Ce qu’est la communion

Paru dans la revue “The Reservoir”, n°2, Communion, New York, 2023

Mario Tronti, le père de l’opéraïsme italien, nous a souvent invités, lors des dernières années de sa vie, à réfléchir sur la croyance, la foi et, plus généralement, sur l’importance de cultiver une spiritualité. Non seulement parce que, comme il le dit, le communisme a effectivement été vécu comme une foi, même si elle était mondaine, mais aussi parce qu’il a puisé dans les ressources de la tradition religieuse, en se réitérant le trope d’un appel à un combat radical avec le monde, à une insurrection contre l’histoire. Refuser cette filiation, ne pas comprendre l’importance de cette dimension transcendante dans la tradition des opprimés, est une grave omission et Tronti voit, en effet, dans la confrontation qui a existé entre le communisme réel et la croyance religieuse l’une des grandes erreurs de cette expérience historique. Au contraire, c’est précisément dans l’approfondissement de l’intériorité, dans le soin de l’esprit, que l’on parvient à cerner le vrai sens de la communion, qui est un amour qui enflamme la lutte pour transformer le monde. La foi, c’est avant tout croire de toutes ses forces que le mal n’aura pas le dernier mot.

Tronti reconnaît dans la bonne nouvelle annoncée par Jésus, dans la proclamation du Royaume, une rupture radicale qui rompt la continuité de l’histoire : « Les temps sont accomplis et le Royaume de Dieu est tout proche » (Mc 1,15). Cet achèvement et la victoire du Messie sur la mort réfutent la croyance en la linéarité de l’histoire ainsi que le nihilisme. À partir de ce moment, ce sont plutôt les fractures, les suspensions, les ruptures dans le temps historique à travers lesquelles la force de la libération s’impose, qui occupent le devant de la scène. Les miracles, la vie des saints, l' »histoire du salut » sont le récit de ces ruptures messianiques qui témoignent de l’espérance d’une autre vie, d’une autre histoire, d’un autre monde. Croire en cette bonne nouvelle c’est avoir foi non seulement dans le salut à la fin des temps, mais dans la possibilité réelle du renversement de toutes les valeurs et de tous les pouvoirs qui gouvernent ce monde : « Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers » (Mt 20,16). Nouvelles terres, nouveaux cieux, nouvelles vies.

Dans ce cas, il ne s’agit pas d’une croyance personnelle que l’individu placerait en ses propres forces et capacités. En effet, Il n’existe pas de christianisme individualisé, où je serais la mesure du bien, où la foi serait attestée par un sujet autosuffisant. Le nous de l’ecclesia est premier, et il est placé sous la seule autorité de Dieu. Le culte du moi, si prégnant dans notre monde contemporain, est en fait le signe éclatant de son incrédulité. De même qu’il n’y a pas de communisme qui ne consiste en une ouverture constante de soi, en un élargissement infini du partage, en cette dilatation du cœur que les premiers chrétiens appelaient agapè. Le “socialisme dans un appartement”, ou la “commune du moi”, sont ridicules, même si, au cours de ces années, nous l’avons fait et nous y avons cru. Nous avons eu beaucoup de volonté, mais manifestement peu ou pas de foi, et l’expérience a échoué tout comme le socialisme dans un seul pays. Nous voulons faire le bien et, au lieu de cela, nous faisons le mal, comme le dit l’apôtre Pau; et le mal comme le dit saint Augustin dans ses Confessions, n’est rien d’autre qu’une « perversion de la volonté ».

