Des limites de Laudato Si’ – et de sa réception

Une encyclique sur l’écologie : et après?

Alors que le pape François a annoncé récemment qu’il allait publier en octobre une suite à l’encyclique Laudato Si’, il nous semble opportun de revenir sur ce texte. Publiée en 2015, quelques mois en amont de la COP21, l’encyclique a marqué les esprits, et elle a permis d’accélérer la prise de conscience écologique du monde catholique. Éclairée par un diagnostic scientifique robuste et une analyse sociale lucide, la lettre du Pape François invite les catholiques et toutes les personnes “de bonne volonté” à une “conversion écologique”. Critiquant “l’anthropocentrisme déviant” des civilisations traversées par le christianisme, le texte ne mâche pas ses critiques vis-à-vis du désordre économique mondial, des injustices nord-sud mais aussi nationales, ou surtout du “paradigme technocratique”, c’est à dire, sous une certaine forme, de la fascination pour la technique. Endossant presque la critique décroissante, l’encyclique reconnaît aussi le retard de l’Eglise en matière d’écologie, ainsi que la contribution prophétique d’autres confessions et de toutes les personnes engagées dans l’écologie.

Novateur théologiquement, acéré sur les plans sociaux et économiques, robuste scientifiquement, le texte a été acclamé par de nombreux écologistes en lutte partout dans le monde. L’Eglise catholique allait-elle mettre en mouvement ses milliards de fidèles au côté des peuples indigènes menacés par l’agro-business, au côté des jeunesses en grève pour le climat, des ZADistes de France et d’ailleurs?

Huit ans ans plus tard, malgré l’impact considérable du texte, la situation écologique s’est encore considérablement aggravée. Pire, le monde catholique semble n’avoir pas mis en œuvre, dans les actes au moins, la conversion à laquelle François appelle pourtant les fidèles. Dans un article paru plus tôt cette année dans la Nouvelle Revue de Théologie, Mahaut et Johannes Herman soulignent l’incapacité à transformer en acte concret l’appel pressant de la doctrine sociale renouvelée par François à l’aune des dernières connaissances scientifiques. La factualité de l’urgence écologique est peu présente dans les discours ecclésiaux en Occident. Certes, en Europe, nous sommes épargnés par le niveau de déni auquel s’adonnent les évêques états-uniens. Néanmoins, on est loin d’une parole prophétique et entendue, si on la compare aux questions dites “bio-éthiques” (un concept à déconstruire d’urgence).

Nous publions ci-dessous la traduction inédite d’un texte de Philip Goodchild, professeur de sciences religieuses à l’université de Nottingham au Royaume-Uni. Ce texte rend justice à l’intérêt majeur de Laudato Si, mais y apporte également un complètement critique. Il explique une partie du fossé entre la vigueur de l’appel de Laudato Si’ et la réalité – à bien des égards décevante – de sa réception.

S’interroger sur une réception avant tout spirituelle

L’encyclique accompagne son diagnostic scientifique et sa critique socio-économique d’un développement théologique autour de la Création. Ces développements sont importants, et fructueux pour approfondir la relation de chaque croyant avec le Dieu de Jésus-Christ au regard de la crise écologique. L’appel à la conversion écologique qui en découle est même nécessaire : la destruction des conditions de survie de l’humanité trouve sa cause profonde dans l’hégémonie d’un ordre socio-économique désormais planétaire, dont le succès tient à l’assujetissement généralisé du vivant. 

Cela dit, là où la question personnelle/spirituelle ne représente qu’une partie d’un chapitre parmi les six (en comparaison, trois ont une dimension très clairement politique), on constate, dans la réception de l’encyclique par les catholiques français, une sur-enchère spirituelle bien plus qu’une mobilisation à la hauteur des enjeux et de l’analyse formulée par le Magistère. Tout se passe comme si l’incursion des réalités sociales et écologiques dans la théologie mettait nos communautés chrétiennes dans l’embarras. Le résultat? Une profusion de retraites éco-spirituelles, de “jardins Laudato Si’”, de “cercles de prière pour la Création” – mais relativement peu d’activités communautaires réellement prophétiques, c’est-à-dire des luttes en mesure de faire dérailler les imaginaires qui nous mènent à la catastrophe.

