« On est chez nous ». Une réflexion théologico-politique sur le monde présent à partir du livre biblique de Josué.

Mois après mois, scrutin après scrutin, les partis d’extrême-droite recomposent le paysage politique des pays d’Europe occidentale. Profitant, ici comme ailleurs, du déclassement socio-économique qui frappe – ou menace – une grande partie des classes moyennes ainsi que les classes populaires, les élus intégrés à ces formations (Reconquête, RN, LR) n’hésitent plus à fonder leur projet politique sur la réaffirmation décomplexée d’une identité nationale (teintée tout à la fois de jacobinisme, de blanchité, de christianisme, de laïcité), qui se serait diluée après plus de cinquante ans de globalisation. Pour eux, cette identité nationale n’existe qu’à partir d’un territoire devant être protégé par des frontières efficaces, et à l’intérieur desquelles les peuples sont « chez eux », dans leur « bon droit » – surtout s’il s’agit d’empêcher les « invasions extérieures » qui pourraient menacer leur intégrité.

À Calais, ces frontières sont bien visibles. Les murs de béton coiffés de barbelés cortina qui longent les voies de l’Eurostar et les abords de l’entrée du tunnel sont financés par le Royaume-Uni, qui paie le prix fort pour « protéger », depuis la France, son territoire national. La pratique de l’enrochement, qui consiste à disposer d’énormes pierres dans l’espace public calaisien afin d’empêcher la formation de « points de fixation » (sic.), est, à y bien regarder, plus étrange. Là où les murs visent à empêcher l’intrusion d’un ennemi extérieur (et matérialisant ainsi une interprétation durcie de ce que devrait être une frontière), les roches visent à chasser un ennemi intérieur, à le retrancher de l’espace commun. Notons au passage que c’est la matérialité même de ces dispositifs, leur visibilité dans l’espace public, qui construit psychiquement les exilés comme des ennemis ; non pas d’un seul coup, mais à la longue, à force d’habitude. Ils postulent une invasion qui, faute d’exister dans les faits, n’en finit pas moins par coloniser les imaginaires – et ils justifient ainsi, au terme de ce mouvement circulaire (qui est celui de la peur), leur propre présence. Ces roches hostiles opèrent comme les instruments d’une conquête, voire d’une reconquête ; il s’agit, ni plus ni moins, de restaurer un hypothétique « chez nous », quitte à le payer au prix fort. Celui d’un effacement violent de l’altérité.

Cet imaginaire de la conquête n’est pas tout à fait étranger au christianisme, qui a façonné les sociétés d’Europe occidentale et dont se réclament aujourd’hui les formations politiques d’extrême-droite. Des croisades de l’époque médiévale (souvent fantasmées), à la guerre contre la terreur lancée par G. W. Bush, les tentatives pour mobiliser le texte biblique en appui des projets de guerre sainte ont été nombreuses. Le livre de Josué a, de ce point de vue, toutes les qualités : de fait, il y est bel et bien question de conquêtes militaires violentes. Désigné par YHWH pour succéder à Moïse, il revient à Josué de faire entrer le peuple d’Israël dans le pays de Canaan. Mais pour prendre possession de la terre promise (chap. 3 à 12), Israël va « vouer à l’anathème » des villes entières, n’épargnant ni les femmes, ni les enfants – pas plus que les animaux, d’ailleurs –, et verser le sang avec la bénédiction (apparente) de YHWH. Au nom de la pureté du peuple, de ses droits sur le territoire.

Quiconque se plonge dans le livre de Josué ne peut que s’y résoudre : verset après verset, le sang y est versé, en abondance et au nom de Dieu. On frissonne d’avance en pensant à toutes les lectures fondamentalistes qui pourront être faites de ces épisodes terribles… le texte biblique prend ce risque – celui de parier sur l’intelligence de ses lecteurs ! Mais peut-être que cette succession de batailles ne vient, après tout, que nous rappeler un vieux fond anthropologique : la violence est là, toujours, parmi les hommes. Et lorsqu’elle se déchaîne, comme c’est le cas lors des guerres, les combattants sont pris dans des états de transe qui leur font oublier la Loi, et commettre les pires horreurs.

