Plusieurs personnes du collectif Anastasis ont échangé au sujet de l’avortement; la question était revenue sur le devant de la scène médiatique et politique à la faveur de la révocation de l’arrêt Roe v. Wade aux États-Unis. Les annonces du Président Macron à propos d’un projet de loi visant à inscrire la liberté (plus que le droit) d’accès à l’IVG dans la constitution nous convainquent de publier cet échange. Comme chrétiens, nous sommes témoins du fait que le débat public sur l’avortement est devenu extrêmement polarisé, et qu’il rend difficile l’expression de position subtiles et nuancées, faisant droit à la complexité des situations morales. En publiant cet échange épistolaire, nous souhaitons ouvrir un espace de réflexion et d’argumentation, pour aider les un·e·s et les autres à discerner.
N’hésitez pas à nous faire vos retours par mail : collectifanastasis@protonmail.com
1/ Réflexions sur l’IVG
La récente victoire des pro-life américains contre l’arrêt Roe v. Wade m’inquiète. Je crains que d’autres États leur emboîtent le pas. On sait qu’interdire l’avortement, c’est condamner les femmes qui veulent se faire avorter à des avortements illégaux et risqués, surtout pour les femmes en situation de précarité puisque les autres femmes peuvent facilement contourner la législation. Valerie Lewis-Mosley, théologienne du New Jersey, se présente comme pro-vie et se montre préoccupée de taux de mortalité des femmes afro-américaines et latinos enceintes : « Je suis authentiquement pro-vie et je crois au caractère sacré de la vie depuis la conception jusqu’au dernier souffle sur terre. Mais je ne crois pas que la cause soit-disant « pro-life » ait été réellement pro-vie mais plutôt anti-avortement. Le degré et la gravité de ce qui arrive aux femmes noires et latinos enceintes sont affligeants et l’Église catholique ne s’en est pas occupée. Comment allons-nous être authentiquement pro-vie et aborder ces questions ? »
Une autre chose qui m’inquiète c’est la hiérarchie des vies qu’opèrent les pro-life, en considérant plus précieuse la vie d’embryons que celle de migrants ou de criminels, les franges portant le combat pour l’interdiction de l’avortement étant souvent favorables à la fermeture de frontières ou à des mesures particulièrement répressives vis-à-vis des exilés, et à la peine de mort. La hiérarchie semble s’opérer sur des critères de pureté, où la vie d’embryons innocents est à préserver à tout prix, tandis que les civils iraquiens par exemple peuvent être sacrifiés sur l’autel de la sécurité de la nation américaine. La rhétorique de Bush et des évangéliques conservateurs est particulièrement éloquente, préoccupés du salut des américains par la pureté des mœurs, et du destin des Etats-Unis comme peuple élu. Ce n’est pas la protection de toutes les vies qui hante les pro-life américains, mais plutôt celle d’un ordre social conservateur qui place en haut de la hiérarchie des vies celle des hommes blancs.
Qu’on le veuille ou non, des femmes ont toujours avorté (dans toutes les sociétés et civilisations) et elles avorteront toujours. Il faut donc pouvoir accompagner et protéger ces femmes pour qu’elles puissent le faire dans des conditions décentes, et l’interdiction de l’avortement ne peut être que meurtrière et injuste au regard des différentes conditions d’existence des femmes.
Je pense qu’il est primordial de défendre le droit à l’avortement. Cependant je ne parviens pas non plus, quand je vais dans une manifestation féministe, à scander « mon corps mon droit », et à considérer l’avortement comme un geste anodin. Si cela signifie lutter pour que mon corps ne soit pas soumis aux désirs et aux diktats masculins, oui ! Mais considérer mon corps comme le seul instrument de ma volonté, et l’embryon comme la continuité de mon corps, non.
La manière dont le débat public oppose discours pro-vie et discours pro-choix me paraît insatisfaisante. Je ne crois pas à la défense absolue de la vie, qui placerait le combat pour la vie au-dessus ou en dehors d’une réflexion sur les conditions de vie digne. Je ne crois pas non plus que l’on puisse considérer l’embryon comme un simple prolongement du corps de la mère, ni le corps des femmes comme un outil à leur disposition, dans un pur dualisme corps/esprit.
