Le 28 mai 2010, la Faculté de théologie protestante de Paris décerne le titre de docteur honoris causa au théologien américain James H. Cone (1938-2018), grande figure de la théologie de la libération noire. À cette occasion, James H. Cone prononce un discours, publié originellement sur le site de la revue Etudes théologiques et religieuses et que nous reproduisons ici.
« Lui qu’ils ont supprimé en le pendant au bois. » Actes 10, 39
« Des centaines de Kodaks ont circulé toute la matinée sur la scène du lynchage.
Dans des voitures, sur des chariots, les gens ont fait des kilomètres à la ronde pour voir le corps se balancer au bout de la corde […] les photographes ont installé un labo pour développer les tirages […] et récoltent la moisson en vendant les cartes postales représentant la photo du nègre lynché. » Froid compte rendu d’un lynchage en 1915, par un reporter du magazine Crisis
« Les arbres du Sud portent d’étranges fruits / Du sang sur les feuilles, et du sang à leur pied / Le corps d’un Noir se balançant dans la brise du Sud / Étranges fruits, qui pendent des peupliers. » Billie Holliday (chanson écrite par Abel Meeropol)
Je voudrais dire à monsieur le doyen, aux professeurs, aux étudiants et à l’assemblée ici présente, combien je suis honoré de recevoir ce doctorat honoris causa aujourd’hui. J’ai commencé à écrire sur la théologie noire de la libération il y a plus de quarante ans en essayant de comprendre la signification de la foi chrétienne dans le contexte social et politique de la lutte des Afro-Américains pour la justice aux États-Unis – particulièrement définie dans les années 1960 par les Mouvements des droits civiques et du Black Power, symbolisées par les philosophies de Martin Luther King Jr. et de Malcolm X. Dans la théologie noire, le terme « noire » vient de Malcolm X, et le terme « théologie » vient de Martin King. Je voulais montrer que la lutte du peuple noir pour la justice avait besoin à la fois de Martin et de Malcolm pour nourrir leur combat : être enfin considérés comme des êtres humains dans une société qui méprisait notre race noire et identifiait le christianisme à la race blanche. Aujourd’hui je me débats toujours avec la signification religieuse et théologique de la race noire dans une société et un monde définis par l’héritage de la race blanche et sa suprématie. Mon projet de recherche actuel est intitulé provisoirement : «Étranges fruits : la croix et l’arbre à lyncher». C’est une interprétation théologique de la manière dont les Afro-Américains ont survécu et affronté deux cent quarante-six années d’esclavage et de traite négrière, cent années de ségrégation légale et de lynchage dans une nation mue par une vision chrétienne du monde. La brève réflexion d’aujourd’hui est ainsi extraite d’un travail en cours, et s’intitule : «Personne ne sait le malheur que j’ai vu. La croix et l’arbre à lyncher dans l’expérience afro-américaine.»
La croix et l’arbre du lynchage sont parmi les symboles les plus émotionnellement chargés de l’histoire et de la culture de la communauté afro-américaine. Théologiquement, ils symbolisent la mort et la rédemption, le jugement et la miséricorde, la souffrance et l’espérance. Les deux symboles représentent le pire de l’être humain, et une soif ontologique inextinguible pour refuser de laisser ce pire qui est en nous déterminer notre compréhension finale. Le grand défi de la théologie chrétienne est d’expliquer, du point de vue de l’histoire et de la foi, ce paradoxe : comment rendre la vie compréhensible en face de la mort, particulièrement de cette mort provoquée par l’injustice – la mort sur la croix et sur l’arbre du lynchage. Tenter de susciter l’espoir dans l’esclavage, et la compréhension dans le monde ségrégationniste et meurtrier de Jim Crow (1), sont les circonstances historiques qui ont édifié la vie religieuse des Noirs aux États-Unis.
