Le Christ rouge

En guise de présentation de ce livre de Guillaume Dezaunay, actif au sein du Collectif Anastasis, nous vous proposons trois contenus différents : une recension, un texte d’analyse et un podcast de conférence.

1/ Recension du livre par Timothée de Rauglaudre initialement parue dans Témoignage chrétien : https://www.temoignagechretien.fr/leconomie-alternative-des-paraboles/

L’intention du livre est dévoilée dès les premières pages : Le Christ rouges’adresse, en partie du moins, à la « bourgeoisie catholique », dont l’auteur est lui-même issu : « Non content d’être riche, je suis par ailleurs chrétien », ironise Guillaume Dezaunay, professeur de philosophie à Metz et membre du collectif ­Anastasis. Un jour, il est saisi à la messe par le décalage entre le discours ecclésial sur la pauvreté, les « textes révolutionnaires » lus chaque dimanche d’une part, et les pratiques effectives des fidèles d’autre part. C’est pour lutter contre cette « hypocrisie » que l’enseignant a choisi de s’intéresser au « caractère économico-politique » de la Bible et à son « puissant souci de la justice ».

Pour ce faire, Guillaume Dezaunay approche la question par un angle original : une lecture attentive de ce qu’il appelle les « paraboles des intendants » dans les Évangiles. L’intendant, qui peut aussi être désigné comme gérant, fermier, vigneron ou maître, est celui à qui Dieu a confié des biens, et les paraboles enseignent ce que sont un bon et un mauvais usage de ces biens. L’auteur invite ainsi à dépasser – sans y renoncer – une interprétation strictement métaphorique de ces paraboles, celles des vignerons infidèles, des ouvriers de la onzième heure ou encore des deux fils, fréquente dans l’Église catholique : la dette, ce serait le pardon, le vigneron, Dieu, les ouvriers, l’Église.

Bien sûr, une lecture « littéraliste » des paraboles n’aurait par nature pas beaucoup de sens. Mais le professeur de philosophie y décèle des principes « politico-économiques » : relativisation de la propriété privée, éloge du partage des biens et de la pauvreté volontaire, critique du pouvoir et valorisation du service ou encore dignité dans le travail. « Il est temps de retrouver la dimension matérialiste de la spiritualité chrétienne », défend-il.

Le chapitre intitulé « Réorganiser le travail » s’ouvre ainsi sur la parabole des ouvriers de la onzième heure. Selon l’auteur, l’Évangile invite ainsi à assurer à toutes et tous un travail décent, mais aussi un droit au repos. Les visages des ouvriers de la onzième heure de nos jours seraient à chercher chez les « serviteurs contemporains » : chauffeurs Uber, aides-soignantes, travailleurs du clic, femmes de ménage, commis de cuisine…

Au-delà de ses apports théologico-politiques, l’auteur est représentatif d’une nouvelle génération de catholiques alternatifs – prise dans une tension fructueuse entre la volonté d’être « dans le monde », singulièrement dans les luttes sociales et écologiques, et celle d’échapper aux « logiques du monde » – qu’on a pu lire dans la revue Limite ou La Communion qui vient, ou croiser au Dorothy, au Simone ou à Taizé. Une génération qui ne voit pas de contradiction entre l’image du levain dans la pâte et celle de la lampe sur le chandelier.

2/ Texte de Guillaume Dezaunay initialement paru sur le site de Golias : https://www.golias-editions.fr/2023/11/22/le-christ-rouge-une-lecture-economico-politique-de-levangile/

Lutte ou contemplation ?