L’opposition entre ces deux rhétoriques me semble masquer le fait que l’avortement est toujours un dilemme éthique singulier. Chaque situation dans laquelle ce choix se pose à une femme est singulière, les coordonnées de la question variant pour en faire à chaque fois une question unique. Un dilemme qu’il faut accepter de considérer comme tel : on ne peut pas trancher ce dilemme a priori, ni en disant que tous les fœtus doivent vivre, ni en disant qu’il n’y a pas de question éthique puisque le fœtus ne deviendrait humain que s’il était l’objet d’un projet parental. Ce qui signifie qu’on ne peut pas dire dans l’absolu quelle est la solution la meilleure, celle qui serait la plus juste ou la plus porteuse de vie pour la femme et le fœtus ou l’enfant à naître (entre avorter ou avoir un enfant dans des conditions difficiles, ou un enfant non-choisi, ou un enfant sans père etc.)
C’est donc la femme enceinte qui est la plus à même de trancher ce dilemme, de prendre la décision qui lui paraît la plus juste dans les conditions qui sont les siennes. Pourtant elle ne doit pas non plus être laissée seule face à ce choix. Elle doit pouvoir avoir accès à des réflexions éthiques sur le sujet, sans pression dans un sens ou dans l’autre, pour pouvoir faire un véritable choix. Mais un choix ne se fait jamais dans le ciel des idées, mais dans une société donnée, avec ses normes et formes-de-vie privilégiées. Quand les femmes enceintes de fœtus handicapées sont poussées à avorter par le corps médical (99 % des fœtus handicapés dépistés sont avortés), et par toute une société qui juge les personnes handicapées comme un poids et met insuffisamment en place de politiques publiques pour rendre possible une vie digne pour les personnes handicapées, comment considérer qu’elles ont le choix d’avorter ?
De même, l’éventualité d’enfanter dans des conditions matérielles très précaires ou dans un monde nihiliste, qui organise sa propre destruction par le système capitaliste, n’offre pas les conditions d’un véritable choix. Fondamentalement, c’est la lutte pour la justice sociale et pour la préservation de notre environnement – la lutte pour la vie digne, qui donnera une véritable liberté de choix.
Si la position d’un père poussant une femme à avorter ou à garder l’enfant est insupportable, il est tout aussi insupportable qu’elle porte seule la responsabilité de l’enfantement. Christine Delphy montre que la légalisation et la banalisation de l’avortement viennent apporter une solution facile à des comportements patriarcaux et des irresponsabilités masculines. La révolution sexuelle des années 1970, ou l’injonction à la libération sexuelle est au minimum ambivalente puisqu’elle consiste également dans une mise à disposition du corps des femmes pour la jouissance masculine. Le fait que la contraception soit encore majoritairement à la charge des femmes, que nos imaginaires sexuels fassent équivaloir l’acte sexuel avec la pénétration et la jouissance masculine – sans parler des hommes qui réclament une sexualité non-protégée ou des viols –, donne l’impression que le fait que l’acte sexuel puisse donner lieu à la conception d’un fœtus n’est encore qu’une préoccupation féminine.
Ne pas laisser les femmes seules face à ce choix mais aussi face à l’expérience de l’avortement, c’est aussi ouvrir des espaces pour en parler. Non dans des débats idéologiques, mais rendre possible le récit des expériences, et écouter les questions que les femmes se posent véritablement.
Bien que la loi Veil ait presque 50 ans et que l’avortement soit banalisé, il demeure difficile voire tabou de parler de l’expérience elle-même de l’avortement. Dans son ouvrage, Boltanksi a réalisé xx entretiens avec des femmes ayant avorté. Ce qui est intéressant, c’est que le récit de leur expérience et de leur souffrance ne peut pas se lire dans les cadres du débat moral tel qu’il est présent dans le débat public. Elles ne parlent du fœtus ni comme d’un néant ou du simple prolongement de leur corps, ni comme d’un être à part et distinct d’elles, mais plutôt comme « l’épreuve de l’altérité dans l’identité » ou « la chair de ma chair ». Elles ne parlent pas non plus de leur expérience dans les termes moraux de la culpabilité, ni dans ceux d’une expérience anodine – d’une expérience qui serait certes déplaisante ou pénible mais qui ne poserait pas de problème spécifique. C’est plutôt dans les termes du deuil, de la perte, du malaise ou du déni que s’expriment leurs expériences.
Comment faire droit à la complexité de cette expérience de l’avortement, mais aussi de la grossesse ? Il faut préciser que si je suis une femme, je n’ai jamais été confrontée ni à la grossesse ni a fortiori au choix de la mener ou non jusqu’au bout. J’ai le sentiment que si dans l’absolu je préfèrerais pouvoir garder l’enfant, je ne peux pas préjuger du choix qui serait le mien dans telle ou telle situation où les conditions pour donner vie seraient difficiles.
