Retour sur une polémique

Près de deux ans après la polémique qu’avait suscitée la publication d’une tribune co-signée par plusieurs membres du collectif Anastasis dans le journal La Croix, nous publions ici un texte écrit par l’un d’entre eux à l’été 2021. Il s’agit, ici, d’opérer une relecture critique de cette séquence, et d’analyser les impensés politiques qu’elle met au jour.

Les réactions à la tribune collective critiquant l’organisation de la marche des martyrs de la Commune, publiée dans La Croix le 2 juin 2021, furent nombreuses, très variées, souvent vives. Beaucoup de personnes affichèrent leur accord avec le texte, d’autres exprimèrent leur colère et leur désaccord. Le conflit multiforme qui se cristallise autour de cet événement est intéressant en ce qu’il met au jour les forces réelles œuvrant au sein même du catholicisme français contemporain. Les propos qui suivent sont personnels et n’engagent en rien tous les signataires de la tribune.

Il faut d’emblée dissiper un malentendu : une partie non négligeable de nos adversaires a pensé que nous critiquions le fait que l’Église pénètre sur le terrain « politique », que nous regrettions qu’elle excède le champ purement « spirituel ». C’est bien mal nous comprendre. L’Église, qu’elle le veuille ou non, est engagée sur le terrain historique et politique ; elle joue un rôle important dans les conflits qui agitent et qui traversent la société. Cela transparaît dans l’origine même de l’Église, c’est à dire dans la vie du Christ. Certes, le Christ n’a pas conquis le pouvoir institutionnel, ni épousé le mode de pensée et d’action des rebelles zélotes, bien décidés à combattre par tous les moyens l’occupant romain. Cependant, s’il n’avait pas eu d’effet politique, c’est à dire s’il n’avait pas, par sa parole et par ses actes, mis en question les pouvoirs en place, l’organisation collective et les relations entre les personnes de la société, il n’aurait pas été condamné à mort par les autorités spirituelle et temporelle représentées par Caïphe et par Ponce Pilate.

On peut même faire la proposition suivante : une existence a une dimension politique lorsqu’elle les pouvoirs en place ne peuvent pas faire montre d’indifférence à son égard. Ce que les pouvoirs ne peuvent ignorer, voilà ce qui est politique, c’est-à-dire ce qui interroge et met en tension le fondement même de la société, ainsi que son fonctionnement et ses finalités. En ce sens, l’existence du Christ est profondément politique.

En prêchant et en réalisant la charité évangélique, le Christ est manifestement créateur d’une forme de vie qui scandalise et met en échec une bonne part des élites politico-religieuses. Héritière de la mémoire du Christ, l’Église se trouve logiquement au cœur des conflits historiques avec la tâche difficile – impossible ? – d’y incarner la grâce aimante de Dieu. Cette tâche conserve tout son sens, même à l’heure de l’agnosticisme généralisé. Elle peut conduire à des attitudes très différentes : prendre parti (exemple : les prises de position répétées de l’Église sur les questions « bioéthiques »), critiquer les forces en présence et inventer une autre voie (exemple : la critique du nazisme et du communisme à travers des textes et des prises de parole publiques), s’interposer entre ennemis et se poser en arbitre.

Dans la tribune, nous ne critiquions pas en soi la dimension politique et publique de l’Église. Nous mettions en cause une action particulière, dans un contexte et autour d’un fait précis ; nous affirmions que l’Église, en se croyant affranchie des combats du passé, court le risque de prendre parti sans en avoir conscience. La question n’est pas de savoir si l’Église a été engagée dans les conflits du passé et si elle s’engage dans ceux du présent ; la question est de comprendre comment l’Église y a été engagée et s’y engage. Dans cette perspective, notre but général n’est pas de « faire la leçon » à l’Église mais de penser les conditions et les finalités d’un engagement chrétien à la fois pleinement enraciné dans la foi et pleinement au service de tous.

Cette précision faite, ma conviction est que certaines critiques adressées à l’encontre de la tribune relèvent de logiques qui, loin de servir la religion chrétienne – ce qui est sans doute leur intention première -, lui nuisent en profondeur, ce qui ne signifie pas que notre texte soit inattaquable et que nulle opposition fondée ne soit formulable à son égard. Cinq types d’accusations paraissent particulièrement problématiques.