En lisant l’Évangile de bout en bout, j’ai eu le sentiment qu’il parlait de tout autre chose que de ce dont je pensais qu’il parlait. Je m’imaginais qu’il s’agissait d’un manuel de développement personnel, dont le but principal était de m’aider à trouver le bonheur et à être plus gentil, or je découvrais un texte explicitement révolutionnaire, ultra-critique vis à vis des hiérarchies sociales, et littéralement obsédé de justice sociale. Marie, qu’on m’avait présenté comme une vierge de douceur nimbée dans de mystérieux voiles étoilés, ouvre l’Évangile en chantant que Dieu « renverse les puissants de leur trône, élève les humbles, comble de bien les affamés et renvoie les riches les mains vides » (Lc 1, 52-53). M’avait-on trompé à son sujet ? Marie ressemble plus à un tribun communiste un peu énervé qu’aux images bleutées de mon enfance, et la spiritualité mariale devrait consister dans l’action révolutionnaire. Le Christ, quant à lui, passe son temps à briser les hiérarchies et à se mettre en danger en provoquant les puissants. Son leitmotiv, « les premiers seront les derniers, les derniers seront les premiers » (Mt 20, 16) paraît bien être la loi constitutionnelle du royaume, et ses applications sont sans équivoques : une prostituée a autant de dignité aux yeux de Dieu qu’un grand prêtre, un collaborateur de l’empire romain n’est pas inférieur à un scribe, et une veuve étrangère passe devant un cousin de sang. Être imprégné de cette idée devrait spontanément nous conduire vers le désir d’égalisation des conditions. L’amour auquel l’Évangile invite sans relâche n’a pas grand-chose à voir avec le romantisme ni même avec la beauté de saines relations intra-familiales, il est tout orienté vers la mise en œuvre de la justice : aimer son prochain signifie accueillir les étrangers, nourrir les affamés, accueillir les prostituées, relever les accablés, ouvrir sa maison à ceux qui n’en ont pas, faire la fête avec eux, et donner du travail à ceux dont personne ne veut. Cet amour vise la mise en œuvre de la justice. Et cette justice, omniprésente dans l’Evangile – « cherchez d’abord la justice et le royaume » (Mt 6, 33), « heureux les affamés et assoiffés de la justice » (Mt (5, 6) – implique un saut au-delà de la sphère privée. Celui qui ne s’intéresse qu’à sa famille et à ses amis n’a pas besoin du christianisme : « si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les collecteurs d’impôts n’en font-ils pas autant ! Et si vous ne saluez que vos proches, que faites-vous d’extraordinaire ? Même les païens en font autant ! » (Mt 5, 46-47) Au contraire, chercher à vivre selon l’Évangile implique de donner à sa vie une dimension politique, de se sentir concerné par les structures collectives dans lesquelles nous vivons, et par les individus qu’elles rejettent ou qu’elles écrasent. L’Évangile inverse l’ordre des préférences et appelle constamment à élargir le cercle des prochains, à quitter l’amour préférentiel pour sa famille et pour son groupe social en vue de chercher l’amour préférentiel pour les exclus et pour les humiliés. Le christianisme sans quête de justice sociale n’est pas le christianisme.

Je ne dis pas que la vie intérieure est secondaire par rapport à l’action sociale. L’Évangile en parle sans cesse, en insistant sur le « cœur » d’où proviennent les pensées et les actes. Comme le disait Marcello Tarì lors de la conférence « Révolution et messianisme » qu’il a prononcé au Festival des poussières en août 2023, si on renverse des structures injustes mais que les cœurs restent identiques, alors les dominations et les violences inscrites dans les rapports sociaux se reforgeront rapidement sous une forme ou une autre. La tradition révolutionnaire est bien au courant de ces espoirs déçus, de ces lendemains qui déchantent et de ces Petits Soirs. Une révolution réellement profonde implique la transformation des cœurs et pas seulement celle des structures. Certes, le Christ s’impatiente régulièrement, le royaume de justice tarde trop à se déployer à ses yeux : « C’est un feu que je suis venu apporter sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! » (Lc, 12, 49), «  Esprits sans intelligence, cœurs lent à croire tout ce qu’ont dit les prophètes ! » (Lc 24, 25). Mais la contrainte spirituelle étant chez lui inexistante, il n’allumera pas le feu sans nous et appelle donc inlassablement à la transformation des cœurs, qui doit accompagner celle des structures. C’est le sens de ces passages étranges du sermon sur la montagne, qui paraissent pousser le bouchon un peu loin en disant que si tu es en colère contre ton frère, tu as déjà commis le meurtre, et si tu convoites une femme, tu as déjà commis l’adultère. Ces textes vont aux racines : « Du cœur en effet proviennent intentions mauvaises, meurtres, adultères, inconduites, vols, faux témoignages, injures » (Mt 15, 19) Si la révolution politique implique de destituer largement les structures sociales existantes pour en instituer de plus justes, la révolution intérieure implique de se destituer soi-même pour obtenir un cœur nouveau.