Dans une interview datant de 2008, Tronti déclarait : « Croire en quelque chose est pour moi extrêmement important. J’ai plus peur de l’incrédulité que de la croyance. On a dit que le problème aujourd’hui n’est pas que nous ne croyons plus en rien, mais que nous croyons en tout. Mais à y regarder de plus près, nous croyons en tout précisément parce que plus personne ne croit en rien, c’est-à-dire parce que plus personne n’a de foi personnelle. Nous sommes prêts à croire à ce qu’on nous dit, à ce que le marché nous propose… Croire à quelque chose collectivement, ensemble, ne signifie pas s’opposer aux autres, mais prendre conscience de soi. Même au niveau individuel, si l’on veut s’approfondir et approfondir son intériorité, il faut d’une certaine manière trouver d’autres individus qui marchent dans la même direction ». Voilà, clairement énoncée, l’intersection de la croyance et du commun. Je ne suis vraiment en situation de croyance que s’il existe une communauté de croyants.

Même le philosophe Ludwig Wittgenstein s’est souvent préoccupé de la croyance et de la foi, et a écrit des aphorismes frappants à ce sujet. Mais ce qui m’intéresse le plus chez lui, c’est qu’il lie toujours la croyance non pas à une doctrine, à un système de pensée, ni même à la codification que la religion utilise parfois pour la croyance, mais à une forme de vie. Il y a une différence entre une simple croyance et une croyance fidèle, car on peut croire en quelque chose mais en même temps ne pas avoir foi en cette chose, alors que si l’on a la foi, il est nécessaire de croire fermement en son contenu et en son pouvoir de transformer la réalité. La foi a donc un rapport direct avec la vérité et avec la vie elle-même. En effet, je peux croire en quelque chose sans que ma vie ne change d’un pouce, alors que la foi exige une réforme radicale de la vie. En ce sens, une forme de vie se fonde sur une vérité qui l’oriente. Il n’y a pas de croyance véritable sans une forme de vie qui l’incarne. Il est significatif que le pape François ait commencé son encyclique Fratelli Tutti en disant que la fraternité n’est pas une idée mais une forme de vie et que, dans la mesure où elle est une forme de vie, elle s’oppose concrètement à la fragmentation de nos existences, et au climat de guerre civile qui s’étend à la planète. Si nous entrons sur le terrain de la foi, nous pénétrons dans une dimension existentielle qui ne dépend pas de la rationalité, mais qui ne l’exclut pas non plus. Une telle croyance ne peut être démontrée par des théorèmes : la foi ne s’explique pas, elle se vit. Ce n’est pas une idée, mais une force, une puissance, surtout une grâce. Dans nos engagements, nous avons toujours fait trop confiance aux théories et aux idées au détriment de l’expérience de la vie et de la réalité elle-même, au risque de perdre continuellement la capacité d’empathie avec nos frères et sœurs, sans laquelle toute pratique de partage devient vide et fausse. En reprenant une pensée de Kierkegaard, Wittgenstein notait que si penser est froid, croire et avoir la foi est une passion. C’est une passion brûlante, confrontée aux questions ultimes de la vie et du monde, mais qui part d’un au-delà du donné du monde. Le philosophe viennois lui-même disait d’ailleurs que si le monde a un sens, c’est en dehors de lui. La définition de la foi donnée par un frère dominicain, Dominique Collin, est très éclairante à cet égard. Il commente l’épître de Jacques : « La foi est comme un levier ‘hors du monde’ qui, à l’instar de la pointe d’Archimède (‘donnez-moi un point