« Vous justifiez la violence. » La violence exige d’être pensée sur au moins deux plans : le premier est d’ordre historique et politique ; le second est d’ordre spirituel.
On peut voir, dans le rejet de la marche, la simple expression d’une idéologie antireligieuse fondée sur deux certitudes formulables ainsi : « la religion a toujours été du côté du pouvoir et des puissants » ; « la religion n’a pas le droit, en régime laïc, d’organiser des manifestations publiques ». On peut assez aisément remettre en cause ces deux certitudes : des chrétiens, dont des responsables religieux, ont souvent été engagés aux côtés des plus pauvres ; la laïcité signifie la séparation de l’Église et de l’État et non l’invisibilisation publique de la religion. Je regrette cependant que la hiérarchie catholique se soit satisfaite de ce type de réponses, utiles mais incomplètes, allant parfois jusqu’à flatter des instincts victimaires et sécuritaires déjà bien répandus parmi les chrétiens. Un sincère désir de vérité conduirait à se poser la question suivante : quelles sont les causes du rejet politique du catholicisme ? Une telle approche, historique et contextuelle, permettrait d’ouvrir les yeux sur le positionnement majoritaire du haut clergé durant la Commune, positionnement sobrement rappelé par l’historien Jean-Pascal Gay dans les colonnes de La Croix, le 7 juin : « Faut-il rappeler l’approbation large par l’épiscopat français de la répression contre la Commune ? » Le rejet politique du catholicisme a une origine, une histoire. Il ne peut être perçu comme la simple conséquence implacable d’un athéisme exterminateur. Dès lors, nous faisons l’hypothèse que la violence physique et verbale manifestée à l’encontre du cortège est composée d’un élément de vengeance historique, réminiscence d’un affrontement meurtrier dans lequel l’Église a joué indirectement un rôle. Cependant, vengeance n’est pas justice et les justiciers des Communards d’hier ne sont pas les Antifa d’aujourd’hui. Ceux qui nous reprochent de jouir de la violence subie par nos coreligionnaires ne nous comprennent pas.
Reste à penser la question de la violence sur le plan spirituel. La religion chrétienne est fondée sur le destin extraordinaire de Jésus-Christ, compris comme l’incarnation d’un Dieu innocent de tout mal et victime de l’injustice et de la méchanceté des hommes. Cet événement fondateur relie de manière indéfectible le christianisme au problème de la violence et de la souffrance par elle engendrée. Si la personne violentée exige indiscutablement compassion et protection, il n’en demeure pas moins qu’il importe de résister au réflexe de sa sacralisation. Subir la violence n’est ni un gage de justice, ni une preuve de sainteté. Dès lors, qualifier de « christique » la violence subie par les membres du cortège, comme certains l’ont fait, pose un sérieux problème. Apparaît ici le risque d’une spiritualisation excessive des événements sociaux, mécanisme qui empêche d’opérer une lecture réaliste et politique des événements.

« Vous piétinez des victimes qui sont vos frères. » La violence intimide la pensée, l’intime au silence. Notre tort a-t-il été de publier un texte critique en des circonstances où la violence a surgi ? C’est en tout cas ce que prétend cette accusation culpabilisatrice. Questionner la raison d’être d’une initiative, ce n’est pas nier ou humilier ceux qui en ont subi les effets malheureux. Par ailleurs, le texte s’adresse au clergé organisateur de la marche, c’est à dire à des personnes dont on attend qu’elles aient mesuré la portée d’une initiative ecclésiale publique, plus qu’à l’ensemble des participants, dont on sait la présence commandée par des facteurs variés, l’effet d’entraînement n’étant certainement pas le moindre. Au sujet d’un événement de l’ampleur de la Commune et de ses répercussions dans le temps long, le clergé n’est pas en position d’invoquer l’ignorance ; nous attentons de sa part un plus haut niveau de conscience, de responsabilité et de culture politiques. Enfin, de nombreux médias, dans la foulée de l’événement, ont largement relayé les agressions subies par les manifestants. L’interprétation qu’ils en ont faite n’était pas neutre : elle a très majoritairement consisté à souligner la violence rencontrée par le cortège et à la dénoncer. Rares sont les commentateurs qui ont tenté d’interroger la forme de la procession et les causes de l’opposition rencontrée. Dès lors, laisser entendre que les victimes ont été abandonnées à elles-mêmes et affirmer que la seule attitude légitime à l’égard du cortège est la compassion semble erroné et insuffisant.

« Vous faites de l’Église un parti politique. » J’ai déjà expliqué pourquoi la définition de l’Église comme institution apolitique n’est pas convaincante. L’Église ne doit ni se jeter à la conquête du pouvoir, ni rejeter la politique comme un champ qui ne la regarderait pas. Si la politique est l’organisation de la vie commune, l’Église, en tant que détentrice d’une vérité universelle, a bien une politique de la communion à inventer et à mettre en œuvre, par exemple en assurant en son sein la participation de tous aux décisions collectives ou en réfléchissant aux implications concrètes de la pauvreté évangélique à laquelle le Christ nous appelle. Cette réflexion n’est pas séparée des sujets et des conflits particuliers qui animent continuellement la société. Bien au contraire, ils lui servent de matière première et de terrains d’incarnation extérieure. L’Église n’a pas à se draper dans une illusion de neutralité, seulement bonne à alimenter un sentiment d’innocence et de pureté particulièrement douteux. Ce sentiment est peut-être valorisant mais il n’est ni en rapport avec la réalité, ni en lien avec la vocation singulière de l’Église pour le monde.

« Vous créez un conflit à partir d’un événement mineur. » Là encore, la critique vise à réduire au silence, à étouffer toute réflexion autour de l’affaire. Un événement minime au regard du nombre de personnes directement concernées peut s’avérer extrêmement signifiant politiquement. La marche n’a réuni que quelques centaines de personnes mais elle a cristallisé des oppositions, des affects et des convictions dont le sens historique et politique saute aux yeux.

« Vous êtes des traîtres. » Une telle logique clanique est contradictoire. En effet, elle repose sur l’idée que les membres de l’Église doivent être identiques par la pensée et que la manifestation d’une divergence politique dans leurs rangs est hérétique. Dès lors, si ceux qui lancent cet anathème étaient cohérents, ils devraient se rendre compte qu’on ne peut tenir ensemble l’idée que l’Église est uniforme et l’idée qu’elle contient des « traîtres ». Soit l’Église est uniforme et il ne peut y avoir de traîtres, soit l’Église peut héberger la pluralité et parler de traîtrise pour qualifier une divergence est absurde. En parlant de « traîtres », on laisse penser que quiconque critique une initiative ecclésiale doit être considérée comme extérieur et étranger à l’Église. Mais que vaudrait une Église qui penserait la communion en tant qu’uniformité ? L’enjeu n’est-il pas de penser la communion comme une œuvre de la grâce, œuvre jamais achevée et dynamique, que les conflits, loin d’étouffer, ont l’étonnant pouvoir de rendre sensible et d’attiser ?

Foucauld Giuliani