S’interroger sur l’inflation théorique

Dans l’encyclique, François propose une analyse théologique qui tente de corriger “l’anthropocentrisme déviant” de la tradition chrétienne, et pour affirmer l’ancrage de l’humanité pèlerine dans la Création. De nouvelles questions s’ouvrent: de quelle manière les roches, les plantes, les animaux participent-ils à l’histoire du salut ? quelle place occupe l’humanité dans le plan divin, dès lors qu’on la fait redescendre un peu de son piédestal ? quels nouveaux sens la notion de Création peut-elle prendre?

On peut voir dans cet approfondissement théorique, et dans cette redécouverte des théologies de la création des Pères de l’Eglise (Basile le Grand, Maxime le Confesseur, etc.), une tentative de dépasser la polarisation interne à l’Eglise. Mais ces questions, si passionnantes soient-elles, ne se suffisent pas à elles-mêmes. Elles risquent en effet constamment de faire écran à la réalité crue, bien moins propice à l’émerveillement et à la poésie : un réchauffement climatique déjà constaté de +1,3°C, sur une trajectoire à +3°C, des désastres réguliers qui lui sont déjà imputables, ainsi qu’une incapacité collective du régime politico-économique à faire baisser les émissions de gaz à effet de serre.

Il est bon de réfléchir au degré de dignité d’une créature ou d’un milieu, mais les théologiens catholiques ont une responsabilité pratique à ne pas oublier. La réflexion théologique peut être une pensée qui, à très court-terme, suscite des affects et met en mouvement – ou qui, à défaut, trouve refuge dans des débats certainement intéressants, mais trop inoffensifs. Face à l’urgence matérielle de l’effondrement encours, qui prend, aujourd’hui, la mesure d’une nécessaire pensée de l’agir chrétien? Aux Philippines, aux Etats-Unis, en Australie, en République Démocratique du Congo, au Brésil, en Allemagne, et dans bien d’autres lieux encore, nombre de nos frères et soeurs chrétiens s’engagent sur le terrain, et le caractère à chaque fois très concret de leurs engagements peut nous inspirer. 

S’interroger enfin sur les faiblesses analytiques

Enfin, et c’est sans doute le problème fondamental de Laudato Si’, qui explique une bonne  partie son manque d’effectivité, il y a l’incapacité à formuler une critique radicale de “l’économie”. En appelant à “un chemin de développement productif plus créatif et mieux orienté” qui “pourrait corriger le fait qu’il y a un investissement technologique excessif pour la consommation et faible pour résoudre les problèmes en suspens de l’humanité” (§ 191-194), le texte semble manquer sa cible. De même, en critiquant avec vigueur la financiarisation sans jamais en nommer les acteurs, le pape pêche par naïveté.  François laisse relativement intouché un édifice idéologique qui est pourtant la principale source des problèmes concrets auxquels nous sommes confrontés.

Ainsi, même en acceptant la conception orthodoxe et positive du travail, il aurait été possible de formuler une critique du capitalisme en ce qu’il considère le travail comme une marchandise et non comme une capacité humaine fondamentale. Même en acceptant les bienfaits du principe de la propriété privée, il aurait été possible, au nom de la destination universelle des biens, de formuler une critique claire de la logique du capital, qui organise une extraction systématique des ressources librement disponibles (corps des travailleurs et travailleuses, aménités offertes par les écosystèmes, etc.) et une concentration des richesses entre les mains d’un petit nombre.

C’est ici que nous vous renvoyons à la lecture du texte de Goodchild: celui-ci suggère que Laudato Si’ ne prête pas une attention suffisante à la manière dont ce que nous appelons « l’économie » cadre nos priorités et notre perception du temps, affectant ainsi nos capacités à prendre des décisions justes. Autrement dit, Goodchild pointe l’absence d’analyse, dans l’encyclique papale, de l’aliénation induite par le mode de production économique dominant.