L’Évangile m’est donc apparu comme ce texte a deux dimensions, magnifiquement exigeant : texte politique, orienté vers la mise en œuvre de la justice sociale parmi les hommes, texte intérieur, orienté vers la transformation intime des cœurs. Ce double appel est peut-être impossible à réaliser pleinement, mais il est saisissant. Le Christ de l’Évangile effectue lui-même des alternances régulières entre ces deux appels, entre montagne et mer, entre désert et ville. La montagne et le désert sont, symboliquement, les lieux de la solitude, de la prière, de la vie intérieure : ils désignent la partie de la vie chrétienne consistant à changer son cœur, à se vider de soi pour être rempli de Dieu. La mer et la ville sont, symboliquement, le lieu du danger, des tentations, du travail : elles désignent la partie de la vie chrétienne consistant à lutter pour la justice malgré les risques. La vie chrétienne est alternance entre ces deux dimensions, entre la lutte et la contemplation. Il s’agit de marcher sur l’eau, d’aller dans le monde comme des agneaux au milieu des loups pour lui donner saveur et espoir, puis de se retirer du monde comme le moine qui sait qu’il n’est pas sa propre force et qui va puiser à une source. Puis retourner dans le monde, l’aimer lui et tous ses habitants. Puis se retirer, se défaire de soi-même, comme un fils prodigue qui revient voir son père lorsqu’il est paumé, comme un serpent qui se défait se sa peau ou un ours qui va hiberner un moment. Et ainsi de suite.

Contre la propriété privée

Ce qui m’a marqué en lisant l’Évangile de bout en bout, c’est l’omniprésence des questions économiques. L’Évangile est pourtant un texte court, qui ne parle pas de tous les sujets, loin de là. Mais il a semble-t-il le temps d’aborder abondamment les thèmes de l’argent, des dettes, de l’organisation du travail, de l’héritage… Pourquoi alors ces thèmes sont-ils si peu évoqués dans les églises ? Me revient en tête le reproche qu’Ivan Illich adressait de son temps à son pape : ce dernier parlait beaucoup de préservatif et pas du tout de bombe atomique, passant ainsi, en se trompant d’objet, à côté d’un des enjeux majeurs de son époque. Il me semble que le christianisme contemporain mérite de semblables reproches : on y parle beaucoup de structures familiales, et peu de structures économiques. Mais plutôt que de polémiquer, regardons le texte de plus près : le Christ raconte une multitude de « paraboles des intendants », petites scénettes de son invention dans lesquelles les personnages sont toujours des figures économiques, patrons d’entreprises, investisseurs en capital, gérants de domaine agricole, etc. Or que disent ces paraboles ? Que nous sommes des intendants. Donc pas des propriétaires. Donc que nos possessions ne nous appartiennent pas vraiment mais sont des dons reçus, temporairement, en vue d’une bonne gestion. Et en quoi consiste cette bonne gestion ? Dans le fait de satisfaire les besoins sociaux, et non les siens propres. Le bon intendant « donne la nourriture en temps voulu aux gens de sa maison ». Non seulement nous ne sommes pas propriétaires, mais encore ce que nous avons sous forme de simple propriété d’usage est destiné non pas à notre propre satisfaction exclusivement, encore moins à notre propre enrichissement, mais à la satisfaction des besoins de tous. Tout est à Dieu, et tout est à tous.

