Riches et pauvres dans l’Église ancienne

Riches et pauvres dans l’Église ancienne (Le Cerf, 2011) réunit certains textes de six Pères de l’Église sur les thèmes voisins de la richesse, de la pauvreté, de la propriété ou encore de l’argent. On appelle « Pères de l’Église » des penseurs ayant contribué à forger la doctrine chrétienne dans les premiers siècles de notre ère.

Au sujet des six auteurs dont il est question dans l’ouvrage :

Basile de Césarée (329-379). Il est considéré comme la figure majeure des Pères dits cappadociens, en référence à cette région de l’actuelle Turquie, la Cappadoce. Il accède à l’épiscopat (au titre d’évêque) en 370. Les textes abordés ici sont tirés de ses homélies 2, 6 et 7.

Grégoire de Nazianze (329-390) est l’ami et l’allié de Basile. Avant d’être nommé archevêque de Constantinople en 380, il est moine. Il est non seulement théologien mais aussi mystique et poète. Les textes abordés ici sont tirés de De l’amour des pauvres.

Grégoire de Nysse (331-394) est le frère de Basile et comme lui ami de Grégoire. Il devient ecclésiastique sur le tard, sur la demande de son aîné. Il voit avant tout sa vocation dans l’activité de la pensée et de la prière. Les textes abordés ici sont tirés de De la bienfaisance et de Contre ceux qui pratiquent l’usure.

Jean Chrysostome (344-407) est l’un des plus célèbres théologiens des premiers siècles. En 397, il devient patriarche de Constantinople, ce qui ne l’empêche pas de développer une critique puissante de la richesse et du pouvoir et de prêcher le dépouillement. Les textes abordés ici sont tirés de ses homélies 1, 2, 34 et 63.

Ambroise de Milan (340-397) est l’évêque célèbre de Milan. Il n’hésite pas à excommunier l’empereur Théodose le Grand en 390 pour sa répression de la révolte de Thessalonique. Les textes abordés ici sont tirés de La vigne de Naboth.

Augustin d’Hippone (354-430), mieux connu sous l’appellation de saint Augustin. Sans doute le plus célèbre des six Pères ici abordés. Il est connu pour son œuvre théologique monumentale, dont font notamment partie Les Confessions et La Cité de Dieu. Les textes abordés ici sont tirés de ses sermons 14, 36, 41 et 123.


Nous nous contentons de classer par thème différentes citations marquantes librement choisies parmi les textes du recueil.

1. L’appropriation privée de la richesse est illégitime et l’acquisition des biens provient généralement de la violence :

« En quelle qualité, dis-moi, ces biens sont-ils à toi ? D’où les as-tu tirés pour les faire servir à la ta vie ? Tu décrètes que toi seul as droit à ce qui a été préparé pour l’usage de tous. Tels sont les riches : les biens communs sur lesquels ils ont mis la main les premiers, ils considèrent qu’ils y ont droit personnellement, parce qu’ils sont les premiers occupants. Si chacun ne se réservait que ce qui satisfait ses nécessités, et laissait le surplus aux indigents, personne ne serait miséreux (…) Qu’est-ce que l’avare ? Celui qui ne se content pas de ce qui suffit pour vivre. Qu’est-ce que le voleur ? Celui qui enlève ce qui appartient à chacun. Et tu n’es pas avare, toi ? Tu n’es pas un voleur ? À l’affamé appartient le pain que tu gardes ; à l’homme nu, le manteau que tu conserves dans tes coffres. » Basile de Césarée

« Le monde a été créé pour tous et vous, le petit nombre de riches, vous vous efforcez de vous le réserver. Car ce n’est pas seulement la possession de la terre, mais le ciel même, l’air, la mer, qui sont revendiqués pour servir à un petit nombre de riches. Cet air, que tu inclus dans tes vastes possessions, combien de peuples pourrait-il fortifier ? Est-ce que par hasard les anges ont des parts d’espaces dans le ciel, pour que toi tu divises la terre en y pratiquant des bornages ? » Ambroise de Milan

« L’acquisition souvent malhonnête de biens superflus nous convaincra-t-elle de notre supériorité sur les pauvres ? » Grégoire de Nazianze

« D’où viennent donc les riches, dira-t-on ? N’est-il pas proclamé : « La richesse et la pauvreté viennent du Seigneur (Si 11, 4) ? » Demandons alors à ceux qui font cette objection : « Est-ce que toute richesse et toute pauvreté viennent du Seigneur ? Qui pourrait l’affirmer ? De fait, nous voyons que c’est par des vols, des pillages, des supercheries et autres détournements analogues que l’on amasse généralement de grandes fortunes et que leurs possesseurs ne sont pas même dignes de vivre. Alors, dis-moi, prétendons-nous que cette richesse-là vient de Dieu ? Allons ! Mais d’où alors ? De la transgression (…) Ne dis donc pas que c’est Dieu qui donne toutes les richesses là où il est évident que c’est par des meurtres, des vols et une foule de crimes analogues que l’on amasse ces richesses. » Jean Chrysostome