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La Création, le péché et la dette : une réponse à l’encyclique Laudato Si

Philip Goodchild (version orginale à lire en ligne ici)

Le début du texte consiste en une présentation de l’encyclique: l’analyse critique commence plus bas, après la triple astérisque

Il est indéniable que la récente encyclique papale Laudato si’ représente un changement radical dans la Doctrine Sociale de l’Église. D’une part, elle ne s’adresse pas simplement aux évêques ni même aux seuls catholiques, mais « à chaque personne qui habite cette planète » (§3) ; d’autre part, elle s’exprime dans la perspective du Sud et nomme les dettes du Nord envers le Sud (§51). Après des décennies de tension entre les théologies de la libération ayant émergé dans les pays en développement et la foi catholique traditionnelle telle qu’elle a été “préservée” dans le monde développé (notamment par le prédécesseur immédiat du pape actuel), François rend explicite sa dette envers la théologie de la libération en reprenant mot à mot l’expression qui constitue le titre de l’ouvrage fondateur et influent de Leonardo Boff, Cri de la terre, cri des pauvres (voir §49). Alignée avec l’analyse de Boff, l’encyclique fait remonter les racines de la crise écologique à l’état d’esprit d’une civilisation moderne qui a des effets tout aussi destructeurs sur la vie des pauvres que sur l’état de la planète. L’encyclique tisse habilement des liens entre la nouvelle perspective d’une  connexion universelle, que l’on trouve dans la pensée écologique, avec les préoccupations issues de la théologie de la libération pour la justice économique et avec la pensée sociale catholique plus traditionnelle, fondée sur l’idée du bien commun. Prises ensemble, ces trois perspectives s’agencent pour former une critique des paradigmes politiquement dominants du libéralisme économique et du néolibéralisme qui est plus explicite et plus directe  qu’elle ne l’était dans les interventions des précédents papes. Il sera donc utile d’explorer les raisons avancées par cette encyclique pour qualifier de « péché » les normes économiques qui prévalent dans le monde développé.

L’encyclique désigne comme « péché » la rupture d’une triple relation d’une personne à Dieu, au prochain et à la terre, à la fois vers l’extérieur et à l’intérieur d’elle-même. Ces relations sont tellement imbriquées que la rupture de l’une d’entre elles entraîne la rupture des autres. Le Pape commence par le récit augustinien traditionnel du péché, comme l’affirmation de la liberté humaine sans reconnaître les obligations humaines ou la finitude naturelle (§6). En effet, la rupture de l’harmonie entre le Créateur, l’humanité et la création dans son ensemble se manifeste par une quête de domination sur le monde naturel (§66), qui s’accompagne d’un « refus de reconnaître nos limites de créatures » et de la prétention de prendre la place de Dieu. Une fois que les sentiments subjectifs deviennent un critère de ce qui est bien ou mal (§224), la quête de pouvoir et de satisfaction personnelle incarnée par la technologie et la culture du déchet nient effectivement l’existence d’autrui, surtout lorsque la consommation d’une petite minorité de la population prive les générations actuelles et futures de ce dont elles ont besoin pour survivre (§95). La crise écologique actuelle n’est donc qu’un petit signe de la crise éthique, culturelle et spirituelle de la modernité dans son ensemble (§119).

Qu’est-ce qui a été perdu dans cette affirmation de soi contre le Créateur ? La modernité ne parvient pas à considérer la vie comme une création, comme un don : alors que la « nature » est généralement considérée comme un système qui peut être étudié, compris et contrôlé, la « création » accorde à chaque créature sa valeur et sa signification dans le plan d’amour de Dieu (§76).  » L’univers matériel tout entier parle de l’amour de Dieu, de son affection sans limites pour nous. Le sol, l’eau, les montagnes : tout est, pour ainsi dire, une caresse de Dieu » (§84). Traiter le monde comme simple “nature”, c’est donc rompre le lien de gratitude envers le Créateur. Cette traditionnelle théologie de la création est élargie dans l’encyclique, en reliant la valeur et la signification de chaque créature non pas simplement à son statut de créature dans l’amour de Dieu et non pas simplement à sa propre finalité téléologique, mais également à son rôle dans un écosystème :

Tout comme chaque organisme est bon et admirable, en soi, parce qu’il est une créature de Dieu, il en est de même de l’ensemble harmonieux d’organismes dans un espace déterminé, fonctionnant comme un système. Bien que nous n’en ayons pas conscience, nous dépendons de cet ensemble pour notre propre existence. Il faut rappeler que les écosystèmes interviennent dans la capture du dioxyde de carbone, dans la purification de l’eau, dans le contrôle des maladies et des épidémies, dans la formation du sol, dans la décomposition des déchets, et dans beaucoup d’autres services que nous oublions ou ignorons. Beaucoup de personnes, remarquant cela, recommencent à prendre conscience du fait que nous vivons et agissons à partir d’une réalité qui nous a été offerte au préalable, qui est antérieure à nos capacités et à notre existence. (§140 ; c’est nous qui soulignons)

