Godo pris aux mots

La chronique d’Emmanuel Godo parue dans La Croix le 25 octobre et titrée Israël, sous couvert de sentimentalisme bon teint et de déclaration d’amour à Israël, est glaçante. Glaçantes également les réactions d’enthousiasme qu’elle a suscitées chez certains frères et soeurs chrétiens. Dans ce texte, la confusion théologique est à son comble et mène à des conclusions pratiques inacceptables. C’est donc à la fois pour des raisons religieuses et pour des raisons morales qu’il s’agit d’y répondre.

L’auteur choisit d’identifier pleinement Israël au judaïsme. À aucun moment, il ne distingue entre l’État d’Israël et la religion juive, entre les intérêts politiques d’un État et la vocation religieuse d’un peuple excédant les frontières de cet État. Cette identification se double d’une déclaration de solidarité physique et politique, qui excède de loin le domaine de la compassion sincère pour une victime éprouvée. Dans sa logique, donc, être chrétien, être juif et être israélien est tout un et dispose à une alliance politique inconditionnelle. Cette entité théologico-politique présenterait le mérite, indépassable à ses yeux, de ne pas être « soluble comme nous autres dans la mélasse mielleuse qui sert au monde de pensée commune. » Que signifie ici « nous autres » sinon tous ceux qui se refusent à voir la Révélation biblique comme un trésor parfaitement traduisible dans un État ? 

Dès lors, dans l’esprit du chroniqueur, la critique de la politique de l’État israélien est perçue comme un antijudaïsme. Cette critique produit chez lui une manifestation de loyauté des plus inquiétantes : « Ceux qui rêvent de ta destruction œuvrent à la mienne. Aucune cause ne tient devant l’éternité de tes fondations. » Il existe indiscutablement un antisémitisme qui instrumentalise la guerre israélo-palestinienne pour se donner à plein. Mais Godo vise plus largement toutes les personnes qui formuleraient des critiques à l’encontre de la politique de l’État israélien. Celles-ci sont accusées d’être secrètement habitées par le désir de voir le peuple juif réduit à néant. Elles sont rangées par lui dans la catégorie du « oui, mais ». Entendez : les personnes qui, conscientes de l’horreur de l’attaque du Hamas du 7 octobre, s’interrogent sur les conditions d’émergence et de diffusion de son idéologie mortifère, et qui pressentent qu’aucune solution n’adviendra sans prise en compte du droit à l’existence du peuple palestinien. Pour Godo, ces derniers, qui ne sont à aucun moment mentionnés, n’existent tout simplement pas. Ils sont effacés du texte comme du réel.

Pour Godo, Israël n’est pas seulement une entité sacrée non critiquable, c’est également un modèle à imiter pour au moins deux raisons. Premièrement, nous l’avons dit, Israël serait le signe vivant et tangible de la Révélation biblique en acte. Cette approche, qui voit dans des dynamiques politiques de l’histoire contemporaine une réalisation littérale de la parole biblique, défigure le messianisme biblique. Elle est également dangereuse. A titre d’exemple, le sionisme chrétien fondamentaliste, qui assimile le peuple élu de l’Ancien Testament à la nation israélienne contemporaine, se fonde sur des présupposés profondément antisémites : il considère les Juifs comme inassimilables ailleurs qu’en « Terre Sainte », milite pour qu’ils y retournent tous, sans prendre en compte les droits des Palestiniens. Il perçoit de tels événements politiques comme la condition nécessaire au retour du Christ sur Terre à la fin des temps. Ce type de sionisme chrétien fondamentaliste instrumentalise donc les Juifs, devenus simple rouage dans son plan eschatologique.

Deuxièmement, Israël, à l’inverse de nous autres Français décadents, serait décidé à lutter pour sa survie. Cette dernière est menacée par un bloc massif que l’auteur ne se donne pas la peine d’expliciter, nommé « l’ennemi de notre civilisation ». Cet ennemi, est-ce les Arabes, les musulmans, le terrorisme islamiste, le peuple palestinien ? On ne le saura pas mais on devine bien que c’est tout cela ensemble. On se demande, à ce propos, dans quelle catégorie l’auteur classe les chrétiens palestiniens. En tout état de cause, face à cet ennemi, une seule solution : la guerre. Car « appeler à la mesure dans la réponse » équivaudrait à pactiser avec le mal et à légitimer le Hamas ! Ce serait donc la preuve tangible d’un reniement du Christ, Messie dont l’existence même est garanti, dans la pensée de Godo, par l’existence d’un Etat israélien religieux.

On pense être parvenu au bout de cette argumentation délirante, mais ce n’est pas tout. Dans une ultime saillie théologico-politique, Godo revient à la France. L’auteur, spécialiste de Maurice Barrès, considère que la France, pays endormi « qui n’a plus la force de faire l’Histoire » en donnant des « conseils de prudence et de modération », doit apprendre d’Israël « l’honneur et la fidélité à l’alliance première ». Cet apprentissage n’est, au fond, qu’une redécouverte car, nous apprend-il en se revendiquant de Léon Bloy, il n’y a que deux peuples vraiment « aimés de Dieu » : « le peuple gaulois et le peuple juif ». Israël et la France, soudés par leur relation particulière à la Révélation biblique, sont donc encouragés à se faire bras armés de Dieu et combattre « l’ennemi ». Un ennemi indigne d’être nommé, exclu de l’humanité – on sait à quel point, dans la Bible, le nom c’est l’être – et donc implicitement, pour sa part, non-aimé de Dieu.

L’esprit biblique et l’esprit évangélique ne sont plus des puissances de conversion, qui nous disposent à la vocation de la justice et de la charité, ce sont des biens patrimoniaux que doivent défendre des États guerriers, sûrs de leur force et qui ne tremblent pas quand il s’agit de faire la guerre et de verser le sang, même celui des civils. En tant que chrétiens, nous sommes bien les héritiers du trésor de l’Alliance que le judaïsme a communiquée au monde. Mais contrairement à ce que pense Godo, cela n’implique certainement pas d’idolâtrer le gouvernement israélien lorsqu’il se réclame de la religion juive tout en trahissant si ouvertement ce que son esprit contient de meilleur. 

Emmanuel Godo est poète. Le métier de poète, donc, peut se combiner avec les pires mensonges théologiques et abjections morales, sous couvert de lutte contre l’antisémitisme. Ainsi, on peut désormais impunément tourner ses rages vociférantes vers des populations arabes, ignorées dans leur existence et leur culture, méprisées dans leurs droits les plus élémentaires, réduites au statut de représentantes d’un mal absolu. Que cela puisse être rend mélancolique mais encourage à s’engager avec sincérité dans la recherche de la paix, par le chemin de la vérité et de la justice.

Collectif Anastasis – 29/10/2023