Quelques philosophes politiques féministes (Andrea Dworkin, Catharine MacKinnon) défendent la possibilité d’un accès à l’avortement tout en critiquant la justification propre au libéralisme. Elles reprochent tant aux discours qui ramènent le foetus à un néant que ceux qui entendent défendre ses droits à vivre en tant que personne humaine, de reposer sur l’axiome selon lequel il existerait deux êtres à part, la mère et le fœtus, entres lesquels pourrait s’établir une relation quasi-contractuelle. « Elles entendent mettre l’accent sur la souffrance qui est celle des femmes en situation d’avorter, prises entre deux sortes de violence : la violence que constitue pour elles la présence en leur sein de cet être qui s’impose, qu’elles le veuillent ou non, et la violence qu’elles font subir, non seulement au fœtus, mais aussi à elles-même, en avortant. » Le cadre libéral (qui définit la liberté comme libre consentement) ne peut envisager la question de l’avortement « qu’en interprétant la situation de grossesse comme un conflit où sont mis en balance les droits de la mère et ceux du fœtus ».
Ces réflexions, tout comme celles sur les conditions du choix dans lesquelles les femmes sont placées, invitent à ne pas considérer la question de l’avortement uniquement du point de vue du droit à l’exercer (qui au regard de ce qui a été développé ici, est irrécusable) mais au regard des pratiques normalisées et encouragées par une société. Par exemple les normes du marché du travail qui enjoignent à ne pas avoir d’enfants trop tôt ou pas au moment où la femme est nécessaire à la productivité de la boîte, et surtout pas au moment de l’embauche. Mais aussi l’idée malthusienne qu’il suffit de restreindre la natalité pour lutter contre la crise écologique. Surtout, l’encouragement à avorter les fœtus handicapés – dont la vie est jugée coûteuse et non performante – et la condition faite aux personnes porteuses de handicap. Comment ne pas avoir dans ces différents exemples la pure logique d’élimination des faibles, la sélection naturelle continuée dans le social et la soumission de tout à la compétition marchande ? C’est la machine à produire des enfants conforme à l’ordre néolibéral qu’il faut juger, au lieu des femmes qui avortent dans des conditions de vie indignes.
2/ Réaction au texte 1
Je partage beaucoup des idées développées dans ton texte (notamment tout ce qui est dit sur l’hypocrisie d’une certaine position « pro-life » et sur l’accent mis sur l’importance de penser les conditions de vie et non « la vie » dans l’abstrait) mais j’ai aussi une divergence de fond avec ton approche.
J’ai le sentiment qu’au nom du constat de la singularité irréductible des cas et de l’impossibilité d’une éthique absolue en matière d’avortement, la pensée que tu proposes risque de conduire à la passivité devant l’état actuel des choses et devant les probables assouplissements futurs de la législation (par exemple l’allongement des délais d’IVG qui va sans doute nous être servi lors du deuxième mandat de Macron). J’écris cela bien que, comme toi me semble-t-il, je refuse toute idée d’une éthique absolue sur le sujet de l’avortement. J’appelle « éthique absolue » une position morale qui forge ses jugements exclusivement à partir des critères légitime/illégitime et permis/interdit. L’éthique absolue estime que sur un sujet donné il n’existe qu’une seule position légitime et que la loi doit forcément se conformer à cette position jugée légitime. Dans le cas de l’IVG, une traduction de l’éthique absolue pourrait conduire au raisonnement suivant : « L’IVG est illégitime quoiqu’il arrive ; la loi doit purement et simplement l’interdire ». La récente modification dans les législations de certains Etats américains est un exemple d’une éthique absolue. L’abolition de la peine de mort en France est un exemple d’éthique absolue dans un autre domaine.
Le refus de l’éthique absolue concernant l’avortement (motivée chez moi premièrement par la reconnaissance de cas où la santé (physique et/ou psychique) de la mère est mise en péril par la grossesse et deuxièmement par la conscience que la société a une part de responsabilité importante sur le sujet de l’accueil de la vie à naître) n’empêche pas d’essayer de construire une position de portée générale sur cette question de l’IVG. Cette position n’utiliserait pas les critères de l’éthique absolue mais plutôt les catégories d’une éthique qu’on pourrait qualifier de « préférentialiste ». Le couple de critères utilisé serait préférable/moins souhaitable et non plus légitime/illégitime et permis/interdit. Cette position préférentialiste viserait moins à obtenir des transformations dans la loi qu’à conseiller et à accompagner les femmes et les couples directement concernés, envisageant l’IVG mais doutant de la marche à suivre. Sa finalité serait donc moins théorique que pratique, moins politique que sociale (même si elle pourrait conduire à intervenir dans le débat public autour de l’IVG).