Ce communisme évangélique n’est pas à faire, il est déjà-là. Déjà nous sommes intendants et non propriétaires. Déjà ce que nous avons est pour tous et pas pour nous exclusivement. En lisant l’Évangile, ce que la doctrine sociale de l’Église catholique a nommé pudiquement « destination universelle des biens » m’a sauté aux yeux et m’a poussé à regarder avec de plus en plus d’horreur la propriété privée patrimoniale lucrative qui est au cœur du fonctionnement du capitalisme. La parabole qui est la plus violente vis-à-vis de cette dernière me paraît être celle des vignerons homicides. Nous la lisons généralement avec l’arrière plan théologique dans lequel elle est formulée, en identifiant les vignerons aux grands prêtres, les serviteurs aux prophètes, et le fils du maître au Christ lui-même. Mais je pense qu’elle peut également être lue de manière plus directe et s’appliquer à mille situations économiques habituelles : les vignerons homicides sont ceux qui ont hérité d’un patrimoine – celui-ci peut d’ailleurs être économique ou culturel – et ils comptent le privatiser, c’est-à-dire le garder pour eux-mêmes et leurs proches, et le faire fructifier à leur seul profit. Le sens de la parabole est alors simple : si tu t’appropries les dons que tu as reçus gratuitement de manière privative, si tu veux les garder pour toi, tu commets une injustice. Les dons sont faits pour être répandus, les dons sont faits pour servir au plus grand nombre, ce que tu as reçu gratuitement, donne-le gratuitement (Mt 10, 8). Les vignerons qui rejettent les serviteurs et le fils ont peur de perdre. Mais les Européens qui décident de payer la Libye ou la Turquie pour que ces pays frontaliers empêchent les migrants qui le souhaiteraient de rejoindre « leur » continent, ne sont-ils pas comme ces vignerons qui veulent garder pour eux-mêmes ce dont ils ont hérité gratuitement ? Mais les capitalistes qui s’approprient la plus-value du travail et ne la répandent pas, augmentant ainsi sans cesse leur pouvoir et leur propriété, ne sont-ils pas comme ces vignerons qui veulent faire fructifier pour eux-mêmes plutôt que pour répandre ? L’Évangile attaque avec sévérité cette immense peur de perdre, cette possessivité jalouse qui est en train de rendre les privilégiés violents.

J’aimerais supplier la bourgeoisie catholique qui trouve du « bon sens » aux propos d’un Zemmour de se réjouir de donner, et donc de perdre, ce qu’elle a reçu gratuitement et abondamment, j’aimerais l’inviter à perdre sa vie plutôt qu’à la gagner, à pratiquer l’option préférentielle pour les pauvres et pour les étrangers plutôt que de se recroqueviller sur ce qui lui est propre, sa propriété. Zyad Limam faisait récemment remarquer dans l’émission C’est ce soir que non seulement les humains ont toujours migré et que le nomadisme a toujours fait partie de notre condition, mais encore que les habitants du Sud qui migrent, dans leur grande majorité, migrent à l’intérieur du Sud et non du Sud vers le Nord, et enfin qu’un constat simple devrait nous faire apparaître comme évidentes les migrations économiques : un Africain sait qu’un salaire bas en Europe est supérieur à 1000 euros, il sait qu’avec cette somme il peut satisfaire les besoins d’une famille élargie, et il sait que l’Europe est à deux heures de bateau. Dans ces conditions d’inégalités des nations du monde, il est logique que certains tentent le déplacement, alors même que la violence de ce dernier est souvent extrême. Il n’est pas juste que le riche se protège de Lazare (cf. Lc 16, 19-31). On ne lui demande même pas d’être généreux seulement en donnant un peu de son superflu, on lui demande de participer à la construction de structures qui fassent en sorte qu’il ne soit pas si riche et que Lazare ne soit pas si pauvre. La générosité des riches ne mérite nulle admiration si leur richesse est fondée sur l’injustice. Quand tout le monde s’extasie devant les riches donnant abondamment et que personne ne regarde la veuve pauvre (cf. Lc 21, 1-4), le Christ nous propose de changer notre point de vue. Si les lois juives étaient appliquées normalement, la veuve ne serait pas si pauvre, car elles auraient reçu protection et soutien de la part de la collectivité, et les riches ne seraient pas si riches car leur argent n’aurait pas été accumulé progressivement mais toujours partagé. Ce sont les structures de l’acquisition qu’il faut modifier, pas seulement le degré de la répartition qui arrive dans un second temps.  

