« J’estime que les souffrances du temps présent ne sont pas à comparer à la gloire qui doit se révéler en nous. Car la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu. »
Lettre de saint Paul aux Romains, chapitre 8, versets 18 et 19.
Ce petit ouvrage percutant est à lire pour au moins deux raisons : il éclaire le sens de la pensée chrétienne de l’histoire ; il ouvre la question importante de la juste relation des chrétiens à une époque imprégnée de pressentiments apocalyptiques. En voici la synthèse, suivie d’une courte réflexion plus critique.
- Synthèse
Il serait faux de penser que nous vivons une addition de crises qui ne seraient que des « parenthèses » avant un « retour à la normal ». Au contraire, « nous ne vivons que les prémices des conséquences du changement climatique (…) » (P.17) et il est à craindre que les temps à venir soient ceux d’une aggravation des conflits et des périls, notamment pour les populations les plus pauvres. Ainsi, « les tensions autour des ressources en eau et en nourriture font craindre les conflits les plus impitoyables, ceux où on lutte pour sa survie. » (P. 18) L’hypothèse de la fin du monde devient une probabilité de plus en plus prise au sérieux. Face à cette situation, il faut se rappeler que la Bible (dans l’Ancien Testament aussi bien que dans le Nouveau) est traversée par un genre littéraire particulier, qu’on peut qualifier de genre « apocalyptique » qui consiste en un ensemble de discours visant à révéler la logique à l’œuvre dans les événements de l’histoire.
Candiard se propose de réfléchir au sens chrétien de la notion d’apocalypse à partir d’un commentaire du chapitre 13 de l’Évangile de Marc, que voici :
01 Comme Jésus sortait du Temple, un de ses disciples lui dit : « Maître, regarde : quelles belles pierres ! quelles constructions ! »
02 Mais Jésus lui dit : « Tu vois ces grandes constructions ? Il ne restera pas ici pierre sur pierre ; tout sera détruit. »
03 Et comme il s’était assis au mont des Oliviers, en face du Temple, Pierre, Jacques, Jean et André l’interrogeaient à l’écart :
04 « Dis-nous quand cela arrivera et quel sera le signe donné lorsque tout cela va se terminer. »
05 Alors Jésus se mit à leur dire : « Prenez garde que personne ne vous égare.
06 Beaucoup viendront sous mon nom, et diront : “C’est moi”, et ils égareront bien des gens.
07 Quand vous entendrez parler de guerres et de rumeurs de guerre, ne vous laissez pas effrayer ; il faut que cela arrive, mais ce ne sera pas encore la fin.
08 Car on se dressera nation contre nation, royaume contre royaume, il y aura des tremblements de terre en divers lieux, il y aura des famines ; c’est le commencement des douleurs de l’enfantement.
09 Vous, soyez sur vos gardes ; on vous livrera aux tribunaux et aux synagogues ; on vous frappera, on vous traduira devant des gouverneurs et des rois à cause de moi ; ce sera pour eux un témoignage.
10 Mais il faut d’abord que l’Évangile soit proclamé à toutes les nations.
11 Et lorsqu’on vous emmènera pour vous livrer, ne vous inquiétez pas d’avance pour savoir ce que vous direz, mais dites ce qui vous sera donné à cette heure-là. Car ce n’est pas vous qui parlerez, mais l’Esprit Saint.
12 Le frère livrera son frère à la mort, et le père, son enfant ; les enfants se dresseront contre leurs parents et les feront mettre à mort.
13 Vous serez détestés de tous à cause de mon nom. Mais celui qui aura persévéré jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé.
14 Lorsque vous verrez l’Abomination de la désolation installée là où elle ne doit pas être – que le lecteur comprenne ! – alors, ceux qui seront en Judée, qu’ils s’enfuient dans les montagnes ;
15 celui qui sera sur sa terrasse, qu’il n’en descende pas et n’entre pas pour emporter quelque chose de sa maison ;
16 celui qui sera dans son champ, qu’il ne retourne pas en arrière pour emporter son manteau.
17 Malheureuses les femmes qui seront enceintes et celles qui allaiteront en ces jours-là !
18 Priez pour que cela n’arrive pas en hiver,
19 car en ces jours-là il y aura une détresse telle qu’il n’y en a jamais eu depuis le commencement de la création, quand Dieu créa le monde, jusqu’à maintenant, et telle qu’il n’y en aura jamais plus.