Quel est le contexte autour de l’IVG en France ? Est-il comparable au contexte américain ? Je ne crois pas. Il suffit pour s’en rendre compte de se renseigner sur les positions des derniers candidats à l’élection présidentielle de 2022. Aucun candidat ne veut interdire l’IVG, les divergences portent essentiellement sur l’allongement/la diminution des délais. À gauche, c’est l’unanimité : tous les candidats sont favorables à l’allongement à 14 semaines. À droite, on parle de l’IVG comme d’un « droit fondamental » (Pécresse) et on ne conteste pas la loi actuelle. À l’extrême droite, tout en refusant l’idée d’allongement, on ne remet pas du tout en cause la loi Veil. En matière d’IVG, la tendance sociétale et politique lourde, à mes yeux, est donc du côté du libéralisme et c’est à partir de ce fait qu’il faut penser. Cette tendance lourde est également vérifiable sur les plans médiatique et interpersonnel : excepté dans les milieux chrétiens (et peut-être, plus généralement, les milieux religieux), il est beaucoup plus facile de défendre publiquement l’attachement à l’IVG que l’inverse. Questionner la pratique de l’IVG telle qu’elle a cours dans notre pays revient déjà à courir le risque d’être accusé de « conservatisme », de « fascisme », de « sexisme » etc Je m’étonne d’ailleurs que dans ton texte tu n’abordes pas vraiment cette question du contexte contemporain français alors même que tu as ce mot très fort au détour d’un paragraphe pour le caractériser : « banalisation ». D’ailleurs, un effet négatif (parmi d’autres) de la légitimation/normalisation/banalisation de l’avortement est qu’elle pousse à considérer l’acte d’avorter comme anodin et à laisser les femmes seules face à ce choix difficile, ce que tu dis dans texte et ce avec quoi je suis d’accord.
Comment se présenterait une position éthique préférentialiste inspirée par la foi chrétienne ? Elle se composerait de trois éléments : un élément théologique, un élément pragmatique et enfin un élément social.
L’élément théologique consiste à penser et à croire que la vie procréée est un don divin à accueillir et qu’une vie humaine est un bien malgré l’épreuve du mal, de la souffrance, de la mort etc Ça peut paraître fou à dire et peut-être scandaleux à entendre mais la valeur d’une vie n’est pas fonction des conditions où cette vie surgit. L’élément théologique conduit à l’idée suivante : la société doit être organisée pour que les familles soient mises dans les meilleures conditions possibles pour recevoir ce don et en prendre soin avec toute la dignité qui lui est due. Au don et à la grâce de la naissance, événement non parfaitement maîtrisable et occasion pour Dieu d’entrer en communication avec les femmes et les hommes, il s’agit de faire correspondre un ensemble de conditions matérielles favorables. Autrement dit, au don de Dieu qu’est la vie devrait logiquement correspondre la réponse de la société à travers la mise en place d’une vie décente pour tous ses membres.
L’élément pragmatique tire son sens du fait que, dans les faits il arrive que ce don de la vie entre en contradiction directe avec la santé psychique et/ou physique de la femme. C’est la notion de « détresse » telle que forgée par la loi Veil de 1975. Il peut également arriver que la société se rende incapable de procurer aux familles les conditions d’un accueil décent du don de la vie. Dans ces deux cas de figure, c’est soit la nature soit la société qui porte la responsabilité de l’avortement et non la femme prise individuellement ou même la famille pensée à tort comme entité autonome par rapport à la société. Ces deux cas de figure – « détresse » / négligence de l’organisation sociale, étatique et institutionnelle – justifient l’élément pragmatique de l’éthique préférentialiste. Ils expliquent mon refus de considérer l’avortement sous l’angle de l’interdiction propre à l’éthique absolue. L’élément pragmatique pondère l’élément théologique qui, si on le prend seul, risque de faire tomber dans l’abstraction spiritualiste et de faire fi des existences réelles. Concrètement, c’est cet élément pragmatique qui me conduit à être favorable à l’autorisation légale de l’avortement à certaines conditions.
L’élément social consiste quant à lui à tirer une juste attitude des deux éléments précédents. Il fait tenir ensemble les choses suivantes : défense de l’idée selon laquelle en situation de non-détresse et de capacité d’un accueil digne, il est préférable éthiquement d’accueillir le don de la vie (redite de la disposition théologique) ; refus de la culpabilisation des personnes et des femmes en particulier ayant fait le choix d’avorter (disposition morale) ; action concrète pour offrir, en situation de défaillance des politiques étatiques, des conditions matérielles encourageant l’accueil de l’enfant à naître (disposition pratique).