À aucun moment la lutte pour préserver l’espoir vivant dans la vie des Noirs n’a été plus difficile que durant l’ère des lynchages (1880-1940). L’arbre à lynchage est le plus puissant symbole du malheur que personne ne connaît mais que seuls les Noirs ont vu : ils n’en parlent pourtant pas, tant la douleur causée par le souvenir des corps noirs pendus aux arbres du Sud, cernés, lorgnés, raillés par des groupes de Blancs est presque trop affreuse pour s’en souvenir. Les Noirs ont été « si longtemps dans l’orage », « ballottés et commandés », « punis et méprisés », « par ce spectacle qui t’a vu naître » (« talked about sho’s you born »). Ils étaient « tantôt en haut », « tantôt en bas », mais « presque toujours au sol ».
Les Afro-Américains ont fait un voyage dans la solitude, à travers l’esclavage et la ségrégation, souvent fatigués, affamés et sans-logis, « errant et fuyant », ne sachant pas même où rôder, ne sachant pas où se frayer une voie vers un endroit sûr, libéré du « bruit des sanglants chasseurs à [leurs] trousses ». Les Noirs ont été « arrachés », ont eu « le cœur brisé », « l’esprit désemparé », « si loin de là que je ne pouvais entendre personne prier », dans cette vallée si profonde et ténébreuse, où la mort est comme « un marteau retentissant sur le cercueil », « un pale cheval et son cavalier », « un chariot remuant lentement », et « un train sifflant dans la gare ». Les Noirs ont goûté la « cuisine des sanglots », ce « fardeau de tristesse » qui forçait les esclaves à chanter cette mélodie endeuillée et obsédante :
« Parfois je me sens comme un enfant sans mère, / Parfois je me sens comme un enfant sans mère, / Parfois je me sens comme un enfant sans mère, / Si loin de ma maison. »
La terreur profonde et l’impuissance face à la menace toujours présente de mourir sur l’arbre à lyncher a forcé les Noirs à crier du fond de leur être spirituel :
« Oh Seigneur, Mon Seigneur ! / Oh, Mon Bon Seigneur ! / Protège-moi de la noyade ! »
Se noyer permettait d’abandonner la vie pour se fondre dans le désespoir, comme le chante un vieux bluesman : « J’ai été à terre si longtemps, être à terre ne m’ennuie pas. » C’était cette voie vers le fond du désespoir, du néant, que Søren Kierkegaard a appelé « la maladie mortelle (2) » – une « maladie du moi » – la perte de l’espoir que la vie puisse avoir un sens dans un monde rempli de malheur.
Dans l’ensemble, les Noirs ont refusé de sombrer dans cet « abîme repoussant », ce « tourment de désespérance », où l’on « se débat avec la mort sans pouvoir mourir ». (3) Qu’importe ce qu’ils ont enduré, ils ont continué de croire et d’espérer qu’un changement va advenir. Ils n’ont pas transcendé la vie duremais ils l’ont affrontée, la tête haute, en refusant d’être silencieux au milieu de l’adversité :
« Grand Dieu Tout-Puissant, les gens ont mal / Ils ont déjà tout perdu. »
D’un côté, les Afro-Américains ont pleuré et se sont lamentés, se sentant comme des moins que rien jetés à terre. Mais, dans un second temps, le désespoir est contrebalancé par l’espoir : « Alors je prends ma guitare et, toute la journée, je joue du blues. » Aussi longtemps que les Afro-Américains ont pu chanter et jouer le blues, ils avaient l’espoir que leur humanité serait, un jour, reconnue. Aussi longtemps qu’ils ont pu chanter et prêcher un Dieu qui pouvait « trouver une issue là où il n’y en pas », ils pouvaient aussi croire que la suprématie blanche, symbolisée par l’horrible arbre du lynchage, n’aurait pas le dernier mot quant à leur avenir.
