
Dorothy Day, Le Cerf, 2018
Préface de Foucauld Giuliani
Présence de Dorothy Day
Etrange et passionnant ouvrage que nous tenons entre nos mains. Etrange parce qu’inclassable. La longue solitude, autobiographie de celle qui fut, aux dires mêmes du pape François, l’un des plus beaux visages du catholicisme américain du XXe siècle, est à la fois le récit des moments-clés d’une existence, un témoignage historique portant sur la première partie du siècle, un acte de foi politique et un recueil de confessions spirituelles. Passionnant parce qu’au fur et à mesure du livre, la tentative de Dorothy Day nous apparaît de plus en plus nettement, dans toute son ampleur prophétique, et devient occasion d’interroger nos propres choix. Son existence se mue en appel à l’engagement politique et à la conversion spirituelle. Jamais cet appel ne se fait injonctif et cela pour au moins deux raisons, intrinsèquement liées au parcours de Dorothy Day. Tout d’abord, la cofondatrice du mouvement Catholic Worker connait l’errance. Sa vocation ne lui est pas donnée d’un seul coup et, même après sa conversion, à plus de trente ans, elle ne cesse d’interroger la voie qu’elle invente. L’invariant de cette existence, s’il y en a un, se situe dans le désir, éprouvé très jeune, de se ranger du côté de ceux qui manquent de tout. En cela, elle nous rappelle Simone Weil. Dorothy Day perçoit le manque dans ce qu’il a de plus flagrant – le manque de biens matériels comme par exemple l’absence de logement décent – mais elle sait également déceler, dans le creux des vies rencontrées, les manques les plus difficilement avouables – manque de confiance, manque d’amitié, manque d’amour. Quelle mode de vie inventer qui réuniraient les conditions propices à la naissance et à la croissance de l’amour fraternel ? Cette interrogation l’habite sans lui laisser de répit : « Où étaient les saints qui allaient essayer de changer l’ordre social, les saints qui, au lieu de s’employer à secourir des esclaves, allaient en finir avec l’esclavage ? » Telle est la grande question du chrétien. Chercher à y répondre, c’est en effet chercher à rendre Dieu présent parmi les hommes, croire en la possibilité de sa grâce libératrice, dès ici et maintenant. Deuxième point d’importance pour appréhender Dorothy Day : la conversion est à ses yeux bien plus qu’un simple énoncé de croyance métaphysique. Grande lectrice, essayiste acharnée, exégète originale des Ecritures, Dorothy Day est intimement convaincue que la foi est porteuse d’une forme de vie particulière que les chrétiens se doivent de forger. Sa conversion s’opère comme par vagues successives et, à chaque nouvelle étape, de nouvelles perspectives s’ouvrent à elle, la poussant plus avant sur le chemin de la radicalité évangélique. Progressivement, elle comprend que ce chemin est communautaire, c’est-à-dire que la conversion au Christ se donne à voir dans la façon de vivre et d’agir collectivement.
Pour bien saisir la nature et la portée de l’appel qui nous rejoint aujourd’hui, lecteurs du XXIe siècle, nous devons comprendre le sens de ce titre qui à première vue nous désarçonne : La longue solitude. Pourquoi ce titre quand on sait que Dorothy Day a, durant de nombreuses années, vécu au sein d’une communauté particulièrement foisonnante et créative ? Il faut avoir conscience du bouleversement intérieur vécu par elle au moment de sa conversion au catholicisme. Cet acte, ce saut, la surprend elle-même et elle est proche de reculer. Elle évoque un « doute terrible » et relate ses déchirements : « Une phrase revenait sans cesse dans mon esprit, comme une moquerie : « La religion est l’opium du peuple. » Ce qui la pousse vers le catholicisme est difficile à cerner précisément. Religion des classes populaires immigrées, il a le mérite à ses yeux de « rendre le Christ visible ». Cet avantage a une contrepartie car si le catholicisme détient ce pouvoir, c’est d’abord grâce à l’Eglise et l’Eglise est pour Dorothy Day la source de sentiments violemment contradictoires. Cet état de fait s’apaisera au fur et à mesure que les papes se feront plus critiques, notamment à travers les Encycliques, des effets destructeurs du capitalisme qu’elle abhorre. Reste que sa conversion se paie d’incompréhensions dans les rangs de ses plus proches amis, tous membres actifs de la gauche américaine dont elle partage les plus profondes aspirations.
La « solitude » découle aussi de la conscience très nette de son insuffisance. Même au plus fort de son engagement au sein du Catholic Worker, elle se sent dépassée face à l’ampleur des situations de souffrance et de malheur qui demandent à être soulagées. Comment être à la hauteur quand le besoin d’écrire et de réfléchir se fait pressant, lui aussi ? « L’effort soutenu pour écrire, pour faire courir la plume sur le papier pendant tant d’heures chaque jour, alors qu’il y a autour de moi des êtres humains qui ont besoin de moi, alors qu’il y a la maladie, la faim et la tristesse, est un travail atrocement douloureux. J’ai le sentiment de n’avoir rien fait comme il aurait fallu. Mais j’ai fait ce que j’ai pu. » L’intériorité de Dorothy Day se donne ici à voir dans toute sa bouleversante nudité et rejoint sans doute, de près ou de loin, beaucoup d’entre nous. Dans un monde traversé par l’injonction au confort égoïste et miné par le découragement devant l’état du monde, ne sommes-nous pas constamment menacés par le réflexe du repli dans la seule sphère privée ?