Il me semble possible d’envisager une parole et une action chrétiennes cohérentes, non agressives et ouvertes au dialogue, qui articuleraient les trois éléments et qui ne basculeraient pas dans la rhétorique « pro-life » telle qu’elle nous irrite tous ici dans ce groupe (du moins, je pense).
Je suis d’accord avec toi sur l’idée que l’avortement est un dilemme éthique qui se présente toujours dans des conditions particulières. Mais si on accepte de reconnaître qu’il y a dilemme alors il est légitime d’agir pour renseigner la personne en situation de dilemme. Car il faut bien éclairer la signification des choix et alternatives possibles. En effet, soit on décide de laisser la personne en situation de dilemme toute seule et alors il y a de bonnes chances pour que son choix penche du côté que lui indique la société, soit on assume d’avoir un discours éthique de portée générale à apporter dans ce champ de la vie sociale qu’est le débat et l’accès à l’IVG. Cette deuxième option suppose de penser être en mesure d’argumenter en faveur d’une certaine conception de la vie et de croire que cette argumentation, loin d’être réductible à l’acte de « faire pression » sur les personnes, consiste plutôt à relever le défi de se prononcer sur une question ayant forcément des ressorts éthiques car faisant s’affronter des interprétations différentes du « vrai », du « juste », du « bon » etc. Cette option ne signifie pas du tout se battre pour l’interdiction de l’avortement mais contre la banalisation, c’est à dire contre la loi du silence, le règne de l’opinion dominante et, finalement, le triomphe de l’indifférence collective qui entourent bien souvent le sujet de l’IVG dans notre pays.
Pour finir sur un angle plus politique : je trouve saisissant que le seul discours légitime, dans la grande majorité de la gauche actuelle, au sujet de l’avortement, soit celui de la liberté individuelle absolutisée en valeur suprême. Cela est particulièrement étonnant sur un cas bien précis : l’avortement de la grande majorité des enfants handicapés. Car la pensée de gauche se croit volontiers anticonformiste. Or sur ce point, par son silence et par sa défense acharnée de la « liberté », elle encourage l’incrustation d’une vision rigidement normée de ce qu’est une vie légitime, acceptable, normale et d’une vie qui ne l’est pas. Une telle idéologie lui fait perdre hélas beaucoup de sa crédibilité lorsqu’elle déploie, par ailleurs, une argumentation critique et justifiée sur la hiérarchisation des vies en mode de production capitaliste (ex : rabaissement de la protection des travailleurs et inégalités économiques grandissantes) et en régime politique étatico-nationaliste (ex : sacralisation des frontières de l’Europe et négation de la valeur des vies des personnes exilées contenues dans des conditions déplorables aux frontières extérieures ou intérieurs de l’Europe). Il me semble donc que l’opinion publique est en attente sur ce sujet d’un discours formulé depuis une marge de la gauche et critique de l’opinion de la gauche majoritaire qui a trop eu tendance à se couper des concepts issus de l’éthique chrétienne pour penser son projet de société.
3/ Réaction aux textes 1 et 2
En lisant les contributions précédentes, j’ai éprouvé de l’admiration pour leurs arguments, et en même temps une grande paralysie à dire quelque chose sur ce sujet (ce qui n’est pas forcément un mal, j’y reviendrai plus loin). Je vais donc mettre un petit grain de sable sans pourtant donner une « réponse » à ce qui a été dit, car en fait je vais répéter quelques points. Il me semble que dès qu’on s’aventure à penser l’avortement, rien ne va, les ornières (les « apories » comme disent les platoniciens) sont grandes. Je veux juste en développer rapidement deux : l’ornière de la norme et l’ornière de la possibilité même de parler.
Le problème posé par le droit à l’avortement est que d’une part il doit être défendu comme une mesure de protection d’une catégorie discriminée de la population, les femmes, contre une norme sociale dévastatrice. Cette norme peut être le patriarcat, qui est une structure de domination dont les nuances vont jusqu’à l’horreur de la mutilation, du viol, du meurtre. Elle est présente dans les familles mais aussi dans les Etats, par exemple dans sa police comme en témoigne la mort de la jeune kurde Mahsa Amini en Iran pour un voile pas bien porté. La norme qui empêche l’avortement peut être aussi la norme économique lorsqu’elle se couple à une politique nataliste qui verra toute nouvelle naissance comme une augmentation de la force de travail disponible. – Mais d’autre part la pratique de l’avortement suppose aussi des normes, qui délimitent a priori des vies vivables et des vies invivables, par exemple les vies des handicapés ou simplement les vies de ceux qui ne sont attendus par personne ou pas désirés, et qui peut encore être le patriarcat, qui dans certains cas peut forcer une femme à avorter, par exemple parce qu’elle a eu un enfant hors mariage (je pense aussi à ce reportage, que je n’ai pas vu, sur les religieuses violées qu’on a forcé à avorter pour ne pas susciter le scandale), ou la norme économique de la productivité qui préconise de consacrer sa jeunesse à déployer sa force de travail voire de congeler ses gamètes (Google). De part et d’autre on n’échappe pas à la norme, qu’elle soit patriarcale ou économique.
