Recension par Adrien Louandre de La théologie du peuple : racines théologiques du pape François de Juan-Carlos Scanonne (Lexius, 2017).
Partir des plus pauvres en théologie. C’est ce qu’a développé depuis bien longtemps la pensée latino-américaine dans la théologie de la Libération, c’est ce qui a irrigué le Pape François toute sa vie et qui nous donne ce pontificat qui n’est pas seulement « proche des plus pauvres » mais qui part (enfin) d’eux pour refonder une Eglise par les pauvres et pour les pauvres. Le Saint Père argentin doit cela à la théologie du peuple[1], variante argentine de la théologie de la Libération et c’est un ouvrage de référence sur la question que nous vous proposons ici, rédigé par un ami jésuite proche du pape, Juan Carlos Scannone qui s’inspire de ses confrères notamment Rahner, Von Baltasar ou De Lubac. Plus intuitive que contemplative, cette théologie que nous allons voir ici cherche à « rendre raison de l’Espérance qui est en nous ».
Une foi inculturée à partir du peuple.
Pour lui, la théologie du peuple est une « spiritualité en actes inculturée » c’est-à-dire partant d’abord du terrain. Mais à la différence de sa voisine péruvienne ou brésilienne, elle « privilégie l’unité à la lutte des classes, tout en reconnaissant un conflit entre riches et pauvres ». Il refuse clairement « d’importer la lutte des classes dans l’Eglise » le soleil de Dieu se levant « sur les justes et les injustes » (Mt 5.45). L’intérêt ici est d’embarquer chacun et chacune dans le même sens, sans naïveté sur les différences sociales, tout en faisant peuple ensemble. Vient naturellement la question de savoir ce qu’est un peuple. Pour le père Scannone : un peuple est une communauté organique où les composantes ont un style de vie commun, une histoire, une volonté d’aller au-même endroit. Ainsi, un peuple métissé est le sujet collectif
d’une mémoire partagée, d’une conscience nationale et d’un projet historique, bref : une masse avec une conscience sociale. Le terrain démontrant souvent que le peuple s’oppose à ce qu’il nomme les « antipopulaires » donc ceux qui privilégient leur intérêt individuel au Bien commun, cher à la pensée sociale de l’Eglise. Du peuple vient ce que l’Eglise nomme un « sensus Fidei » un sens du peuple, une sagesse populaire et une piété populaire qui n’est pas à confondre avec de sentimentales superstitions. Cette foi qui part du peuple est, pour Scannone, simple et va à l’essentiel. Le Notre-Père par exemple, ne contient-il pas en lui le condensé fondamental du feu brûlant de la foi ?
Les grands principes de cette théologie.
En bon jésuite, Scannone n’oublie pas de mentionner que la théologie du peuple se base sur le cadre du « voir-juger-agir[2] » (auquel on pourra ajouter relire) cher cette fois-ci à l’action catholique, encore aujourd’hui partout dans le monde, comme méthode d’action. Plus précisément la théologie du Peuple :
- Reconnait la non suffisance de l’Homme et sa « pauvreté ontologique ».
- Est centrée sur la figure du Christ incarné, Dieu parmi les hommes.
- , chacun luttant (comme les sans-terres) pour des biens propres mais « universalisables ».
- Se fonde sur des « communautés ecclésiale de base » fraternelles luttant contre les injustices sociales, non dépendantes des paroisses, qui sont des équipes de personnes émanant du même espace géographique. (La logique de l’Incarnation pouvant prévaloir sur la présence à la messe dominicale si celle-ci n’est perçue non comme « source et sommet de l’Univers » mais comme un code social mondain…)
- Refuse à la fois la sacralisation à outrance et la sécularisation.
- N’oppose pas la communion fraternelle de terrain à l’institution ecclésiale.
- C’est au Peuple de s’évangéliser lui-même.
- Utilise la culture locale comme : « méthode pour entrer en contact avec l’autre ».
- Cherche à surmonter la suprématie du capital sur le travail.
- S’exprime beaucoup par des symboles qui : communiquent non seulement du sens mais aussi de la vérité » comme l’exprime Paul Ricœur.
- S’oppose aux approches voulant faire table rase du passé, en s’inspirant par exemple des sagesses des peuples autochtones christianisés (dans l’horreur) au XVIème siècle.