À y regarder de plus près, pourtant, le livre de Josué, décevra certainement les amateurs de batailles épiques. Les opérations militaires fournissent, il est vrai, la trame narrative du livre : le peuple d’Israël, après avoir mis à sac la ville de Jéricho et pendu son roi, s’attaque à celle d’Aï, vaincue après quelques déconvenues ; puis les victoires contre les rois de Canaan s’enchaînent. Mais très vite, leur description se fait répétitive, presque stéréotypée ; le tout manque sérieusement de relief. Les exégètes estiment que ces fragments de texte sont en fait des « collages » de récits de bataille qui circulaient dans le Moyen-orient ancien (assyriens, babyloniens, etc.), et que le peuple d’Israël aura repris à des fins de propagande pour célébrer la supériorité de son Dieu, YHWH.[1]

Dans le livre de Josué, le narrateur ne semble donc pas tant intéressé par ces grandes scènes de massacre que par les destins de quelques personnages étonnants, dont la trajectoire inattendue finit par subvertir complètement l’idée de guerre sainte. Le livre le plus violent de la Bible se révèle alors, et contre toute attente, un plaidoyer réaliste pour la paix…

Il faut, pour comprendre cela, relire l’épisode célèbre de la prise de Jéricho. Le peuple d’Israël envoie deux espions effectuer des repérages (chap. 2): entrant sans grande discrétion dans la ville, ils y sont aidés par Rahab, une prostituée, qui les cache et leur sauve la vie. Elle leur révèle alors que les habitants de Jéricho sont en fait terrifiés par l’arrivée de Josué et de son peuple, car leur Dieu est réputé très puissant ; et elle leur demande d’assurer sa protection, et celle de sa famille. Un ruban rouge est suspendu, bien visible, à sa fenêtre : lors de l’assaut (chap. 6), les guerriers d’Israël se garderont de la frapper. Malgré toute sa superbe – il est l’élu de YHWH –, le peuple d’Israël aura donc remporté sa première bataille en Canaan grâce aux conseils avisées d’une prostituée… dont il est dit qu’elle « a habité au milieu d’Israël jusqu’à ce jour » (6,25).

Enhardi par cette victoire sans partage, le peuple d’Israël fond sans tarder sur sa deuxième cible : la ville d’Aï. Mais alors que l’équilibre des forces était en sa faveur, l’armée de Josué est mise en déroute et ridiculisée (chap. 7). Mais très vite, la cause de cette défaite est identifiée : une infidélité a été commise lors de la prise de Jéricho. Akân, de la tribu de Juda – peut-être la plus prestigieuse d’entre toutes –, passe aux aveux. Lors des pillages, il a volé « une cape de Shinear d’une beauté unique, deux cent sicles d’argent, et un lingot d’or d’un poids de cinquante sicles, […] et les a dissimulé dans la terre  » (7,21) – alors qu’ils devaient être consacrés à YHWH. C’est donc par luique le malheur est arrivé : conspué par Josué et par les fils d’Israël, il est brûlé vif et lapidé, avant d’être recouvert par « un grand monceau de pierres qui existe jusqu’à ce jour » (7,26).

Sitôt expiée la faute, YHWH indique à Josué qu’il « lui livre le roi de Aï, son peuple, sa ville et son pays » (8,1) ; jetant toutes ses forces dans la bataille, le peuple d’Israël met cette fois-ci ses ennemis en déroute et les pourchasse, jusqu’à ce que « tous [soient] tombés sous le tranchant de l’épée jusqu’à leur extermination » (8,24). La violence, s’expose sans détour ; s’y adonner est, semble-t-il, une chose que les hommes savent bien faire. Garder les commandements est, en revanche, plus difficile. Après la faute d’Akân, le suspense ne porte donc pas tant sur l’issue de la bataille (d’ailleurs connue d’avance) que sur la capacité d’Israël à agir « selon la parole que le Seigneur avait prescrite à Josué ». Cette fois-ci, la ville a été « vouée à l’interdit » selon les prescriptions divines : mais la faute d’Akân reste comme une trace indélébile dans la mémoire du peuple d’Israël, jusqu’à la fin des guerres de conquête.

Dès après cette séquence à Aï (amertume de la chute / joie du relèvement), les rois du pays de Canaan se coalisent contre Israël, qu’ils perçoivent désormais comme une menace. Les habitants de la ville de Gabaon, se sentant menacés, envoient des espions qui se griment et se faufilent jusqu’au camp de Guilgal, où ils convainquent Josué d’épargner leur cité, qu’ils disent lointaine – alors qu’elle est en réalité la prochaine sur la liste. Lorsque le subterfuge est découvert, il est trop tard : les responsables de la communauté ont conclu la paix avec Gabaon, prêtant serment à YHWH. L’épisode de Rahab est ici redoublé : une fois de plus, les fils d’Israël ne peuvent que constater que d’autres « sont leurs voisins et habitent au milieu d’eux » (9,16), et qu’il faut faire avec – ce qui est manifestement possible puisque Josué les a établi « comme fendeurs de bois et puiseurs d’eau pour la communauté et pour l’autel de YHWH », et qu’ils le sont restés « jusqu’à ce jour » (9, 27). Après ce rappel, les récits de batailles peuvent désormais se succéder, schématiques et stéréotypés : l’essentiel était ailleurs, et il a été dit.