d’appui et je ferai bouger le monde’), est capable d’ébranler la suffisance du monde”. S’il ne s’agit pas d’une idée, que signifie alors croire ? Dans une note de 1946, Wittgenstein écrit : « Je crois que l’une des choses que dit le christianisme, c’est que les bonnes doctrines sont toutes inutiles. Il faut changer de vie. (Ou la direction de votre vie) ». Le verset du livre de Marc que j’ai cité au début se termine en effet par « repentez-vous [changez vos cœurs et vos vies] et croyez à l’Évangile ». Ce changement de direction coïncide avec la croyance, voire la précède, et la croyance devient ainsi un mode de vie. Autrement dit, le premier geste qui naît de la confrontation avec la vérité est de se dépasser soi-même, de se mettre après et de commencer ainsi à croire. Il faut confier sa propre force, sa propre vie, à ce levier. Le fondement de la croyance et aussi de la vie est donc en dehors de moi-même ; je ne suis pas le centre du monde. Le fait de vivre dans un monde où l’ego est toujours au centre de tout, où l’individu est le sol et le maître absolu, nous montre le degré de paganisme de l’individu. Ce levier ne réfère ni à un programme politique, ni à un système philosophique, ni à nos représentations de nous-mêmes, qui ne peuvent être que les conséquences, plus ou moins logiques mais toujours relatives, de ce premier geste de confiance. Tout devient au contraire « tout proche » si nous y croyons. Si nous sommes avant tout prêts à changer de vie à partir d’un vivant qui nous dépasse. C’est le défi que Jésus a proposé au « jeune homme riche » qui lui demandait ce qu’il fallait faire pour avoir la vie éternelle. Ce jeune homme, nous nous en souvenons, était droit et faisait tout ce que les normes et les doctrines religieuses lui demandaient. Pourtant, lorsque Jésus lui a dit : « Si tu veux être parfait, va vendre tes biens et donne l’argent aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; puis viens, suis-moi » (Mt 19, 21), le jeune homme s’est attristé, s’est retourné et s’est éloigné. Dans le Nouveau Testament, il y a de nombreuses situations où l’on demande à une personne de renoncer à quelque chose – ou à tout – pour avoir une vie véritable et, à chaque fois, Jésus lit dans son cœur et repère avec précision ce à quoi cette personne est le plus attachée, précisément ce qui définit son identité, son statut, sa vie publique, sa réputation, sa sécurité. C’est-à-dire la représentation du monde qui fait de lui un ego. C’est précisément ce point critique que Jésus pose comme limite à dépasser : va au-delà, crois ! Si individuellement ces attachements sont autant d’obstacles qui empêchent de croire et d’avoir une bonne vie, l’ensemble de ces attachements constitue le monde tel qu’il est : égoïste, injuste, violent. Nous pourrions nous poser un exercice spirituel intéressant, à la fois individuel et collectif. Nous pourrions nous demander où nous pouvons trouver le point de cette rupture dans notre subjectivité. Une fois qu’il est localisé, nous pouvons nous demander jusqu’où nous sommes prêts à aller pour renoncer aux choses qui agrandissent, intensifient et potentialisent notre moi, notre identité, nos richesses. Jusqu’où sommes-nous prêts à laisser périr ce moi ? Dorothy Day – l’anarchiste sacrée de Manhattan – a dit un jour qu’après s’être convertie, elle se sentait morte. Et d’une manière vraiment mystérieuse, par cette conversion du cœur, on meurt à soi-même pour vivre. Mais c’est précisément pour cette raison que nous devons mieux comprendre de quoi nous parlons lorsque nous parlons de vie.