L’être humain n’est pas le maître des écosystèmes, au contraire, il a été créé à partir de la poussière de la terre (§2). Le nouveau paradigme, annoncé antérieurement par Boff, est celui de l’interrelation : « toutes les créatures sont liées, chacune doit être valorisée avec affection et admiration, et tous en tant qu’êtres, nous avons besoin les uns des autres » (§42). Il existe une communion universelle des créatures : toutes sont liées par des liens invisibles. Être créé, c’est faire partie d’un écosystème pré-donné ; en revanche, chercher à se maîtriser, c’est nier ces liens de dépendance palpables et matériels, comme si une plante se déracinait et partait en voyage ; c’est nier ses conditions d’existence, avec des conséquences inévitablement autodestructrices. En l’absence de conscience de ces conditions réelles, données, et sans “principes solides hors de la réalisation de projets personnels et de la satisfaction de nécessités immédiates, quelles limites peuvent alors avoir la traite des êtres humains, la criminalité organisée, le narcotrafic, le commerce de diamants ensanglantés et de peaux d’animaux en voie d’extinction?” (§123). Le résultat est une spirale d’autodestruction (§162) : plus « le cœur d’une personne est vide, plus elle a besoin de choses à acheter, à posséder, à consommer » (§204). Le concept de loi naturelle trouve une nouvelle vie dans la notion d' »écologie intégrale ».

Le fait que nous vivions presque entièrement sur la base d’une réalité qui nous a été donnée signifie que les individus ne contribuent que très peu à la création de la richesse dont ils jouissent : la plupart de celle-ci a été fournie par l’ordre naturel, par les générations précédentes et par d’autres. Il n’est plus possible de considérer le monde d’une manière purement utilitariste, comme si tout ce qui comptait n’était que la maximisation de bienfaits individuels par l’amélioration de l’efficacité et de la productivité. On pourrait remarquer qu’ici, être un « acteur rationnel » ne consiste plus à être purement orienté vers la maximisation de l’intérêt personnel ; être vraiment rationnel, c’est maintenir son interdépendance de manière proportionnée. Ceci constitue la base d’un enseignement radical sur la propriété privée : il existe toujours un ensemble de liens de dépendance invisibles et donc un ensemble d’obligations, ou une hypothèque sociale, sur la propriété privée.

Le principe de la subordination de la propriété privée à la destination universelle des biens et donc du droit de chacun à leur usage est une règle d’or de la conduite sociale et  » le premier principe de tout l’ordre éthique et social  » (§2). La tradition chrétienne n’a jamais reconnu le droit à la propriété privée comme absolu ou inviolable et a souligné la finalité sociale de toutes les formes de propriété privée (§93).

Ainsi, toute richesse gagnée à travers un actif quelconque (foncier, immobilier, ou autre) est le résultat d’un réseau préalable de relations et n’est que marginalement affectée par la manière dont celles-ci sont gérées. La propriété est conçue avant tout comme une intendance, car la terre entière appartient originellement à Dieu et doit être gérée en vue du bien commun, défini comme « l’ensemble des conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée » (§156). En revanche, faire de la propriété privée un principe absolu, c’est perdre le sens de la responsabilité sur lequel se fonde toute société civile (§25). La propriété privée, en tant que fondement de l’économie libérale, est un péché. Un exemple de cette disparition de responsabilité se trouve dans la privatisation de l’approvisionnement en eau. Car l’eau est une condition d’existence ; la dépendance de l’homme à l’égard de l’eau est l’une de ces relations invisibles qui caractérisent l’écologie intégrale. Ainsi, « l’accès à l’eau potable et sûre est un droit humain primordial, fondamental et universel, parce qu’il détermine la survie des personnes, et par conséquent il est une condition pour l’exercice des autres droits humains » (§30 ; souligné dans l’original). Empêcher l’accès à l’eau potable de base, que ce soit par le gaspillage, par la propriété ou par la privatisation, est un péché : cela rompt la relation à Dieu en ne respectant pas la valeur qu’il accorde aux autres.