Je me rappelle ces Noirs qui, en Arkansas, essayaient de venir à bout de leur désespoir – mauvaises récoltes, hiver terrible, Blancs excités : ils croyaient encore qu’ils pourraient « apporter leurs peines au Seigneur et les lui remettre » au pied de la croix, et recevoir la force de combattre et d’espérer de n’être pas, en dernier lieu, abattus par ces terribles circonstances. Les « temps difficiles » étaient réels et concrets, c’était un combat quotidien pour survivre, avec dignité, dans une société qui ne reconnaissait pas leur humanité. La dialectique des larmes et de la joie, du doute et de la foi, du désespoir et de l’espérance est centrale pour l’expérience noire :
« Mon fardeau est si lourd, je peux difficilement voir, / C’est comme si tout le monde tombait sur moi. »
Le désespoir était réel ; mais il n’était pas fatal, il n’avait pas le dernier mot. En fin de compte, le bluesman atteignit l’espoir :
« Et tout va bien, je m’en fais pas, oh, il y aura des jours meilleurs. / Le soleil resplendira à ma porte de derrière, un jour. »
Dans l’expérience noire, il y a ce que Richard Wright a appelé la « capacité endémique de vivre » (4) :
« Mes poches étaient vides, / Mon cœur était plein de douleur. »
Encore que les Afro-Américains n’ont pas laissé la détresse économique et l’angoisse mentale avoir le dernier mot sur leur existence :
« Lorsque tu perds ton argent, / Ne perds pas la tête. »
Une expression classique de cette dialectique du désespoir et de l’espérance dans la vie des Noirs se trouve dans le spiritual, « Nobody knows » (« Personne ne sait ») :
« Personne ne sait le malheur que j’ai vu, / Personne ne sait ma tristesse. / Personne ne sait le malheur que j’ai vu, / Alléluia ! Gloire ! »
Les Afro-Américains n’ont pas douté que leur vie était faite de malheur. Comment pourrait-on être noir en Amérique et ne rien savoir de l’agonie existentielle que ce malheur a créée pour les Noirs ? Le mal les a talonnés à chaque endroit où ils sont arrivés. Mais le « Alléluia ! Gloire ! » est, en dernier lieu, l’espoir que ce mal ne les noiera pas dans une situation permanente de désespoir – ce que Kierkegaard décrivait comme « refuser d’être celui-ci » ou même d’être « soi ; ou : le pire de tous les désespoirs, […] vouloir être quelqu’un d’autre que soi-même ».
La religion a été pour les Noirs la voie pour retrouver l’espoir dans les situations tragiques. À l’église, le dimanche matin, les chrétiens noirs répondaient (dans les chants, les sermons, les prières) à la vindicte apocalyptique de la foule compacte de Blancs, sans visage ni pitié, et proclamaient que le malheur et la peine, tristement symbolisés par l’image terrifiante de la mort suspendue à l’arbre à lyncher, n’auraient pas le dernier mort dans leur vie. Les Afro-Américains ont adopté l’histoire de Jésus, le Christ crucifié, dont la mort a paradoxalement donné la vie à ce peuple noir méprisé, comme Dieu l’avait ressuscité dans la vie de la première communauté chrétienne. L’arbre à lyncher symbolisait le pouvoir blanc et la « mort noire », mais la croix symbolisait le pouvoir divin et la « vie noire » – Dieu triomphant du pouvoir du péché et de la mort créé par l’arbre du lynchage.