La croyance en la vie éternelle peut être un puissant moyen de résistance à l’injustice du monde, comme l’a démontré le philosophe suédois Mårten Björk dans son récent ouvrage The Politics of Immortality in Rosenzweig, Barth and Goldberg. Theology and Resistance Between 1914-1945. Dans les premières pages du livre, Björk écrit : « L’espoir d’immortalité est devenu à cette époque, comme nous le verrons, un moyen de résister à la réduction de la vie à la biologie, à la culture et à l’histoire et un refus d’identifier l’existence humaine avec des concepts politiques tels que la race, l’État et la nation ». Il est intéressant de constater que dans ce contexte, la croyance est placée en dehors non seulement de la biologie, mais aussi de l’identification à une culture et à l’histoire. Nous voyons ici le levier extérieur au monde revenir, mais il agit à l’intérieur du monde. La vie éternelle est la dimension dans laquelle on entre par la porte de la foi, un passage qui remet en question toutes nos idées sur la vie. Car, tout comme notre vie terrestre, les idées de ce monde sont finies, transitoires et précaires, alors que la foi n’est pas une idée mais une forme de vie qui plonge ses racines dans le ciel, dans l’éternité et dans la liberté sans fin.

En grec ancien, qui est également utilisé dans le Nouveau Testament, le mot vie peut être dit principalement de deux manières, bios (βίος) et zoé (ζωή). Parfois, les évangélistes utilisent aussi le mot psyché (ψυχή), souvent traduit de manière réductrice par « âme », mais qui, dans ce contexte, désigne l’ensemble de la personne dans son acte de vie. En effet, la culture juive, contrairement à la culture grecque, ne concevait pas de dualisme anthropologique. Les philosophes contemporains célèbres qui ont travaillé sur le concept de vie et de biopouvoir reviennent tous sur la distinction hiérarchique entre bios et zoé instaurée par la culture hellénistique, et dans laquelle bios désigne la vie d’un individu, sa vie politique, sa vie publique, tandis que zoé désigne la simple vie biologique, indifférenciée, animale, et tout au plus la vie domestique des femmes et des esclaves exclus de la polis. Dans cette philosophie, portée notamment par Giorgio Agamben, la révolution du Nouveau Testament qui renverse précisément cette hiérarchie politique est toujours restée dans l’ombre. Chaque fois que les rédacteurs du Nouveau Testament veulent désigner la vraie vie, celle qu’il faut conquérir, la bonne vie, la vie irréductible, la vie divinisée, éternelle, ils ont toujours recours au mot zoé. Son sens est ainsi profondément révisé, puisque dans ce cas zoé signifie évidemment une vie hautement qualifiée et certainement pas une vie purement biologique ; mais en même temps, il ne s’agit pas de l’identité sociale ou culturelle dans laquelle une vie

s’inscrit historiquement. C’est précisément à la bios ou à la psyché que le Nouveau Testament invite à renoncer, et c’est cette vie qu’il faut perdre pour vivre vraiment. Il faut se dépouiller de son identité mondaine, de son moi existentiel, il faut devenir pauvre en soi pour devenir libre et accéder à la plénitude de la vie. Cela est symbolisé dans la Bible par l’arbre placé au centre du jardin d’Eden. Nous le retrouvons dans l’Apocalypse au centre de la Nouvelle Jérusalem : « τὸ ξύλον τῆς ζωῆς », l’arbre de zoé. Et puisque nous avons appris que destituer n’est pas la même chose que détruire (car sinon il n’y aurait pas de raison d’utiliser un verbe différent), nous comprenons le sens de ce que Paul a dit à propos de vivre dans la condition dans laquelle on se trouve à la manière de “ne pas” (Rm 7, 27-31), évitant ainsi une identification avec un prédicat quelconque. En outre, cela signifie qu’il faut renoncer à faire des prédicats des éléments de possession, de pouvoir et de division, et vivre au contraire en communion : « Il n’y a ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme, car vous êtes tous un dans le Christ » (Ga 3, 28). C’est ainsi que l’on commence dès maintenant à vivre la vie éternelle et que l’on devient immédiatement capable de défier le pouvoir du monde : « Ils habitent dans leur propre pays, mais simplement comme des étrangers. En tant que citoyens, ils partagent tout avec les autres, mais ils supportent tout comme des étrangers. Tout pays étranger est pour eux comme leur pays natal, et tout pays où ils sont nés comme une terre d’étrangers » (Épître à Diognète).

La vie/zoé est comme un vent créatif et fécond, débordant et dépassant toute vie/bìos. C’est le vent de la liberté de l’Esprit, dont on ne peut pas dire »dire d’où il vient ni où il va » (Jn 3,8). La libération est un rêve qui ne se réalise que si nous le faisons ensemble, si nous y croyons ensemble : « I’ll let you be in my dreams if I can be in yours » (« Je te laisserai être dans mes rêves si je peux être dans les tiens » – B. Dylan, Talkin’ World War III Blues).

Marcello Tarì, chercheur italien indépendant