2. L’inégalité de conditions est la conséquence du péché :

« Condition libre, comme nous disons, et condition servile et autres noms semblables arrivèrent tard dans la race des hommes. Elles déferlèrent comme des épidémies, amenées par le mal dont elles étaient des inventions. Depuis que l’envie et les disputes se sont introduites dans le monde avec la dictature rusée du serpent qui nous prend toujours à l’appât du plaisir et dresse le fort contre le faible, depuis ce temps-là, l’humanité a éclaté en une multiplicité de peuples qui ont pris des noms différents tandis que l’avarice a ruiné la générosité naturelle. Mais considère cette égalité primitive, oublie les divisions ultérieures. » Grégoire de Nazianze

3. Le prêt à intérêt est un vol :

« Je commence par proclamer et conseiller le don. Puis j’encourage aussi au prêt sans intérêt car le prêt sans intérêt est une forme seconde du don. Ils sont justiciables du même châtiment celui qui n’accorde pas de prêt et celui qui l’accorde avec des intérêts, le premier étant condamné pour aversion, le second pour avarice. » Grégoire de Nysse

« La Bible, en décrivant l’homme parfait, a compté parmi les actions vertueuses le fait de ne pas prêter son argent à intérêt. Souvent dans l’Écriture se trouve dénoncée cette faute gravissime. Ainsi Ézechiel place parmi les plus grands méfaits de recevoir agios et plus-values (Ézechiel 22, 12) puisque la Loi l’interdit dans des termes précis : « Tu ne tireras pas d’intérêts de ton frère ni de ton proche » (Dt 23, 20). »Basile de Césarée

« Le comble de l’inhumanité est atteint quand celui qui manque du nécessaire cherche un prêt pour subvenir à ses besoins et que l’autre ne se contente pas du capital, mais imagine d’amasser pour lui-même, sur les malheurs du pauvre, de plus abondants revenus (…) Il fallait alléger la pauvreté de cet homme, et toi tu augmentes sa détresse en cherchant à tirer profit de son dénuement ! C’est comme si un médecin, entrant chez des malades, au lieu de leur apporter la santé, leur enlevait en plus le peu de forces qu’il leur reste. » Basile de Césarée

4. La condition de riche fait encourir la corruption de l’âme et la damnation le menace :

« Que dit donc le Christ ? « Comme il sera difficile pour les riches d’accéder au Royaume des cieux ! » (Matthieu 19, 23), s’en prenant ainsi non pas tant aux richesses qu’à ceux qui en sont les prisonniers. » Jean Chrysostome

« L’Évangile nous dit : « Ily avait un riche dont les terres avaient beaucoup produit. Il se demandait en lui-même : « Que vais-je faire ? Je vais abattre mes greniers et j’en bâtirai de plus grands (Luc 12, 16-18) (…) Ce riche ne consentait pas à se défaire de ses vieilles provisions, tant il était cupide, et il n’arrivait pas à emmagasiner les nouvelles, tant elles étaient abondantes (…) Le mal dont souffre son âme ressemble à celui qui affecte les gloutons qui préfèrent crever d’indigestion plutôt que laisser de leurs restes aux miséreux. » Basile de Césarée

« Tout comme ceux qu’égare la folie ne voient pas le monde réel, mais les hallucinations que produit leur mal, de même ton âme en proie à l’amour des écus voit tout en or, tout en argent. » Basile de Césarée

« Nous les pauvres, qu’une seule chose nous distingue des riches : l’absence d’inquiétude. Moquons-nous de leurs nuits blanches tandis que nous-mêmes avons un bon sommeil. Ils sont toujours tendus et soucieux ; nous n’avons pas de soucis et sommes sereins. » Basile de Césarée

« Que ferai-je pour t’ébranler ? Que te dirai-je ? Ne désires-tu pas le ciel ? Ne redoutes-tu pas l’enfer ? Où trouver le remède qui guérirait ton âme ? » Basile de Césarée

5. Le devoir du riche et de tout homme est de donner, de partager, de porter secours ; les richesses sont pour tous :

« Toi qui es un homme, l’être vivant en principe le plus doux, tu deviens plus intraitable qu’une bête sauvage en mettant sous clé de quoi nourrir des milliers de pauvres. Pourtant, nous ne partageons pas seulement notre nature mais en plus de cette dernière, bien d’autres éléments : le ciel est le même pour tous, ainsi que le soleil, la lune, le mouvement des planètes, l’air, la mer, le feu, l’eau, la vie, la disparition, la croissance, la santé, la vieillesse, la maladie, le besoin de manger et de se vêtir. » Jean Chrysostome