Cette ornière se redouble d’une deuxième : prendre la parole sur ce sujet n’est pas neutre, surtout quand on est un (homme) (blanc) (cis) (bourgeois) [rayer la ou les mentions inutiles, s’il y en a]. D’ailleurs le simple fait d’être dans la position de « penser » l’avortement est situé défavorablement pour prétendre au sérieux que mérite la chose. A vrai dire, on serait tenté d’établir une liste de personne qui n’aurait pas le droit de parler de cela, il y aurait en premier les pro-life américain qui soutiennent le port d’arme et les projets impérialistes tout en roulant dans leur Hummer dégeulasse, mais aussi moi-même qui écrit maintenant, n’ayant pas d’utérus et bénéficiant du patriarcat, du sexisme, du capitalisme, etc. – Et en même temps refuser de la penser serait pécher par omission et s’empêcher tout engagement critique, et le fait que des hommes blancs bourgeois cis adoptent un discours critique permet aussi d’utiliser leur domination à rebours. De plus, si l’on situe politiquement la défense de l’avortement on ne trouve pas que des positions politiques très glorieuses, sans aller jusqu’aux extrêmes, on ne peut pas manquer de voir que la manière dont les gouvernements libéraux les défendent est empreint d’hypocrisie, car ils en font un droit purement formel sans réel accès, et car ils s’en servent pour se donner une parure progressiste à bon compte. Bref, si l’on situe sociologiquement le discours sur l’avortement, on trouve du côté des anti et des pro, des positions disqualifiantes.
Une piste pour surmonter la première ornière, l’emprise du patriarcat et de l’économie sur les vies, serait, comme y invite XXX (texte 1), à penser l’avortement autrement qu’au prisme de la norme, mais en partant des expériences qui en sont faites – et peut-être aussi des expériences qui n’en sont pas faites, comme des maternités qui succèdent à un déni de grossesse, ou simplement des maternités qui se sont produites sans bénéficier des conditions matérielles suffisantes. Là il y aurait un travail de recueil à faire, XXX (texte 1) dit que dans les entretiens menés par Boltanski ce qui ressort est bien éloigné d’un discours normatif.
Une piste pour surmonter la deuxième ornière, l’incapacité de parler, serait de partir non d’une position innocente mais de notre propre participation à la mort d’autrui, comme l’avait suggéré XXX lors de nos nombreux échanges sur cette question au moment où nous écrivions La communion qui vient. Que nous ayons ou pas avorté ou accompagné notre copine dans ses démarches, nous, je parle ici de nous (humain) (bourgeois) (blancs) (mâles) (cis) (valides) [rayer la mention inutile s’il y en a] participons à la mort des (non-humains) (prolétaires) (racisés) (femmes) (lgbt) (handicapés). Une femme qui avorte n’est donc pas plus coupable qu’une autre personne, ce qui ne veut pas dire que son acte soit anodin, mais à vrai dire très peu de nos actes le sont, la plupart de nos gestes ont pour prix une dévastation, comme le simple fait d’utiliser cet ordinateur portable implique le saccage des terres rares africaines, donc la mort de personnes humaines, comme les enfants qui vont chercher les matériaux dans des canaux au péril de leur vie. Ou par exemple le simple fait de pouvoir vivre en France, avec une maison, même locataire, suppose de bénéficier d’un ordre du monde qui a privé des milliards d’autres, c’est-à-dire qui raccourcit la vie de ces personnes. Tout ça fait penser au concept de péché originel, on pourrait peut-être lui donner une actualité en le liant à celui de structure de péché, et en même temps on sent bien ce que cette reconnaissance d’une participation universelle au mal peut avoir de sordide et stérile. Donc voilà, on retombe encore sur une aporie.