20 Et si le Seigneur n’abrégeait pas le nombre des jours, personne n’aurait la vie sauve ; mais à cause des élus, de ceux qu’il a choisis, il a abrégé ces jours-là.
21 Alors si quelqu’un vous dit : “Voilà le Messie ! Il est ici ! Voilà ! Il est là-bas !”, ne le croyez pas.
22 Il surgira des faux messies et des faux prophètes qui feront des signes et des prodiges afin d’égarer, si c’était possible, les élus.
23 Quant à vous, prenez garde : je vous ai tout dit à l’avance.
24 En ces jours-là, après une pareille détresse, le soleil s’obscurcira et la lune ne donnera plus sa clarté ;
25 les étoiles tomberont du ciel, et les puissances célestes seront ébranlées.
26 Alors on verra le Fils de l’homme venir dans les nuées avec grande puissance et avec gloire.
27 Il enverra les anges pour rassembler les élus des quatre coins du monde, depuis l’extrémité de la terre jusqu’à l’extrémité du ciel.
28 Laissez-vous instruire par la comparaison du figuier : dès que ses branches deviennent tendres et que sortent les feuilles, vous savez que l’été est proche.
29 De même, vous aussi, lorsque vous verrez arriver cela, sachez que le Fils de l’homme est proche, à votre porte.
30 Amen, je vous le dis : cette génération ne passera pas avant que tout cela n’arrive.
31 Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas.
32 Quant à ce jour et à cette heure-là, nul ne les connaît, pas même les anges dans le ciel, pas même le Fils, mais seulement le Père.
33 Prenez garde, restez éveillés : car vous ne savez pas quand ce sera le moment.
34 C’est comme un homme parti en voyage : en quittant sa maison, il a donné tout pouvoir à ses serviteurs, fixé à chacun son travail, et demandé au portier de veiller.
35 Veillez donc, car vous ne savez pas quand vient le maître de la maison, le soir ou à minuit, au chant du coq ou le matin ;
36 s’il arrive à l’improviste, il ne faudrait pas qu’il vous trouve endormis.
37 Ce que je vous dis là, je le dis à tous : Veillez ! »
Plusieurs fois dans le cours de l’histoire, les chrétiens ont cru voir cette page d’Évangile se réaliser sous leurs yeux (quelques exemples : en 70 (destruction du Temple de Jérusalem), en 410 (sac de Rome), au XIVe siècle (Grande Peste)). Ainsi, « il n’est guère d’époque où personne ne se soit cru contemporain de la fin des temps. » (Page 37). Cela nous invite à la prudence à l’égard des discours prédisant la fin des temps ou décodant dans tel ou tel signe la confirmation de tel ou tel passage de texte religieux.
Cette prudence dégénère parfois en refus de prendre au sérieux les textes chrétiens apocalyptiques, ce qui se traduit par certaines postures d’esprit : l’historicisation totale de ces textes (leur sens est périmé, leur rôle ayant été d’éclairer tel ou tel événement passé) ; leur spiritualisation (ils parleraient sous forme imagée de notre vie intérieure personnelle) ; leur disqualification (ils seraient inutiles, riches que nous sommes à présents, nous autres modernes, des modes d’explication scientifiques des événements). Ces trois attitudes sont à repousser : la signification des discours apocalyptiques n’est épuisée par aucun des événements du passé ; ils parlent de l’histoire toute entière et du salut de toute la création ; ils cherchent moins à saisir les causes des événements qu’à restituer leur sens dans la dramatique du salut.
De quelle « fin » parle Jésus dans ses paroles de portée apocalyptique ? Moins de la fin comme terme que de la fin comme principe agissant, conduisant l’histoire vers son dénouement. « La fin est présente tout au long de l’histoire comme le but vers lequel elle tend. » (Page 57) Dans le texte grec de l’Évangile, le mot utilisé est d’ailleurs « telos » (finalité, but, accomplissement) et non pas « eschaton » (temps ultimes). Cet usage du mot fin est cohérent avec le sens grec du mot apocalypse : dévoilement, révélation. Lire les textes apocalyptiques, cela doit consister non pas à y chercher « un quelconque calendrier de la fin des temps » (Page 58) mais à « découvrir le sens de l’histoire humaine » (Page 58) Ces textes sont donc à décorréler d’une époque précise même s’il faut reconnaître que l’histoire humaine culminera sans doute en une sorte de crise finale particulièrement catastrophique tant moralement que matériellement.
