Mathieu Yon, maraicher, membre de la Confédération Paysanne, chroniqueur à Reporterre et auteur de Notre lien quotidien nous a adressé un texte au sujet de la violence effrayante qui s’est abattu à Sainte Soline. Qu’il en soit remercié.
Devant les corps meurtris de la jeunesse, devant les corps meurtris de la gendarmerie: est-il possible de dire une parole, comme une main tendue ? Ou sommes-nous condamnés à hurler avec les loups ?
Le drame qui a eu lieu à Sainte-Soline nous oblige. Il ne suffit pas de dénoncer les violences policières ou à l’égard des policiers. Ce drame, que personne ne semble encore mesurer, nous interpelle directement: en tant que chrétiens, qu’avons-nous fait pour empêcher les douleurs qui ont traversé les champs, cette après-midi du 25 mars 2023 ?
Pour la plupart d’entre nous, nous avons été légalistes. Nous avons suivi les procédures et les institutions. Nous nous sommes fiés aux lois. Ce faisant, nous avons manqué les bords et les marges. Nous n’avons pas prêter attention aux bruissements d’une jeunesse blessée dans sa chair, dans son présent et son avenir. Nous jugeons cette jeunesse comme si nous étions du côté de l’ordre et de l’État, nous qui sommes du côté du langage et de la parole.
Nous manquons à la parole, lorsque nous hurlons avec les chaînes d’information. Nous manquons à la parole, lorsque nous ne ressentons pas la blessure de ceux qui ont soif de justice. Je mesure à quel point ce que je vais dire pourra heurter certains, mais je prononce ces mots avec gravité: les manifestants de Sainte-Soline avaient soif de justice. Ils sont peut-être le sel de la terre. Et nous n’avons pas le droit de nous laver les mains de leur sang.
Je n’étais pas à Sainte-Soline, mais j’ai entendu les cris de la jeunesse sous un déluge de grenades et de balles. La douleur que je ressens est profonde. Comment est-il possible que l’État choisisse de protéger une infrastructure, plutôt que des vies humaines ?
Cette question est une douleur lancinante qui ne me lâche pas. Elle me taraude lorsque je suis dans mon champ, lorsque je plante des salades, que je désherbe des semis des carottes. Elle me réveille la nuit. Elle me lance encore lorsque j’écris ces lignes.
Les chrétiens ne peuvent donner raison à la raison du plus fort. Les chrétiens sont nées dans la désobéissance aux lois stériles, comme ce jour où « Jésus vint à passer à travers les champs de blé » (Matt 12, 1). Les chrétiens sont du côté des pauvres et des persécutés, du côté des affamés et des assoiffés.
La scène qui s’est déroulée le 25 mars 2023 à Sainte-Soline devrait nous sauter aux yeux: 3200 gendarmes, des hélicoptères, des quads barrant l’accès à une vaste étendue de terre nue, juste de la terre. Il n’y avait presque rien à casser à Sainte-Soline: une double rangée de grilles, une pompe, des tuyaux. Alors pourquoi ne pas laisser entrer la foule sur cette terre ? Pourquoi ne pas lui ouvrir un passage, un accès vers un avenir désirable ? Car cette foule désordonnée n’aspirait pas à autre chose.
A l’approche de la Pâque, je ne peux m’empêcher de penser à la sortie d’Égypte : à ce moment où la Loi n’était pas encore donnée, où le risque était immense, où rien n’était acquis. La Loi de Moïse ne pouvait être donnée à l’intérieur de la maison de servitude. Il fallait d’abord sauter dans l’inconnu. Il y aura toujours une part de désordre et d’improvisation pour sortir de la maison de servitude. Dans ce désordre, on peut trébucher sur des pierres. Mais la volonté du peuple de Sainte-Soline n’était pas de blesser l’autre. Personne ne voulait « tuer des policiers et des gendarmes ». Ce peuple voulait entrer dans ce bout de terre, et le traverser. Il y a eu des clameurs et des cris, il y a eu des plaies ouvertes, des fractures, des comas. Et nous ne sommes pas arrivés à éviter ce drame.
Pour cela, nous aurions eu besoin de mots. Ce n’est pas la force et son usage, ce ne sont pas les discours et les procédures qui nous manquent. Dans la crise que nous traversons, nous avons besoin du langage.
Car le langage ne blesse pas. Le langage est une blessure. Mais « dans ses plaies se trouvait notre guérison » (Isaïe 53, 5). Plus que jamais, nous avons besoin de cette blessure qui ne blesse pas, pour nous adresser au pouvoir, et à ceux qui possèdent l’usage d’une violence qui doit impérativement retrouver sa légitimité, sous peine de briser l’élan vital de la jeunesse. Cette jeunesse qui n’est plus en quête d’une terre promise, mais simplement d’une terre habitable.
Pour que les larmes cessent et que le blé soit en terre, pour que les moissons reviennent, il nous reste un peu de paroles dans nos paumes, quelques épis du langage. Encore un peu.
Mathieu Yon