4/ Réaction aux trois textes précédents
Une aporie supplémentaire
Je partage les éléments partagés au préalable par XXX (texte 1) et XXX (texte 2). Les réflexions sur l’avortement sont ankylosées depuis longtemps dans une opposition qui se radicalise entre pro-life et pro-choix, chacun étant pris dans ses propres contradictions. Il a été rappelé notamment que le débat traite presque toujours de manière abstraite la question de la vie, sans jamais évoquer les conditions matérielles et intérieures réelles de l’accueil de l’enfant / du choix de la mère, ce qui invisibilise la responsabilité de la société dans l’accompagnement des familles et l’accueil de la vie dans des conditions dignes. Ces discussions et ces échanges m’ont amené à réfléchir au statut de la loi dans un Etat pluraliste. Ce texte a donc pour objet une réflexion méta, qui m’amène à reproduire l’erreur que je viens de critiquer dans cette introduction (parler de l’avortement de manière abstraite).
Le statut de la loi
Ce qui a été à l’origine de mon questionnement c’est la phrase de l’article de XXX (texte 1) : “Ces réflexions (…) invitent à ne pas considérer la question de l’avortement uniquement du point de vue du droit à l’exercer (qui au regard de ce qui a été développé ici, est irrécusable) mais au regard des pratiques normalisées et encouragées par une société.” Ce qui m’a fait réfléchir sur le lien entre le droit et les normes d’une société. Les Grecs considéraient la loi comme le lieu de la délibération sur les valeurs communes de la société, délibération sur le bien et le mal. Les lois étaient le lieu d’énonciation des normes sociales. L’État libéral se fonde à l’inverse sur le respect de la libre détermination de chacun de ses citoyens et prétend légiférer uniquement pour permettre la vie commune, sans imposer de valeurs morales qui iraient à l’encontre de la liberté individuelle de chacun. Ainsi la loi sur l’avortement est vue comme un moyen pour l’État d’assurer le respect des droits de toutes femmes, sans discrimination sur le territoire national. Elle n’est pas censée en elle-même encourager une pratique, mais la rendre possible. Pour autant ne faut-il pas réfléchir à l’influence de la loi sur la société ? La loi a-t-elle joué un rôle dans la déresponsabilisation collective de la société dans son rôle de créer des conditions dignes d’accueil de la vie ?
La loi doit-elle se prononcer sur tout ? L’existence de dilemme irréductible
Comme la loi ne porte pas en elle-même de valeur morale, elle a pour objectif de réguler les nouvelles situations sociales. La thèse que je voudrais défendre ici, c’est qu’il y a toujours un écart entre le droit général et les faits et que la prétention de la loi de rester neutre tout en souhaitant encadrant des pratiques qui existent me semble impossible. Nous sommes déterminées par nos conditions d’existence et lorsque la loi encadre des pratiques qui existent dans les faits pour les réguler, cela risque de pousser à leur normalisation, même si ce n’était pas l’objectif premier de la loi. Mais alors, faudrait-il laisser des situations non-encadrées par la loi pour éviter de les normaliser ? On voit bien que l’on arrive à une nouvelle aporie. Je n’ai pas de solution pour sortir de ce paradoxe, mais il me semble que l’avortement pose ces questions de manière intéressantes.
L’avortement, un tabou historique
En reprenant les arguments d’XXX (texte 1) sur la critique d’une forme de dualisme dans le discours sur le “droit à disposer de son corps”, je vois plutôt l’avortement comme un dilemme personnel et collectif. J’aimerais essayer de préciser pourquoi l’avortement se présente toujours comme un tabou dans les sociétés en m’inspirant des arguments développés par Boltanski dans La condition foetale. Selon le sociologue, l’avortement a sans doute toujours existé dans les différentes sociétés qu’il étudie sous l’angle anthropologique et l’angle historique, tout en restant un tabou, c’est-à-dire en étant un écart à l’ordre moral, qui restait caché pour respecter les convenances. L’illégimité de l’avortement se fonderait sur une contrainte anthropologique : l’avortement serait la possibilité d’un choix de garder ou non le foetus, or ce choix rentrerait en contradiction avec l’interdit de tuer et l’idée que nous faisons tous partie d’une humanité commune. L’avortement aurait donc été un tabou social, une réalité pratiquée, tolérée mais gardée sous silence pour permettre des “arrangements” sociaux: ainsi il y aurait toujours eu un écart entre le droit et le fait. Boltanski décrit quelques arrangements sociaux à travers les époques. Dans la société inspirée de valeurs chrétiennes, l’avortement était interdit moralement car la vie était un don sacrée reçue de Dieu et pourtant pratiqué dans certains cas pour gérer la légitimité des naissances et l’organisation de la succession, pour les limiter les enfants sans pères et les bâtards. Au XIXè siècle, l’interdiction d’avorter ne viendrait plus de l’Église mais plutôt de l’État qui se donnait pour but d’avoir une population nombreuse et en bonne santé pour les usages de la guerre et de l’économie. En 1810, le code Napoléon, fait de l’avortement un crime, mais la loi n’est pas souvent appliquée. La loi de 1923 fait de l’avortement un délit, pour qu’il soit jugé plus facilement par les tribunaux correctionnels que par les cours d’Assise et que les peines soient appliquées. L’enjeu est notamment de diminuer le trou démographique dû à la première guerre mondiale. On constate donc que l’avortement était illégal, ce qui ne l’empêchait pas d’être pratiqué, en mettant en péril la vie des femmes. L’existence de ce tabou dans le passé n’est pas en soi un argument qui prouve que l’avortement est illégitime, car on voit bien ici que la loi ne se souci pas du bien des femmes et des enfants, mais cherche à instrumentaliser la natalité à des fins politiques. Personnellement si je souscrits à l’idée que l’avortement est un acte grave c’est pour les raisons évoquées par XXX (texte 2) dans l’article précédent, mais l’existence d’un tabou irréductible autour de l’avortement me paraît être un point anthropologique important à prendre en compte pour comprendre nos sociétés pluralistes.