Parmi les biens injustement appropriés, sont aujourd’hui privatisées de toute part ce qu’on appelle improprement les « ressources naturelles » – alors même que la nature n’est pas un réservoir pour notre bien-être mais un milieu de formes de vie dignes indépendamment de leur utilité. Dans l’industrie pétrolière, on dit qu’on fait de la « production » de pétrole. Cela me semble assez caractéristique de notre tendance appropriative : c’est la nature qui l’a produit et des hommes l’ont puisé, mais ce don reçu, ils se l’approprient et en tirent mille bénéfices. L’Évangile, en proposant d’observer les lys des champs et les oiseaux du ciel (cf. Mt 6, 26-30), d’admirer leur beauté et d’imiter leur confiance et leur absence de travail, nous propose de quitter le rapport utilitaire à la nature dans lequel nous nous sommes enferrés pour retrouver des relations de gratitude et de contemplation. En qualifiant d’insensé celui qui pratique la surproduction en brisant son grenier pour en construire de plus grands (Lc 12, 15-21), l’Évangile nous invite à finaliser l’économie à la satisfaction des besoins, plutôt qu’à la création de faux besoins en vue d’une croissance insensée aux conséquences mortifères.

Contre le pouvoir

L’Évangile ne s’oppose pas seulement à l’appropriation des biens mais également à l’appropriation des personnes qu’est la prise de pouvoir. Partout la distinction du maître et du serviteur se trouve brouillée : le maître est appelé à se faire serviteur de tous, à se faire le plus petit, celui qui lave les pieds. Le Christ se refuse à toute emprise, refuse qu’on le suive si on ne l’a pas décidé : « Voulez-vous partir vous aussi ? » (Jn 6, 67) Il se refuse absolument à tout exercice de contrainte sur la volonté au point de pousser la non-violence à des extrémités étonnantes, jusqu’au renoncement à certaines formes de légitime défense. N’est-ce pas étrange alors de sans cesse parler de règne de Dieu ? Cette expression absolument centrale de l’Évangile signifie-t-elle prise de pouvoir de Dieu ? Nullement : le Christ passe son temps à refuser d’être fait roi par ceux qui l’admirent. Il passe son temps à destituer l’autorité excessive des grands prêtres. Il est la figure de roi la plus paradoxale qui soi, roi sans armée, roi non dominateur, roi serviteur, roi humilié. C’est un roi qui cherche à augmenter l’autonomie de ses serviteurs, qu’il préfère d’ailleurs appeler amis et frères, se plaçant avec eux sur un plan d’égalité. Cette autonomie est sans cesse mise en avant dans l’Evangile : à ceux qui demandent au Christ de résoudre leurs problèmes d’héritage, il répond débrouillez-vous, « qui m’a établi pour être votre juge ou faire vos partages ? » (Lc, 12, 14) A ceux qui ont des talents, il dit : débrouillez-vous pour faire le meilleur avec, pour porter du fruit, et par fruit il ne s’agit bien sûr pas d’entendre enrichissement personnel mais de déploiement de la justice. En nous qualifiant d’intendants, précisément, il manifeste son choix d’accorder aux humains une immense liberté, par une forme d’absence volontaire de sa part. Quand les chrétiens demandent à Dieu « Que ta volonté soit faite », cela ne peut donc pas signifier « Détruis en nous le libre arbitre et dirige-nous comme des esclaves », mais bien « restaure en nous une ferme volonté, et inspire-nous ».