Durant mon enfance, j’ai beaucoup entendu parler de la croix à l’Église Macedonia A.M.E. (5), à Bearden, en Arkansas, où Jésus était décrit et célébré. Ils chantaient « Le calvaire » et demandaient « Où étais-tu ? », « Au pied de la croix », « Lorsqu’ils ont crucifié mon Seigneur », « Oh ! Parfois cela me prend de trembler, trembler, trembler ». Les spirituals, les gospels et les cantiques insistaient sur la manière dont Jésus réalisait le salut pour les moins que rien à travers sa solidarité avec eux, même dans la mort. Il y avait alors plus de cantiques, de sermons, de prières et de témoignages sur la croix que sur aucun autre thème. La croix était la fondation sur laquelle leur foi était bâtie. Dans la révélation du mystère de Dieu, les Noirs ont cru que savoir que Jésus était pauvre, et traversait une expérience de souffrance semblable, leur donnait la foi que Dieu était avec eux dans leur souffrance à l’arbre du lynchage, comme Dieu était présent avec Jésus souffrant sur la croix. Plus les Noirs souffraient dans les mains de la suprématie blanche, plus ils trouvaient dans la croix le pouvoir spirituel de résister à ce qui leur arrivait. Tout comme Jésus ne méritait pas de souffrir, la souffrance noire était aussi injuste. Leur foi leur a ouvert les yeux sur la vérité de leur humanité et leur a donné la force et le courage de combattre leur humiliation. Ils ont crié et dansé, tapé des mains et battu des pieds, comme ils ont témoigné du pouvoir de la croix de Jésus, lequel leur avait donné une identité bien plus importante que la souffrance que la suprématie blanche pouvait infliger à leurs corps. Il importait peu alors de connaître les auteurs des cantiques qu’ils chantaient, ou à quelle Église ils appartenaient, car les Noirs imprégnaient les chants évangéliques des Blancs de leur expérience de la souffrance, et transformaient ce qu’ils recevaient en leur bien propre. « Jésus, garde-moi près de la croix », « Jésus doit-il porter seul la croix ? », et d’autres cantiques blancs, protestants et évangéliques sonnaient et résonnaient différemment quand les Noirs les chantaient, tant leur expérience de la vie était différente. Lorsque le dos des Noirs se raidissait contre le mur de la suprématie blanche, l’arbre du lynchage les regardant fixement, les pauvres Noirs se réfugiaient dans leur résistance culturelle et sociale et répondaient à cette puissance par des chants et des sermons.
Sans le sou, sans terre, sans travail, et dépourvus de tout pouvoir social ou politique dans la société, les pauvres Noirs devaient combattre avec tout le pouvoir culturel et religieux qu’ils avaient, et prier pour que le Dieu de la croix les soutienne dans cette lutte. Les Noirs « tendirent leurs mains vers Dieu », parce qu’ils n’avaient littéralement personne d’autre vers qui se tourner. Que Dieu puisse « leur créer une issue là où il n’y en a pas » par la croix de Jésus était profondément réel dans l’âme du peuple noir, et réellement absurde pour l’intellect. Cela n’avait aucun sens, ni rationnel ni spirituel, de dire que l’espoir surgirait d’un « lieu-dit Golgotha […], lieu du Crâne », le cimetière des victimes lynchées de l’Empire romain (Mt 27, 33). Pour les juifs du temps de Jésus, une personne crucifiée était maudite, « car le pendu est une malédiction de Dieu » (Dt 21, 23), , quelque chose d’analogue à la malédiction de l’arbre à lynchage aux États-Unis. C’est pourquoi Paul disait que le verbe de la croix est folie pour le monde intellectuel, et une pierre d’achoppement pour la religion établie. La croix n’est pas un symbole religieux facilement compréhensible parce qu’il inverse le système des valeurs du monde. Le dernier est premier, et le premier est dernier. Accepter cette vérité rend l’arbre du lynchage nécessaire pour saisir ce que la croix de Jésus signifie en Amérique.
Dans la communauté noire, chrétienne et pauvre, la croix est l’image consolante et rédemptrice. Le Christ crucifié représente l’amour de Dieu et sa présence libératrice dans les contradictions de la vie des chrétiens noirs – cette présence transcendante qui les autorise à croire que, dans le futur eschatologique de Dieu, ils ne seront finalement pas vaincus par « les malheurs de ce monde », qu’importe combien grande et douloureuse aura été leur souffrance. Croire cette revendication vraiment absurde est seulement possible à travers la « grâce éblouissante » et le don de la foi, enracinés dans l’humilité, la repentance et la résistance. Il n’y a pas de place pour l’orgueilleux et le puissant, pour ces gens qui pensent que Dieu les a appelés pour régner sur d’autres. La croix est la critique divine du pouvoir – du pouvoir blanc ou de n’importe quel pouvoir malfaisant.
Les Afro-Américains ne peuvent échapper au malheur. Mais en tant que chrétiens, ils croient que le malheur ne l’emporte pas toujours. Le mot final au sujet des corps noirs n’est pas la mort, pendus à l’arbre, mais la rédemption sur la croix : une vie miraculeusement transformée, découverte dans le Dieu des potences.