L’abus de la propriété privée pour négliger les personnes et la planète s’exprime dans un système de relations commerciales et de propriété qui est  » structurellement pervers  » (§52). La tension principale, dans cette analyse, se situe entre, d’une part, l’appréciation du tout, des relations entre les choses, de leur inscription dans un horizon plus large (§110), et, d’autre part, la recherche de profits rapides et faciles (§36). Le fonctionnement des écosystèmes est exemplaire : chaque déchet est un nutriment pour une autre créature dans une série de cycles. En revanche, le système industriel moderne est largement linéaire, épuisant les ressources non renouvelables et accumulant les déchets de la consommation. Il existe une incompatibilité fondamentale entre la croissance exponentielle et illimitée – qu’il s’agisse de la production, de la consommation ou des profits, qui exige une efficacité et une rapidité toujours plus grandes – et la finitude et l’échelle de temps fondamentale des processus écologiques cycliques tels que le cycle du carbone et le cycle hydrologique. La quête de profits ne peut prétendre à l’éthique que si elle s’enracine dans l’idéal de la croissance infinie. « Cela suppose le mensonge de la disponibilité infinie des biens de la planète, qui conduit à la ‘presser’ jusqu’aux limites et même au-delà des limites” (§106). Car « dans le schéma du gain il n’y a pas de place pour penser aux rythmes de la nature, à ses périodes de dégradation et de régénération, ni à la complexité des écosystèmes qui peuvent être gravement altérés par l’intervention humaine. » (§190).

Cette perspective offre une base pour le rejet de l’économie de marché libérale : la base écologique est la plus large donnée de la vie économique. De plus, l’économie de marché attribue la souveraineté aux exigences du consommateur, une personne qui dépense de l’argent en considérant sa seule satisfaction sans tenir compte du bien commun – l’exemple parfait de la conscience humaine pécheresse. Ainsi, le marché en lui-même ne peut pas garantir le développement humain intégral et l’inclusion sociale (§109), car les pauvres et les exclus n’ont pas plus d’argent à dépenser sur le marché que les écosystèmes. Ceux qui espèrent que la croissance économique et la technologie résoudront nos problèmes peuvent ne pas s’appuyer explicitement sur « certaines théories économiques qu’aujourd’hui personne ou presque n’ose défendre » mais pourtant « les soutiennent par leurs actes en ne montrant aucun intérêt pour des niveaux de production plus équilibrés, une meilleure répartition des richesses, le souci de l’environnement et des droits des générations futures » (ibid.).

L’encyclique interprète le rôle de la finance en fonction d’un paradigme technocratique unidimensionnel qui exalte le rôle d’un sujet qui utilise des procédures rationnelles et logiques pour obtenir le contrôle d’un objet. La méthode scientifique est celle de la possession, de la maîtrise et de la manipulation, comme si la nature était une toile blanche, sans lien préexistant de dépendance mutuelle. Appliquée à la vie économique, la recherche du profit devient le critère suprême, sans se soucier des effets sur les autres êtres humains. « La finance submerge l’économie réelle » (ibid.). La production n’est pas toujours rationnelle. La finance submerge également la vie politique : les secteurs économiques et financiers étant transnationaux, ils tendent à l’emporter sur le politique (§175). Car dans les démocraties électorales et les cultures consuméristes, les intérêts et les profits à court terme ont tendance à résister aux plans écologiques à long terme. C’est ce qui ressort de la réponse à la crise financière de 2007-8, fondée sur les « critères dépassés qui continuent de régir le monde » (§189). Au lieu de réglementer les pratiques spéculatives et la richesse virtuelle, en profitant de l’occasion pour développer une nouvelle économie plus attentive aux principes éthiques, les intérêts du secteur financier ont été placés au premier plan. « Sauver les banques à tout prix, faire payer le public, renoncer à s’engager fermement à revoir et à réformer l’ensemble du système, ne fait que réaffirmer le pouvoir absolu d’un système financier, un pouvoir sans avenir et qui ne fera que susciter de nouvelles crises après une reprise lente, coûteuse et seulement apparente » (ibid.).