Ceux qui entendent par royaume de Dieu un genre de théocratie sont très éloignés de l’esprit de l’Évangile. Ceux des pasteurs évangéliques qui en appellent à Jesus for president font un sérieux contresens. Ceux des prêtres catholiques qui sont obsédés de discipline et passe leur vie à prêcher une morale qui ressemble plus à une régulation détaillée et angoissante de l’existence qu’au déploiement d’un souffle sont aussi assez à côté de leurs pompes. Un passage évangélique résume en effet le rapport du Christ au pouvoir : « Pour vous, ne vous faites pas appeler “Maître”, car vous n’avez qu’un seul Maître et vous êtes tous frères. N’appelez personne sur la terre votre “Père”, car vous n’en avez qu’un seul, le Père céleste. Ne vous faites pas non plus appeler “Docteurs”, car vous n’avez qu’un seul Docteur, le Christ. Le plus grand parmi vous sera votre serviteur. Quiconque s’élèvera sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé. » (Mt 23, 8-10). Entre « ni Dieu ni maître » et « un seul Dieu un seul maître », y aurait-il une proximité ? Il y a bien des anarchistes chrétiens, comme Léon Tolstoï – qui fait partie de ceux qui m’ont amené à lire l’Évangile avec un regard plus politique. Ni Dieu humain, ni maître humain, et pour maître un Dieu qui répugne au pouvoir et à la contrainte. La tentation paternaliste qui anime fortement les milieux des dirigeants économiques chrétiens, qui cherchent à être généreux envers les travailleurs de leurs entreprises sans remettre en cause fondamentalement la séparation hiérarchique entre ceux qui décident et ceux qui suivent, pose  problème. Le patron chrétien généreux risque en effet de produire un mélange de bon grain et d’ivraie et de chercher en même temps que le bien-être de ses salariés une augmentation de son pouvoir sur eux. Ne pas se faire appeler père, c’est aller plus loin, c’est augmenter l’autonomie des travailleurs, et donc renoncer à des privilèges. Les réflexions de Simone Weil sur la démocratisation de l’entreprise sont de ce point de vue particulièrement intéressantes et profondes. Quant aux prêtres qui continuent de s’imaginer être dotés d’une forte autorité spirituelle et devoir guider de petits enfants quand ils parlent à des frères et des sœurs également dignes, je me demande quel texte ils lisent.

Le christianisme comme anarcho-communisme ?

Un texte qui s’oppose frontalement à l’appropriation privative en vue de la mise en commun, comment ne pas l’appeler communiste ? Un texte qui critique vigoureusement le pouvoir en vue de l’entraide mutuelle, comment ne pas l’appeler anarchiste ? Ces mots font peur, parce que leur histoire est sale et pleine de violences, mais il paraît difficile de les remplacer lorsqu’on lit l’Évangile aux messages clairs : pas de propriété patrimoniale lucrative et privative ; pas de domination sur autrui. Plusieurs me disent que je cherche mes propres idées dans le texte évangélique et que je l’interprète comme ça m’arrange. Je ne dis pas que je ne le fais pas du tout, quel interprète serait absolument désintéressé et capable de dire qu’il n’a rien mis de lui-même dans sa lecture ? C’est le risque et la beauté de toute interprétation de contenir cette part de subjectivité. Mais pour autant je n’ai pas le sentiment de tricher avec le texte, et je dirais même que c’est le texte qui me rend anarcho-communiste, moi qui était jusqu’à la fin de mes études un social-démocrate bon teint qui certes trouvait qu’il y avait des injustices mais qui pour rien au monde n’aurait aspiré à des changements radicaux des structures. La bourgeoisie catholique qui s’effraie du terme communisme, qui ne songerait pour rien au monde à désirer une sortie du capitalisme et préfère, dans le meilleur des cas, le réformer ou le réguler, ne lit-elle pas, quant à elle, le texte à partir de ses propres intérêts ?

3/ Podcast de la présentation du livre faite par Guillaume au café-atelier social d’inspiration chrétienne Le Dorothy.