« Rends-toi compte, ô homme, de qui tu tiens ces dons, souviens-toi de toi-même, rappelle-toi qui tu es, de quels biens tu as gestion, qui te les as confiés (…) Traite les biens que tu as entre les mains comme s’ils appartenaient à autrui : pour peu de temps ils t’enchantent, puis ils s’évanouiront et on t’en demandera un compte détaillé. Tu tiens tout enfermé en bloc derrière des portes et des verrous (…) Que faire ? La réponse était toute prête : combler l’âme des affamés, ouvrir les greniers, inviter tous les pauvres. « Vous tous qui n’avez plus de pain, venez me trouver. Sur les grâces dont Dieu m’a comblé, venez chacun puiser ce qui vous est nécessaire, comme à des fontaines publiques, pour un commun partage. Mais ce n’est pas là ton caractère. Pourquoi ? Parce que tu ne veux pas que les hommes profitent de ce dont tu jouis, et que, convoquant en ton cœur un conseil plein de scélératesse, tu t’inquiètes non pas de savoir comment tu pourras distribuer à chacun ce dont il a besoin, mais comment en accaparant tout tu priveras tous les autres du secours qu’ils en auraient tiré. » Basile de Césarée

« Tu promets non pour donner ensuite mais pour te dérober dans l’immédiat. Car aujourd’hui, qu’est-ce qui t’empêche de partager ? Le pauvre n’est-il pas là ? Tes greniers ne sont-ils pas pleins ? La rémunération toute prête ? (…) Ne dis pas : « Reviens te présenter plus tard, je te donnerai demain (Pr 3, 28). » Car tu ne sais pas ce que te réserve le jour suivant. » Basile de Césarée

« Voir dans l’usage de la richesse une charge d’intendant et non une jouissance, voilà ce qui conviendrait à des esprits sensés, et montrer la même joie quand on renonce à elle que si on rendait un bien d’autrui, au lieu de s’affliger comme si on perdait une fortune dont on serait le propriétaire. » Basile de Césarée

« Il faut nous ouvrir de tout notre être à tous les malheureux quel que soit le nom de leurs souffrances : l’exige cette parole même qui nous enjoint de nous réjouir avec ceux qui sont dans la joie et de pleurer avec ceux qui pleurent. » Grégoire de Nazianze

« Donne à manger aux lépreux, offre-leur de vieux habits, fournis-leur des médicaments, bande leurs plaies, interroge-les sur leurs épreuves, enseigne-leur la patience (…) Ne méprise pas ton frère, ne reste pas sourd à ses appels, ne le fuis pas comme un criminel ou infâme ou un malade, tel un objet d’aversion et d’horreur. Il est l’un de tes membres, même si le malheur le brise (…) Et si tu ne possèdes rien, offre-lui tes larmes, une compassion sincère adoucit l’amertume de la souffrance. » Grégoire de Nazianze

« Ce sont des biens seulement si tu les donnes aux pauvres. Tu fais alors de Dieu ton débiteur, par une sorte de pieux placement (Pr 19, 17). Ce sont des biens si tu deviens le pain des pauvres, la vie des indigents, l’œil des aveugles, le père des orphelins. » Ambroise de Milan

6. La communauté au service des plus pauvres ; faire le bien est une œuvre collective :

« Tu diras : je suis pauvre, moi aussi. Soit : qu’on le concède. Donne ce que tu as : toi, du pain, un autre, une coupe de vin, un autre, un manteau… Ainsi, par vos contributions communes, le malheur d’un homme est dénoué. » Grégoire de Nysse

7. La haine et le rejet des pauvres sont scandaleux ; le pauvre et le malade ont la même dignité intrinsèque que le riche ou le bien portant ; la pauvreté et la maladie ne sont pas la marque d’un désamour de Dieu :

« Ce n’est point contre les scélérats que le peuple s’acharne et s’excite, c’est contre les malheureux. On pourchasse des infirmes dont tout le crime est de souffrir. La condition des méchants est meilleure que celle des malades, puisqu’on salue l’inhumanité comme la marque d’un homme libre et qu’on fuit la compassion comme une honte. » Grégoire de Nazianze

« Ces hommes (l’auteur parle ici des lépreux qui sont rejetés par tous) sont, ne vous en déplaise, de même nature que nous, étant tirés de la même boue originelle, ils sont composés comme nous de nerfs et d’os, revêtus comme nous de peau et de chair, ils sont nos frères en Dieu. » Grégoire de Nazianze

« N’as-tu pas été conçu comme lui dans un ventre de femme et n’as-tu pas pour naître été tiré de ce ventre de la même manière qu’est né le pauvre ? Au nom de quoi tu vantes-tu de ta noble lignée ? » Ambroise de Milan

8. Le luxe ravage la terre, la création et les biens communs qu’elles portent :

« Use, n’abuse pas : c’est ce que saint Paul t’apprend (1 Co 7, 31). Détends-toi par une jouissance mesurée. Ne sois pas la ruine pure et simple de tous les êtres vivants, grands et petits quadrupèdes, oiseaux, poissons, les familiers, les rares, les modiques, les coûteux. Ne remplis pas un seul ventre avec la sueur de nombreux chasseurs, pêcheurs, cueilleurs à l’instar d’un puits si profond que ne pourraient le combler toutes les mains de l’humaine multitude y jetant de la terre. À cause de ceux qui vivent dans le luxe, même le fond de la mer ne demeure pas sans trouble. » Grégoire de Nysse