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C’est à ce stade que l’on peut s’arrêter pour réfléchir : Dans quelle mesure le pouvoir du système financier est-il « absolu » ? La décision de sauver les banques à tout prix a-t-elle établi et intensifié ce « pouvoir absolu » ? Ou si ce pouvoir était vraiment absolu, n’y avait-il pas d’autre choix que de sauver les banques ou de faire face à une catastrophe économique? En effet, toute production dans l’économie contemporaine dépend du crédit et de l’investissement : la finance semble être une condition de production tout aussi importante que la fertilité de la terre, la santé de l’écologie au sens large et la culture de la société humaine avec ses lois de gouvernance, chacune de ces conditions étant soulignée dans l’encyclique. Sans institutions appropriées pour distribuer les fonds, l’écologie humaine ainsi que l’économie seraient gravement perturbées. Ce qui me préoccupe, c’est que dans une grande partie de la pensée écologique, l’accent est tellement mis sur l’exploration des relations réelles de dépendance qui existent en dehors des relations économiques formelles (de propriété, de contrat et d’échange) qu’une attention insuffisante est accordée à la nature intrinsèque de la vie économique en tant que telle.

Permettez-moi d’expliquer ce qui, à mon avis, fait défaut ici : il s’agit de la compréhension de la signification économique du temps. Dans certains de ses passages les plus tendres, l’encyclique invite à  une spiritualité universelle d’une joie profonde, libérée de toute obsession de la consommation. « Le fait d’être sereinement présent à chaque réalité, aussi petite soit-elle, nous ouvre beaucoup plus de possibilités de compréhension et d’épanouissement personnel. » (§222). Prendre son temps permet de se défaire des besoins insatisfaits et superflus. « Nous parlons d’une attitude du cœur, qui vit tout avec une attention sereine, qui sait être pleinement présent à quelqu’un sans penser à ce qui vient après, qui se livre à tout moment comme un don divin qui doit être pleinement vécu » (§226). Je ne voudrais en aucun cas sous-estimer combien cette proposition est significative, attrayante et même nécessaire. Mais qui peut atteindre une telle sérénité ? Même si elle est à la portée de ceux qui poursuivent la vie religieuse, elle est facilement perturbée par une rafale de courriels, un fil d’actualité ou Twitter, les demandes de personnes qui dépendent de nous, les obligations au travail ou une petite crise familiale. Une telle vision de la sérénité repose sur l’illusion de la maîtrise de son temps, tout comme le paradigme technologique repose sur l’illusion de la maîtrise de l’espace environnant.  La société contemporaine, même si elle a perdu de vue la famille comme premier lieu d’obligation envers autrui, a eu tendance à fragmenter et à multiplier les obligations dans ses tentatives de réduire leur charge globale. Pour beaucoup, le motif de l’acceptation de tant d’obligations est un sentiment préalable de dette, qu’elle soit morale, sociale ou purement économique. Les dettes sont autant d’exigences placées sur le temps d’une personne qui nuisent à tout sentiment de sérénité. Si elles focalisent l’attention en dehors de l’épanouissement profond de l’expérience immédiate, elles conduisent également à ce sentiment d’insatisfaction qu’est le « cœur vide », d’où l’envie d’acheter, de posséder et de consommer.