Dans le concret, cette théologie s’exprime par la devise exposée en tête de cette article : « Prière, fraternité, justice, lutte et fête » une belle boussole pour nous ! Elle vise à démontrer que « l’irruption du pauvre dans la vie de l’Eglise est un signe des Temps ». Les plus pauvres ont naturellement un sens très poussé du mystère de l’Incarnation pour la simple est bonne raison que la douleur et la misère sont des compagnes quotidiennes, qu’ils soient pauvres matériellement, spirituellement, affectivement ou appartenant à des groupes non-reconnus par la société. Ici, pas de mondanité, pas de chichis, pas de compromis avec une « économie sans visage qui tue dans l’indifférence » comme l’énonce Scannone. La lutte au quotidien rejoint les pèlerinages occasionnels qui sont l’archétype de la piété populaire, où se vit une véritable communion. Si tout n’est pas parfait, s’il convient trop souvent d’être patients face à la violence, si pauvre ne veut pas dire saint, si dans les « moments de transition on sait ce que l’on ne veut plus mais pas encore très bien ce que l’on veut » comme en ce moment, la théologie du peuple permet un véritable « agir ensemble » qui pour Hannah Arendt constitue le préalable nécessaire à la construction d’un (contre) pouvoir politique.
Les quatre boussoles d’une action menée dans l’esprit de la théologie du peuple.
On reconnaîtra les quatre grands principes développés par le Pape François dans son exhortation apostolique Evangélii Gaudium (la joie de l’Evangile, EG) :
- Le temps est supérieur à l’espace : le temps plonge dans l’espérance. Faire un événement à 300 personnes sans lendemain peut être bien moins efficace que des petites réunions régulières à cinq personnes, où l’on contrôle moins les choses, où c’est l’Esprit qui souffle où il veut, où l’on n’est pas obsédés par les résultats immédiats : « Pas d’inquiétude ou d’angoisse mais des convictions et de la ténacité ».
- Soit on refuse le conflit, soit on entre pour s’y limiter… soit on y entre pour le dépasser à la suite du Christ qui l’assume et construit la paix par le sang de la Croix. Le présupposé de la dignité humaine permet d’aller au-delà du conflit. Tous et toutes frères et sœurs d’un même Père, nous sommes invités à une « communion dans la différence » sans diaboliser l’autre ou absolutiser sa position. L’action de l’Esprit est souvent anonyme et développe une « culture de la rencontre ».
- La théologie du peuple s’oppose à l’éthicisme sans bonté (casuiste et rigoriste) ou le totalitarisme du relatif. François critique « ceux qui se sentent supérieurs aux autres parce qu’ils observent des normes déterminées ou parce qu’ils sont inébranlablement fidèles à un certain style catholique caractéristique du passé avec une présumée sécurité doctrinale ou disciplinaire qui donne lieu à un élitisme narcissique et autoritaire dépensant son énergie à contrôler » ( §EG 91). Ce qui entraine et convoque à Dieu, c’est la réalité conjuguée au raisonnement : l’idéologie ne résiste jamais au réel.
- L’ermite renfermé n’est que peu de choses. Une somme d’intérêts particuliers ne peut constituer le Bien commun, le « mieux pour tous et toutes ». La théologie du peuple est holiste car comme le dit François dans Laudato Si, « tout est lié ». Comme le rappelle St Ignace il s’agit de : « ne pas être enserré par le plus grand, être pourtant contenu par le plus petit. Cela est divin ».
Toute cette théologie du peuple nous invite à pousser encore plus Vatican II, elle nous montre l’horizon d’une politique où « tous les peuples du monde font partis du peuple de Dieu qui est un peuple de Peuple ». Le Peuple de Dieu va au-delà des frontières. Concrète et rendant digne, la théologie du peuple nous fait relever la tête, nous donne un cadre pour nos actions. Plus encore, elle constitue un horizon essentiel en théologie politique.
Adrien Louandre
[1] Juan-Carlos SCANNONE, la théologie du peuple : aux racines théologiques du Pape François, Paris, Lessius, 2017, 265 p.
[2] Que l’on peut aussi traduire ici en : « expérience-jugement-décision ». (Encyclique Mater et Magistra §216).