Comme toute foi religieuse née de la souffrance, la foi chrétienne des Noirs défie la pensée rationnelle parce qu’elle est « ouverture vers le transcendant », sans laquelle « l’existence dans le monde n’est plus possible ». (6) Les absurdités de la croix et de l’arbre à lyncher ne peuvent être questionnées que par une foi subversive, opiniâtre : une foi paradoxale qui trouve sa force dans la faiblesse, l’espoir dans le désespoir, et la vie dans la mort. La foi des Afro-Américains s’est façonnée dans son contact avec la réalité violente de la suprématie blanche. C’est la foi qui voit Dieu se révéler dans la croix de Jésus, et dans les corps des Noirs lynchés rachetés par sa croix.
Le vrai scandale de la Bonne nouvelle chrétienne réside en cela : le salut de l’humanité se révèle dans la croix de Jésus, le criminel condamné, et ce salut est disponible aujourd’hui seulement dans la solidarité avec le peuple crucifié parmi nous. La foi qui émerge du scandale de la croix n’est pas la foi des intellectuels ou d’une quelconque élite. C’est la foi du peuple abusé et scandalisé à la recherche de la force de se battre et du courage d’espérer : pour ne pas cesser de continuer de combattre l’adversité, ce que Paul Tillich appelait « le courage d’être ». (7)
La croix nous rappelle que le monde est plein de contradictions et d’incongruités. Les Écritures parlent du mal de Satan et ses démons, et les Noirs parlent du mal de la suprématie blanche. Les Afro-Américains en pensent la même chose. Satan et ses démons ont conduit Jésus sur la croix, et la suprématie blanche a pendu beaucoup de Noirs. Jésus, comme les Noirs, ont été ces étranges fruits. En termes théologiques, Jésus a été le premier lynché, qui annonce tous les Noirs lynchés sur le sol américain. Il a été crucifié par les mêmes souverains et pouvoirs qui ont lynché les Noirs en Amérique. Parce que Dieu était présent avec Jésus sur la croix, et empêchait Satan et la mort d’avoir le dernier mot, Dieu était aussi présent à chaque lynchage aux États-Unis. Dieu a vu ce que les Blancs ont fait à ces Noirs innocents et sans défense, et a revendiqué cette souffrance comme la sienne propre. Dieu a transformé les corps lynchés dans le corps de Jésus-Christ, à nouveau crucifié. À chaque fois qu’une foule de Blancs lynchait un Noir, c’était Jésus qui était lynché. L’arbre du lynchage est la croix en Amérique.
Cependant, Dieu doit connaître de manière spéciale ce que les Noirs ont souffert en Amérique, parce que le Fils de Dieu a été lynché à Jérusalem. Jésus et d’autres ont subi, sous l’Empire romain, le châtiment que les Noirs ont subi aux États-Unis. Il a été torturé et humilié, comme les Noirs. Le plus ironique, c’est que les lyncheurs de Noirs n’ont pas été considérés comme des criminels ; car les Noirs étaient les criminels et les rebelles, comme Jésus. Les lyncheurs, les bons citoyens, souvent ne cachaient pas leur identité. Lorsqu’ils crucifiaient des Noirs comme les Romains lynchaient Jésus, ils prétendaient agir comme des citoyens et des chrétiens. Il est plus ironique encore que les Noirs aient adopté la croix chrétienne dont les Blancs se sont servis pour les assassiner. Cette profonde inversion du sens a inspiré à une grande poétesse noire, Gwendolyn Brooks, la phrase : « Notre Seigneur était le plus beau des lynchés. »
Où l’évangile de la croix de Jésus se révèle-t-il aujourd’hui ? Où les Noirs sont-ils lynchés ? Le lynchage de l’Amérique noire est perpétré par le système judiciaire brutal dans lequel la moitié des deux millions trois cent mille prisonniers sont noirs : il y a plus de Noirs dans les prisons que dans les collèges et les universités. L’Amérique met plus de gens en prison que n’importe quelle autre nation du monde industrialisé. C’est l’héritage du lynchage. Au moyen des prisons privées, les Blancs ont converti la brutalité de leur système légal et raciste en une entreprise lucrative pour les villes et les cités blanches qui, à travers l’Amérique, périclitent. On peut lyncher un individu sans corde ni arbre.