Quelle est la pertinence économique de tout cela ? Toute production économique est intrinsèquement temporelle : elle implique une activité intentionnelle qui anticipe un futur possible. Elle est également rendue possible par le crédit et l’investissement, même si les auto-entrepreneurs n’investissent que leur temps et leurs ressources. Ce crédit et cet investissement, dans la mesure où ils impliquent une relation avec autrui, sont intimement liés à un niveau d’endettement. Même lorsqu’il n’y a pas de dette monétaire, toutes les relations de travail, de contrat et d’échange impliquent des obligations mutuelles. Ces dettes et obligations attirent l’attention : elles exigent que l’on s’intéresse aux moyens par lesquels ces obligations peuvent être remplies et les dettes payées. Dans cette perspective, du moins pendant un certain temps, le monde est considéré comme un ensemble de moyens et d’opportunités. En d’autres termes, les dettes et les obligations contraignent les individus à adopter un état d’esprit utilitariste et les incitent souvent à devenir des « acteurs rationnels » qui maximisent leurs intérêts personnels dans le seul but de rembourser leurs dettes et d’honorer leurs obligations. À cet égard, nous risquons de tomber dans l’illusion si nous imaginons que l’économie est un « marché libre » composé d’agents économiques autonomes. Les acteurs économiques ont tendance à multiplier les contrats et les échanges pour répondre à leurs besoins et à leurs obligations ; seuls ceux qui disposent d’une certaine richesse sont libres de leurs choix. Nous risquons également de tomber dans l’illusion si nous imaginons que l’économie est « capitaliste » au sens où des innovateurs imaginatifs et industrieux créent de la richesse en accumulant plutôt qu’en consommant les moyens de production (ou bien que leurs travailleurs créent simplement toute la richesse). En réalité, la création de richesse est initiée et conduite par l’investissement, le crédit et la dette. Lorsque cela s’étend aux relations entre personnes étrangères les unes aux autres, au-delà des relations de confiance purement personnelles ou communautaires, alors la dette prend une forme monétaire en tant que finance. La finance a un pouvoir absolu sur l’économie. Elle le fait parce que la vie économique ne dépend pas simplement de la réalité qui nous a été donnée, pas plus qu’elle ne dépend simplement de nos efforts dans le présent : elle dépend de nos anticipations du futur et de nos engagements à rendre ce futur possible. Les trois dimensions temporelles sont nécessaires. Mais l’orientation vers l’avenir est purement une question de foi – et, en tant que telle, elle est mûre pour une analyse théologique.

Bien que je sois fermement d’accord avec une grande partie de l’encyclique, et que je sois enthousiaste quant à sa publication, je ne crois pas que la sécurité écologique (ecological security) puisse être assurée dans le contexte d’un système économique destructeur, à moins que la réforme du système financier ne soit placée au cœur de l’agenda. Les dettes et les obligations doivent être subordonnées à une certaine vision de l’écologie intégrale aux niveaux structurel et institutionnel. En gardant cela à l’esprit, j’aimerais proposer un compte rendu différent des racines de la crise écologique actuelle. L’encyclique semble mettre l’accent sur trois facteurs : le péché en tant qu’affirmation de soi qui nie l’existence et les besoins des autres ; les cultures de consommation excessive qui en résultent et qui visent à se substituer au véritable épanouissement humain selon notre nature humaine réelle ; et l’accent mis sur un paradigme purement technocratique qui propose des relations linéaires de cause à effet au lieu de comprendre un réseau d’interdépendances. Les cultures de la consommation et le paradigme technocratique sont en effet des composantes structurelles essentielles de notre malaise écologique, surtout en tant qu’habitudes bien incrustées.Mais il est possible que ce malaise trouve racine dans quelque chose de plus qu’un manque d’attention à l’ordre naturel, ou qu’une affirmation de soi orgueilleuse. Car dans la mesure où l’économie mondiale est dirigée par des dettes et des obligations, il est nécessaire de maximiser la consommation pour générer des profits et rembourser les dettes, tout comme il est nécessaire d’adopter un paradigme technologique pour contrôler son environnement. Dès lors que l’on constate que l’argent lui-même est créé en tant que dette et que ces dettes sont remboursées avec de l’argent – autrement dit, avec les dettes des autres – on voit que la croissance économique illimitée dépend elle-même d’une croissance illimitée des dettes. Le péché, ici, n’est plus considéré comme une décision malheureuse mais comme un pouvoir de contrôle. Moins nos dettes et obligations sont avisées, moins nous sommes adaptés à notre environnement, plus nous sommes obligés de nous adapter pour survivre et plus nous ignorons les besoins et les limites naturelles et sociales. L’origine du déséquilibre écologique, qu’il s’agisse de la liberté de la volonté, de l’ignorance, de la révolution agricole ou d’un pouvoir spirituel, devient sans importance, car la vie est désormais contrôlée par la dette. Le pape François nous a rendu un service immense en ancrant la recherche du bien commun, la détresse des pauvres et une vision de l’interconnexion écologique dans une théologie de la création. Mais ce dont nous avons également besoin, c’est d’une analyse adéquate de ce qu’est la dette et la rédemption, tant économique que théologique ; il n’y a plus de différence ici. Car la crise écologique, aussi actuels que soient ses impacts, concerne nos engagements et comportements futurs et leur renouvellement. C’est une question de crédit (credit) et de foi.