissant sa cohérence. 

Chez des commentateurs aristotéliciens ultérieurs, cet exposé est interprété dans le sens suivant : « Dieu dispose au ciel d’une force établie qui est la cause de la conservation de toutes choses. » Alors que chez Aristote, Dieu est le but transcendant (telos) de tout mouvement, dans des textes ultérieurs Dieu devient celui qui meut les choses tel un « marionnettiste ». Par exemple dans le De mundo (pseudo Aristote), le cosmos a une constitution monarchique et la voie est ouverte pour un monarque politique fondé métaphysiquement. L’idée vers laquelle on tend est que Dieu règne sans gouverner et que le monarque, qui a la condition de sa puissance en Dieu, a lui pour tâche de gouverner. Toute autre est l’approche ouverte par Platon : dans le sens du dualisme platonicien, le roi (basileus) se trouve opposé au démiurge (demiourgos). 

Le premier qui, héritier de ce champ de réflexion, en vient à parler explicitement le langage de la monarchie est le philosophe juif Philon d’Alexandrie (1er siècle av. JC) Il utilise la catégorie de « monarchie divine » dans un double sens théologique et politique pour donner accès au monothéisme juif dans une visée prosélyte. La jonction monothéisme/monarchisme théologique et politique est donc scellée. 

À la suite de Philon, c’est chez les apologètes chrétiens et l’Eglise primitive que l’on retrouve l’idée de monarchie divine. Exemple : Justin. Le concept de monarchie divine est alors utilisé pour fonder la supériorité du peuple de Dieu réuni dans l’Eglise sur la foi polythéiste des païens. Sur le plan théologique, la doctrine de la monarchie divine est agitée contre le pluralisme métaphysique des païens qui est présenté comme d’origine démoniaque. Cependant le dogme de la trinité empêche l’adoption parfaite de la doctrine de la monarchie divine. 

Mais l’image de la monarchie divine a aussi une portée politique. L’auteur païen Celse (IIe siècle) écrit en 178 un texte célèbre critique des chrétiens, auquel répond Origène. Pour Celse, la critique chrétienne du polythéisme fait le lit de la rébellion politique. Pour les chrétiens, tous les pouvoirs et cultes ne sont rien comparé au culte du « vrai Dieu ». Le monothéisme chrétien exclusif est donc source de division entre les hommes. Or l’Imperium Romanum donne une place aux particularités et cultes natonaux, son unité repose sur une forme de tolérance culturelle et religieuse même si l’Empire réalise aussi une certaine unité. L’idée de Celse est simple : le monothéisme ne peut être que destructeur. Origène répond à Celse (Contre Celse) par une prophétie eschatologique : la diversité des peuples sera supprimée le jour du retour du Christ. Est relue alors l’histoire de Rome à l’aune de cet effacement des particularismes. On s’en félicite et cela justifie même une relecture providentialiste du fait politique romain ! L’idée apparaît (chez Origène mais aussi chez Eusèbe) que la mission apostolique a été facilitée par l’Empire romain qui avait déjà effectué une sorte d’unité des peuples et des esprits. Pour Eusèbe, l’Empire romain est le pendant politique du monothéisme métaphysique. Ce qui était vrai en puissance sous Auguste devient vrai en acte sous Constantin converti au christianisme : monothéisme divin et monarchisme sacré sont alors solidement conjoints, ce que toute l’œuvre de théologie politique d’Eusèbe célèbre. A Dieu unique correspond un souverain unique. Les idées d’Eusèbe ont une portée immense et Peterson relève qu’elles sont omniprésentes dans la littérature patristique (Jean Chrysostome, Ambroise, Jérôme, Orose…) Pour Orose (385-420), la fondation de Rome est même l’opération directe de Dieu et il affirme alors logiquement : « Je vais vers les Romains et les Chrétiens en Romain et chrétien. » Auguste est romanisé, le Christ est romanisé. 

Le conflit avec les ariens montre néanmoins que la doctrine de la Trinité n’est pas soluble dans l’interprétation politique du monothéisme comme justification du pouvoir politique et comme outil de sacralisation de la monarchie. Le concept de monarchie a contaminé le concept de monothéisme. L’Empire romain a corrompu l’originalité de la prédication évangélique en attaquant le dogme trinitaire et l’eschatologie. Pour Peterson, la spéculation trinitaire du monothéisme chrétien a des conséquences politiques concrètes. Trinité et eschatologie subvertissent toute ambition politique du monothéisme. Il n’y a pas de théologie politique possible car l’Eglise est déjà une forme politique par son dogme, son droit et sa vie communautaire (cf. Cavanaugh).