Grâce à Pierre Maurin, rencontré en 1933, qui porte en germe l’intuition du mouvement Catholic Worker advient la possibilité d’un engagement communautaire qui la sauve de la crise existentielle : « J’ai trouvé Peter Maurin – Peter, le paysan français dont l’esprit et les idées vont dominer et influencer le reste de ma vie (…) Peter, le révolutionnaire, avait un programme qui prévoyait des hospices, ou maisons d’hospitalité, où on pourrait pratiquer les œuvres de miséricorde pour combattre l’influence de l’Etat sur tous les services d’entraide. » Avec lui, Dorothy Day fonde un journal puis un réseau de maisons d’accueil qui connaissent tout de suite un immense succès. Il importe de souligner à quel point s’initie ici une forme de vie communautaire tout à fait unique où s’entrecroisent trois exigences principales. Exigence religieuse tout d’abord puisque les membres actifs du mouvement s’engagent à vivre de la prière quotidienne. Celle-ci est perçue comme la condition incontournable de toute action politique et sociale efficace. Exigence de formation des esprits ensuite, les maisons d’hospitalité devenant des lieux d’effervescence intellectuelle particulièrement intense. On y discute de ses dernières lectures, on y organise de multiples conférences, on y débat des meilleurs moyens d’aider telle ou telle lutte en cours. Pierre Maurin et Dorothy Day ont à cœur de penser un « modèle de société » alternatif au capitalisme étatiste. Les sources intellectuelles de cette recherche sont variées et convoquent aussi bien des écrits de Pères de l’Eglise que des textes d’auteurs anarchistes comme Kropotkine. Exigence sociale enfin, qui se traduit par l’hébergement de personnes et de familles en grande précarité économique. Devant nombre de maisons d’hospitalité ont lieu, chaque jour, des distributions de nourriture en faveur des plus démunis. On imagine la charge de travail impliqué par un tel engagement. L’accent est mis sur le partage des tâches ménagères. Dorothy Day et Peter Maurin y participent pleinement bien que la première ait aussi à s’occuper de sa petite fille, Tamar, née en 1927. Dotée d’un goût prononcé pour l’action collective, Dorothy Day veille à inscrire le réseau Catholic Worker dans les combats de son époque, ce qui favorise le rayonnement national du mouvement. Ce dernier n’est pas perçu de l’extérieur comme un rassemblement de croyants idéalistes mais bien comme une organisation ouverte sur le monde et accueillant toutes sortes de personnes. Intraitable lorsqu’il s’agit d’entretenir sa vie de prière personnelle, Dorothy Day n’est en aucune façon une figure sectaire imposant autoritairement le catholicisme. Son désir est ailleurs, dans l’attention aux exclus, dans la passion pour les causes justes, dans l’interprétation des événements historiques à lumière des paroles du Christ. Ce type d’engagement peut surprendre car il combine des caractéristiques que nous voyons rarement réunies en France. C’est justement en cela qu’il nous donne à penser. Le troisième chapitre de La longue solitude nous montre Dorothy Day dans son travail au sein du mouvement Catholic Worker, œuvre non exempte de difficultés, de conflits et de déchirements intérieurs. L’assistance de Dieu se fait parfois moins manifeste mais le sens de la mission demeure ancré dans les cœurs et jamais il ne faiblit. Il est intéressant de remarquer à quel point Dorothy Day se plaît à décrire tendrement, parfois en quelques lignes, les personnes marquantes rencontrées dans le cadre de cette aventure de plusieurs décennies. Cela valide l’intuition de Peter Maurin selon laquelle l’action politique demande à être enracinée dans l’amitié et que celle-ci émane de la cohabitation et de l’échange journaliers. « Vivre ensemble, travailler ensemble, tout partager, aimer Dieu et aimer notre frère, et vivre tout près de lui en communauté pour témoigner de notre amour pour Lui. » Voici, énoncée en toute concision, la forme de vie patiemment modelée par les soins de Dorothy Day et de ses amis, au fil des ans.
Comme pour toute figure charismatique, la question de l’héritage se pose aujourd’hui. Le journal The Catholic Worker ainsi que le réseau des maisons d’hospitalité sont toujours bien vivaces aux Etats-Unis ainsi que dans de nombreux autres pays. En ouvrant avec quelques amis, fin 2017, le café-atelier Le Dorothy, dans le quartier de Ménilmontant, nous avons voulu tout à la fois rendre hommage à Dorothy Day, encore trop peu connue en France, et nous laisser inspirer par sa pensée et son œuvre. Notre but n’est pas de copier point par point son action mais de bâtir un lieu d’unification de la personne humaine où s’allient le travail manuel, la réflexion et les actions de solidarité. Nous gardons en mémoire le grand souhait de Pierre Maurin de « construire une société dans laquelle il soit plus facile d’être bon ». Cela commence par réfléchir aux conditions d’une vie collective où chacun est invité à donner le meilleur de lui-même pour le bien de tous.
Dorothy Day figure éternellement parmi ceux et celles dont la présence nous oblige. Sa passion inlassable nous tire de nos torpeurs. Avec elle, nous redécouvrons que le bonheur se vit collectivement et que nous pouvons l’éprouver en nous faisant humbles ouvriers du Royaume.