Dès le début de la guerre en Ukraine, en plus de suivre un peu frénétiquement l’évolution journalière du conflit sur le terrain, j’ai commencé à visionner des vidéos de combats. Mon espoir passionné de voir l’Ukraine réussir à repousser l’assaut de l’envahisseur russe m’a conduit à me réjouir d’images objectivement horribles : explosions de tanks, largages de grenades sur des soldats entassés dans la boue des tranchées… J’ai eu honte de ce sentiment de satisfaction provoqué par la mort d’autres hommes ; j’ai eu peur de la capacité à haïr qu’elle révélait en mon âme. Certes, pour me donner bonne conscience, je me disais : « Je suis du bon côté, celui des victimes, ma satisfaction de voir des envahisseurs mourir n’est que le signe de mon attachement à la justice. Je soutiens un camp par la pensée seulement, cela ne fait pas de moi un participant à la guerre. » Mais ce n’est hélas pas si simple. Car je mesurais bien qu’il entrait dans ce contentement malsain autant voire plus d’instinct de vengeance que de désir de justice. Et je sentais que s’effaçait peu à peu en moi jusqu’à l’idée que la guerre était dans tous les cas un mal. Dans mon esprit, elle devenait une réalité certes tragique mais nécessaire, et la violence physique, une puissance active et parfois positive de l’histoire humaine. Le meurtre perdait insensiblement son caractère de scandale moral absolu. Si j’ai senti si nettement et si rapidement mon âme se noircir au contact indirect d’une guerre entre pays étrangers, je n’ose imaginer ce que doit être l’état intérieur des soldats qui combattent pour leur pays.
Ces jours-ci, dans le cadre du mouvement social contre la réforme des retraites, la question de la violence se présente de nouveau, bien que sous une forme totalement différente. L’inflexibilité et l’arrogance gouvernementale, les procédures législatives choisies et les méthodes de maintien de l’ordre ont une importante part de responsabilité dans la colère d’un nombre croissant de manifestants. Même chez ceux qui ne sont pas dans une logique d’affrontement avec la police, l’idée que cette logique est légitime est de plus en plus couramment partagée. La police est la gardienne d’un ordre économique et social qu’il est urgent de transformer ; elle n’est pas un instrument purement passif, mais une entité dotée de ses opinions politiques majoritaires, de ses propres normes et dynamiques, parmi lesquels figure la tendance à générer de la violence illégale. Cela fait deux arguments qui tendent à justifier la logique de l’affrontement. Les discours de l’émeute et de l’insurrection ont ceci de puissant qu’en périodes de tournant historique ils apparaissent non plus comme idéalistes et vains mais comme réalistes et potentiellement efficaces. Après tout, s’il s’agit de révolutionner notre rapport au vivant, notre organisation économique et notre système de décision politique, donc de sortir du capitalisme et de la démocratie uniquement représentative, est-il raisonnable de penser que cela peut s’opérer sans heurts violents ? Ce genre de raisonnements n’emporte cependant pas ma conviction pour plusieurs raisons. Notamment parce que l’effet probable de la logique de l’affrontement direct avec la police (qui est autre chose que l’altération ou la destruction d’objets) est l’accélération de la militarisation de l’appareil répressif de l’Etat et le renforcement de l’extrême droite, laquelle peut alors tranquillement renvoyer dos-à-dos gouvernement et manifestants pour susciter la peur et en profiter électoralement.
Pourtant, ne suis-je pas en train de m’illusionner sur le sens réel de cette critique de la violence ? J’avance un argument rationnel là où il n’y a peut-être qu’un réflexe sociologique. Après tout, je n’ai jamais eu à subir personnellement de violences policières et je ne suis pas issu des classes sociales subissant négativement l’ordre en place. Cela ne me dispose ni à me sentir en danger en présence de la police, ni à définir la police comme un ennemi à affronter. Une erreur consisterait à nier que mon histoire sociale a inscrit en moi des habitus vis-à-vis desquels il n’est pas simple de prendre du recul. Mais une autre erreur, symétriquement inverse en quelque sorte, serait de considérer cette histoire comme une réalité qu’il faudrait expier en se jetant à corps perdu dans la violence contre l’ordre établi. Il y a une façon de se solidariser avec « les dominés » et pour la justice qui s’apparente surtout à une façon de régler des comptes avec sa propre conscience morale et politique, dans une sorte de délire de pureté romantico-spirituel.
Je me demande si une pensée de nature religieuse ne serait pas aussi à la racine de ma réticence à considérer l’insulte ou la violence physique comme des réponses légitimes à la violence de l’ordre établi garantie par la police. Bien que je sente une colère s’élever en moi à l’égard de cette dernière, j’éprouve presque autant de peine devant un policier recevant un pavé sur la tête ou essuyant des insultes que devant un manifestant matraqué ou humilié. Est-ce parce que je reste au fond convaincu que la police n’est qu’un instrument dans les mains d’un pouvoir politique à remplacer par la voie de la légalité institutionnelle ? Est-ce parce que je crains que la spirale de la violence ne fasse qu’entraîner la société vers toujours plus de blessés et de morts ? Il y a sans doute un peu de tout cela, mais il y a autre chose. Je repense à la guerre en Ukraine, au désir éprouvé de la victoire du pays envahi combiné au plaisir ressenti devant certaines scènes de débâcle de l’armée russe. « Bien fait, ils ne méritent que ça, ces salauds. » Je me remémore ce glissement mental extraordinairement rapide vers l’essentialisation de l’autre en tant qu’ennemi, en tant qu’être à abattre. L’idée que notre pays soit toujours plus traversé par ce type de logique de guerre me glace.
Je pense au Christ, à sa capacité à tenir ensemble le refus de la violence, l’amour des ennemis, le bouleversement des structures d’injustice, la confrontation avec le pouvoir établi. Comment parvenir à concilier la prise de parti du plus faible, le rejet de la neutralité politique (qui n’est qu’une des formes de soutien de l’ordre établi), le changement du monde et la résistance à la haine essentialisatrice de l’adversaire ? « En dehors de moi, vous ne pouvez rien faire. » (Jean 15, 5). Sans la grâce, la seule voie possible sera celle de la guerre et du cortège de passions tristes qui l’accompagnent comme son ombre. De la guerre sortira, comme il sort toujours des guerres, un ordre social peut-être un peu moins injuste, ou peut-être pas. De la grâce seule, qui cherche continuellement à atteindre le centre de l’histoire humaine, et se fait repousser, qui travaille à faire de nous des ouvriers du Royaume, et se fait rejeter, de la grâce seule advient la possibilité d’une histoire autre, purifiée du mal, signe de l’amour de Dieu. Grâce qui me paraît aujourd’hui si abstraite, à laquelle mon cœur semble si loin de s’ouvrir… Rimbaud le magnifique se rappelle à ma mémoire : « Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul. »
Foucauld Giuliani