Les paroles apocalyptiques décrivent l’histoire comme le lieu de l’affrontement de plus en plus intense entre la grâce de Dieu et le péché qui lui résiste. Le péché est d’abord « résistance » (Page 65) à la grâce, refus du don de la création et de son bon usage. Jésus, dans sa vie et ses paroles, concentre ce drame du face-à-face entre la grâce et le péché, il annonce et accomplit un Royaume qui est rejeté. Avec lui, la croix devient « le paradigme de tous les refus d’amour qui ne cessent de défigurer le monde. » (Page 67).
Le genre apocalyptique nous révèle également la nature du mal. Le péché est moins un acte individuel isolé que la participation à une logique à l’œuvre qui veut détruire le monde, le consommer entièrement. Cette logique est le mal. À son paroxysme, le mal est la destruction totale, l’anéantissement de l’humanité et de la création. La logique du mal se traduit par des structures collectives de péché dont nous sommes prisonniers et qui nous rendent solidaires les uns des autres, dans le mal commis comme dans le mal subi (Pages 88-89). Cela doit conduire chacun à prendre conscience des forces auxquelles il participe par ses intérêts, ses habitudes, ses désirs.
Ces idées résonnent avec notre époque, qui possède les moyens militaires de son propre anéantissement et dont l’économie est en train d’aboutir au ravage des conditions mêmes de la vie. Ainsi, il y a bien une singularité apocalyptique de notre époque. Celle-ci est moins le fait que mal s’y déploie (il se déploie depuis toujours) que le fait qu’il s’y déploie dans une ampleur inédite et avec des effets potentiellement irréversibles : « Nous voilà arrivés tous ensemble au bord du précipice. Le péché a toujours été destructeur, mais cette fois nous sommes capables de nous anéantir (…) Le désir de dominer ses semblables n’a rien de nouveau ; ce qui est nouveau, c’est que ce désir a patiemment su construire les outils de mobilisation des sociétés pour permettre des guerres totales dont le cataclysme nucléaire n’est que l’apothéose logique (…) Le désir de posséder n’a rien de nouveau ; ce qui est nouveau, c’est qu’il a tourné à une frénésie de consommation et d’accumulation qui mène à l’épuisement des ressources naturelles, à l’effondrement de la diversité animale et des rendements agricoles, à la destruction de notre environnement. » (Pages 82-83) Nous ne pouvons plus croire « à l’efficacité de solutions purement techniques aux menaces qui pèsent sur nos existences. » (Page 90).
Les récits apocalyptiques sont porteurs d’une certaine peur, au moins dans l’effet produit, mais leur vocation est surtout d’éduquer notre regard à percevoir « le Royaume qui vient » (Page 97), Royaume qui germe dans les événements du monde, dans les replis parfois cachés de la logique de destruction toujours plus prégnante, imposante, intimidante. Royaume en cours de création et que nous sommes appelés à nourrir par nos actes et nos vies.
- Réflexion critique
Ce qui semble manquer à cet ouvrage, c’est une réflexion sur le sens et le rôle de la politique en contexte d’époque apocalyptique. Certes, Candiard montre que l’apocalyptique est moins le propre de certaines périodes de l’histoire que le propre d’un certain regard projeté sur l’histoire. Cependant – et il le dit lui-même – certaines époques et certaines sociétés sont sans doute plus que d’autres pénétrées du sentiment de la possibilité de leur propre fin. C’est le cas de la nôtre, marquée par la destruction des conditions de vie par le capitalisme et par l’enfermement dans des logiques de concurrence, de prédation et de domination à des échelles et dans des proportions inédites. Il aurait été intéressant de réfléchir au sens et au rôle politique des chrétiens dans un tel contexte.
On pourrait répliquer que ce n’est pas le sujet de Candiard. Mais c’est justement là que le bât blesse car la difficulté, pour nous autres chrétiens, n’est-elle pas justement de s’interroger sur nos marges de manoeuvres et nos volontés d’action à l’égard des forces qui, de nos jours, rendent crédible l’hypothèse de l’apocalypse (définie ici en tant que destruction définitive ou du moins considérable du monde) ? Ainsi, l’enjeu n’est-il pas de questionner notre rapport au système économique actuel et au pouvoir étatique qui prétend le réguler mais qui bien souvent ne fait que le mettre en œuvre et le soutenir ? En faisant seulement de l’apocalyptique et du messianique des principes agissants en permanence dans l’histoire, le risque n’est-il pas grand de basculer dans une forme de quiétisme inavoué et d’esquiver l’impasse dans laquelle nous nous trouvons : notre apparente impuissance à contrer, au niveau historique, le déroulement du rouleau compresseur de la destruction ? Même en partant de l’idée que le chrétien doit témoigner dans l’histoire d’une forme d’impuissance et de non-pouvoir, il aurait été intéressant d’identifier les pièges inhérents à une telle posture de retrait à l’égard des lieux de décision et d’interroger à la juste manière de vivre collectivement ce témoignage de déprise.