Le dilemme de l’oeuf et la poule pour comprendre l’interdépendance des pratiques et des lois
Comment traiter collectivement l’existence de ces situations-limites, de ce paradoxe que je pourrai reformuler ainsi : l’avortement peut s’avérer légitime dans certaines situations particulières, mais rentre en conflit avec la loi selon laquelle toute vie vaut la peine d’être vécue, quelque soit ses conditions matérielles. Ce que je trouve intéressant dans la loi Veil en 75, c’est qu’en dépénalisation de l’avortement, la loi traitait d’une certaine manière de cette complexité entre le fait et le droit. Le terme de dépénalisation est choquant pour nous aujourd’hui, car il implique un crime. Mais ne faut-il pas y voir une manière de traiter ce paradoxe social. En pratique, l’acte était ainsi autorisé jusqu’à 10 semaines, bien qu’il soit considéré par la morale collective comme illégitime. La loi Veil dans sa première version reste encore dans cette logique du tabou social.
40 ans après, la loi a évolué à multiples reprises. D’une dépénalisation, l’avortement est devenu un droit, et le terme aujourd’hui régulièrement employé est celui d’une certaine banalisation. On pourrait voir cette évolution comme nécessaire pour rendre son accès plus facile et plus équitable, notamment en ce qui concerne les populations les plus précaires. La loi serait toujours éthiquement neutre, uniquement concernée par le respect des droits individuels. Ceci se fonde sur une vision libérale de la loi, qui n’est censée charrier aucune valeur morale. Cependant ne faut-il pas réfléchir au fait que ce qu’elle autorise finit par devenir légitime dans la pratique. Et ceci c’est Marx qui nous le rappelle. Nos idées, nos idéaux, sont façonnés par nos conditions matérielles d’existence. Bien qu’elle soit présentée comme le moyen d’encadrer et d’organiser les libertés de chaque citoyen, lorsqu’elle autorise, la loi légitime par la même occasion. Que penser alors des multiples amendements de la loi pour faciliter l’accès à l’avortement, comme par exemple la situation inédite du Covid, qui s’est accompagné d’une baisse du nombre d’avortements. Cela justifie-t-il de repousser toujours plus le délai légal pour avorter? Ces amendements n’ont-ils pas joué comme des actes de banalisation ?
Cette réflexion est sans doute trop méta par rapport à tout ce qui a été dit sur la difficulté de parler de ce sujet et sur le besoin de repartir des situations personnelles vécues par les femmes et les familles. Dans le cas de l’avortement, cette réflexion m’amène à souhaiter revenir à la loi Veil, telle qu’elle était rédigée en 1975. C’est une reconnaissance d’une situation de faits, d’une nécessité, qui pour autant ne peut pas être facilement légitimée moralement au risque de nous faire tomber dans une société qui méprise les vies « non voulues, non désirées, abîmées. » Il me semble que nous sommes face à un dilemme propre aux sociétés pluralistes. De même que nous, personne individuelle, avons des difficultés à en parler ; la législation ne devrait-elle pas avoir la même prudence avant de vouloir contrôler et légiférer toujours plus sur des situations moralement complexes. Ne faut-il pas reconnaître que la loi ne peut pas sortir de la morale, qu’elle ne peut pas sortir d’une certaine vision de la vie bonne et qu’il y a effectivement des dilemmes moraux. En tout cas, cette difficulté soulignée dans le rapport entre la loi et la société, devrait nous inciter encore plus à nous engager pour participer au débat public et faire connaître la beauté et la dignité de toute vie humaine, quelque soit ses capacités productives et ses conditions de vie !