À chaque fois que la société traite les individus comme s’ils n’avaient ni droits, ni dignité, ni richesse, comme l’État l’a fait avec les Noirs durant l’ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans, ils sont lynchés en secret. Chaque fois que des gens sont privés d’emplois, d’assurance-maladie, de logement, et du minimum pour vivre, ils sont lynchés. Chaque fois que des gens crient pour être reconnus comme des êtres humains et que la société les ignore, ils sont lynchés.
Lorsque j’ai entendu et lu ce qui était dit des tortures et des abus, mentaux et physiques, commis à la prison d’Abou Ghraib en Iraq, j’ai pensé au lynchage. L’Empire romain diabolique qui a tué Jésus au calvaire, était semblable à l’Empire américain qui lynche et emprisonne les Noirs aux États-Unis et commet aussi des atrocités en Iraq. Beaucoup d’Américains blancs semblent surpris, voire choqués que l’armée américaine puisse commettre de tels abus. Mais la plupart des Noirs n’ont été ni surpris, ni choqués. Parce que nous avons été l’objet de la torture de l’Amérique blanche pendant près de 400 ans.
D’habitude, le peuple qui n’a jamais été lynché par un autre groupe comprend difficilement pourquoi les Noirs veulent rappeler aux Blancs leurs atrocités. Pourquoi les rappeler ? N’est-ce pas mieux d’oublier ? Absolument pas ! L’arbre du lynchage est une métaphore de la crucifixion du peuple noir d’Amérique. C’est la vitrine qui montre le mieux la signification théologique de la croix des chrétiens aux États-Unis. En ce sens, les Noirs sont des figures du Christ, non seulement parce que nous le voulons, mais parce que nous n’avons pas eu le choix d’être lynchés, tout comme Jésus n’a pas eu le choix de son chemin vers le Calvaire. Jésus ne voulait pas mourir sur la croix et les Noirs ne voulaient pas être pendus à l’arbre à lyncher. Mais les forces diaboliques de l’Empire romain et de la suprématie blanche en Amérique le voulaient. Cependant, Dieu prit en son moi divin le mal de la croix et de l’arbre à lyncher, et transforma les deux dans la beauté triomphante du divin. Si l’Amérique a le courage d’affronter, avec repentance et réparation, l’immense péché et l’héritage continu de la suprématie blanche, il y a de l’espoir par-delà la tragédie.
Notes :
(1) « Jim Crow » est le nom générique donné au monde de la « suprématie blanche » (ségrégationniste) du Sud des États-Unis, où sont édictés lois et arrêtés municipaux racistes à partir du milieu des années 1860 (« The Jim Crow Laws »). Malgré la fin de la guerre civile et l’adoption du 14e amendement à la Constitution fédérale (1868) proclamant l’égalité des citoyens américains, c’est-à-dire la fin de l’esclavage, a prévalu un système basé sur la doctrine dite « Séparés mais égaux », en réalité, discriminatoire et raciste. C’est la fin de ce système post-esclavagiste que le Mouvement des droits civiques, emmené notamment par Martin Luther King Jr., a réclamé à partir de la fin des années 1950. Ce système avait été déclaré contraire à la Constitution par une décision de la Cour suprême fédérale de 1954, Brown v. Board of Education (NdT).
(2) Søren Kierkegaard,Traité du désespoir (1849), trad. du danois par K. Ferlov et J.-J. Gateau, Paris, Gallimard, 1949, repris in coll. « Tel », p. 337.
(3) Ibid., p. 356.
(4) Richard Wright, « Forward », in P. Oliver, The Meaning of the Blues, NewYork, Collier Books, 1963, p. 9.
(5) African Methodist Episcopal Church (NdT).
(6) Mircea Eliade, The Sacred and the Profane, p. 34.
(7) Paul Tillich, The Courage to Be, New Haven, Yale University Press, 1952.