Par ailleurs, le risque d’une approche évacuant le niveau politique de la réflexion est de minorer les effets sur les personnes d’une dégradation soudaine de leur environnement naturel et/ou socio-économique. C’est le mérite de Pierre-Henri Castel dans Le mal qui vient (Cerf, 2018) de montrer comment la possibilité de la fin du monde peut s’accompagner d’une montée en violence de nos sociétés, donc que les époques d’intensité apocalyptique sont porteuses d’une reconfiguration anthropologique de fond. Les périodes de guerre illustrent bien cet état de fait : dans la guerre, qui est comme une petite apocalypse pour les sociétés qui y sont confrontées, on s’autorise des comportements moraux jugés inacceptables le reste du temps, et on court donc le risque d’un basculement dans l’horreur tant subie qu’infligée. L’ennemi devient l’absolument-autre, l’absolument-inférieur, celui dont la valeur de la vie est réduite à néant et que je m’autorise par conséquent à éliminer. Le monde vers lequel nous semblons nous diriger n’est-il pas justement celui où le prochain se confondrait avec l’ennemi, plongés que nous serions dans une lutte funeste pour la survie ?
Foucauld Giuliani
Réaction complémentaire à cette recension (par Adrien Louandre) :
Oui, il y a un danger réel du quiétisme pour le chrétien si nous interprétons mal le récit de l’Apocalypse. Oui, il convient à tout prix de ne pas réduire l’autre à « l’absolument autre » et « l’absolument inférieur » : notre rôle n’est-il d’ailleurs pas au maximum de nos possibilités de nous rendre proches du plus grand nombre ? Que de plus en plus de personnes et d’êtres vivants puissent être appelés « mon prochain » ?
Toutefois, il ne m’apparait pas que le chrétien soit impuissant si sa puissance n’en reste pas à la sienne propre, mais à celle de Dieu : « Je peux tout en celui qui me fortifie » (Ph 4,13). Il ne s’agit pas d’être nous-mêmes puissants et de nous mettre à la place de Dieu par quelconque idolâtrie, mais de laisser Dieu prendre pleinement sa place à travers nous. Comme l’écrivait Jacques Maritain, il ne s’agit pas pour le chrétien d’être mou mais d’avoir « un esprit dur et un coeur tendre ».
Autre remarque complémentaire, historique cette fois : oui, durant les périodes de guerre, l’ennemi politique est redéfini afin de rendre psychiquement supportable son anéantissement*. Durant le génocide arménien, la Shoah ou le génocide des Tutsis au Rwanda pour ne citer qu’eux, l’autre est considéré comme « l’insecte », le « parasite », ou « l’ennemi de l’intérieur ». Ce que Pétain appellera sous Vichy « l’anti-France ». L’autre devient donc par essence celui qui ne peut plus être mon prochain puisqu’il n’est même plus considéré comme mon semblable : la rhétorique de guerre commence lorsque l’on accorde plus à l’autre la possibilité d’être notre prochain, les grandes violences émanent des petites violences latentes du quotidien: Le Christ ne dit-il pas :
« Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne commettras pas de meurtre, et si quelqu’un commet un meurtre, il devra passer en jugement. Eh bien ! moi, je vous dis : Tout homme qui se met en colère contre son frère devra passer en jugement. Si quelqu’un insulte son frère, il devra passer devant le tribunal. » (Mt 5, 21-22).
Sous une autre époque, les arcs de triomphes romains servaient à ce que les soldats passent dessous en mars avant de symboliquement rentrer dans un état de « fureur », avant d’y repasser en octobre pour retourner à un état de paix durant l’hiver. Cet état symbolique leur permettait d’être absous de leurs crimes, légitimes à tuer… jusqu’à des millions de personnes.
Ainsi, oui donc, par des rituels ou par des mots, tant de comportements moraux sont légitimés. Le chrétien ne peut évacuer ce risque politique s’il souhaite suivre le Christ qui nous demande d’être « artisan de paix » (Mt 5,9).
Adrien Louandre