Le chasse-croisé Rahab-Akân apparaît donc comme le creuset du livre de Josué. L’exégète Jacques Cazeaux résume la chose  : « Individu pour individu, le chroniqueur a pour ainsi dire ‘marié’ littérairement une fille étrangère et un fils de l’intérieur le plus intérieur. Mais l’une va au salut, l’autre à la ruine. » Comme Jacob à l’issue de sa lutte nocturne avec l’ange sur le gué du Yabboq, le peuple d’Israël est boiteux. Les victoires triomphales, le sang versé, les butins consacrés: aucun de ces succès humains ne pourra faire oublier qu’il y a de l’autre et qu’il y a du mal au milieu de lui.

Calais, un matin de février 2023. Un prêtre jésuite et deux religieuses auxiliatrices qui habitent la ville ont vu, ces derniers jours, que de nouvelles roches avaient été « disposées » par la mairie, non loin du théâtre, sur une pelouse jouxtant le bord d’une route. Ce matin là, l’air est sec et transparent : il fait froid, d’un froid qui mord les corps. À quelques kilomètres du centre-ville, dans les jungles qui jouxtent les voies rapides et les zones commerciales, les exilés ont passé la nuit sous leurs abris de fortune : ils doivent être transis. Dans le ciel, gagné par l’azur, le grand beffroi se découpe nettement. La ville se réveille à peine. Après quelques minutes de trajet, la fourgonnette Logan s’arrête au bord de la chaussée, et c’est à peine si le moteur est coupé. Les trois intriguants sont déjà affairés ; un morceau de carton – pochoir de circonstance –, une bombe de chantier fluo, et en quelques instants, le tour est joué. Les roches censées matérialiser cette reconquête du « chez nous », les voilà soudain affublées d’un cocasse smiley : bien entendu, une si fragile pellicule de peinture ne les empêche pas de continuer, par leur masse statique, à pourrir l’espace. Mais grâce à ces smileys tracés à la hâte, quelque chose a été brisé, un charme a été rompu. Oh, par pour longtemps : les forces de l’ordre seront venues dans la journée, paraît-il, pour tout effacer, alors que les trois acolytes se réchauffaient, le sourire aux lèvres, autour d’un café –  avant d’être rattrapés par les urgences ordinaires…

« Il y a de l’autre au milieu de nous » : voici ce qu’exprime, en somme, ces smileys ; voici ce qu’ils disent, à celles et ceux qui ont des yeux pour voir, des oreilles pour entendre. À mesure que s’expérimentent, à Calais, des  méthodes toujours plus perfectionnées de chasse aux indésirables ; à mesure qu’une nouvelle normalité sécuritaire se banalise, prenant forme jour après jour dans les éléments urbains (roches, murs, grillages, barbelés, caméras) ; à mesure qu’en France et en Europe, de plus en plus de formations politiques réactivent des imaginaires xénophobes et mobilisent le référentiel chrétien pour justifier leurs projets d’exclusion ; à mesure, donc, que s’étendent la haine, la peur et l’indifférence, il s’agit, encore et toujours, de se mettre à l’écoute, pour inventer des gestes, des gestes éthiques. Ceux frôlent peut-être l’insignifiance ; mais en se risquant à commencer quelque chose – et même : quelque chose d’infime, et pourtant si important –, n’esquissent-ils pas une politique, ou, du moins, l’espérance d’une politique ?

Le livre de Josué craint, plus que tous les autres, les littéralismes. Pour qui scrute attentivement les rouages narratifs du texte, il apparaît peu à peu que l’intention du narrateur semble prendre complètement à rebrousse-poil le sens commun : il ne s’agit précisément pas, ici, d’embrigader un peuple pour le pousser à la guerre sainte, mais bien de désactiver les mentalités de conquête à partir des lieux mêmes où elles s’élaborent. Ce travail s’opère à l’intérieur du livre de Josué lui-même ; et il doit être continué au-delà, dans la vie concrète. Briser l’élan de la violence, faire apparaître les aveuglements qu’elle suscite : c’est cela même qu’ont tenté de faire nos trois amis, par un matin de froidure, à Calais, en « vouant à l’anathème », avec les moyens du bord, ces quelques misérables roches. Car mieux que tout autre chose, celles-ci donnent à voir, juste là, sous nos yeux, si ordinaire et si quotidien, le péché du monde.

Pierre-Louis Choquet


[1]Bien entendu, les massacres auxquels ils réfèrent sont très difficiles, si ce n’est impossible, à attester sur le plan historique et archéologique. Au fil des siècles qui ont suivi son entrée dans le pays de Canaan, le peuple d’Israël a  gardé la mémoire des batailles qui avaient alors eu lieu. Mais il est (très) peu probable qu’elles aient été aussi importantes que le laisse croire le texte biblique.