Par Benoît Sibille
Initialement publié dans la revue « Écologie & politique » N° 64
https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique-2022-1-page-113.htm
En conclusion de l’un de ses derniers articles (février 1985) pour la revue écologiste Combat Nature[1], Jacques Ellul interroge : « Aurons-nous le temps de reprendre le cheminement jusqu’à un aboutissement satisfaisant[2] ? » L’aboutissement en question est une «action écologique effective[3] », c’est-à-dire ne se contentant pas de « déplorer que les pluies acides tuent les forêts » mais opérant des « choix radicaux en face des causes de production de ces pluies acides[4] ». En effet, si une telle écologie, incluant « la critique de l’ensemble des structures sociales qui conduisent à cette destruction[5] », tarde à venir, la destruction, elle, avance. D’où cette question angoissante : « Aurons-nous le temps ? » Si, en 1985, ceux qui s’interrogeaient ainsi étaient peu nombreux, la situation a bien changé. Chaque réunion d’une Conférence des Parties (dite « COP ») se présente comme la « COP de la dernière chance », et les livres de collapsologie annonçant l’effondrement imminent de la civilisation thermo-industrielle sont des succès de librairies. La question de la fin du monde s’est imposée.
La diffusion de cette inquiétude explique probablement, en partie au moins, le regain d’intérêt pour l’œuvre d’Ellul[6] dans les milieux écologistes et décroissants. Le diagnostic d’Ellul sur ce qu’il nomme la « société technicienne » est en effet celui d’une impasse, d’un monde allant vers la catastrophe. « Nous devons donc nous attendre, même sans guerre atomique ou sans crise exceptionnelle, à un énorme désordre mondial », note-t-il en conclusion du Bluff technologique[7] (1988). La part sociologique de l’œuvre d’Ellul est de son propre dire « éminemment tragique » et décrit « un monde sans issue[8] ». Si, en effet, Ivan Illich ou André Gorz, tous deux héritiers du penseur bordelais, adjoignent à leur critique de la société l’esquisse d’un avenir possible, une société « conviviale » chez Illich, un projet d’écologie politique et de libération du travail chez Gorz, force est de constater que le propos d’Ellul, lui, s’achève sur la seule critique de la société contemporaine.
L’encombrante théologie de Jacques Ellul
Ou plutôt, son propos sociologique s’achève ainsi, car il est en réalité tout un autre volet de son œuvre. Théologique, lui, et esquissant l’espoir et les modalités d’une issue au « système technicien ». Ellul, converti au protestantisme dans sa jeunesse, a en effet consacré une part importante de son travail à l’étude de la Bible et à la théologie. S’il fut engagé dans les luttes écologiques et sociales, il le fut aussi dans l’Église protestante. Ellul a revendiqué n’avoir jamais mêlé de considérations théologiques à son œuvre sociologique et, de fait, dès la première page, il est aisé de savoir si le livre d’Ellul que l’on tient en mains est théologique ou sociologique. Pourtant, à la fin de sa vie, Ellul disait n’avoir « pas écrit des livres, mais un seul livre dont chacun est un chapitre[9] », affirmant ainsi « qu’il devait y avoir une relation dialectique entre le livre sociologique et le livre théologique » au point que «lire l’un sans l’autre n’est pas possible[10] ».
Ce caractère théologique d’un pan de l’œuvre d’Ellul qui, comme il le reconnaît, est indépendant du pan sociologique mais lui donne son sens véritable, en fait un auteur étrange dans le monde de la pensée écologiste, de sorte que le regain d’intérêt pour la critique ellulienne de la technique divise aujourd’hui. Pierre Charbonnier alertait, dans un article de 2015 intitulé « Jacques Ellul ou l’écologie contre la modernité », que l’« écologie a tout à perdre d’un alignement – explicite ou implicite[11] » sur la critique ellulienne de la société technicienne. La réponse de l’ellulien Daniel Cérézuelle[12], par article interposé, a permis de corriger un certain nombre d’affirmations de Pierre Charbonnier quant à l’inscription d’Ellul dans la tradition réactionnaire de Joseph de Maistre et de Louis Bonald. L’article de Cérézuelle permet en effet de rappeler, à juste titre, ce qu’il en est des sources intellectuelles de Jacques Ellul (Marx, Proudhon, Bakounine, etc.), de ses affiliations militantes et politiques (l’anarchisme, le socialisme, le personnalisme, les luttes écologistes, etc.) et de ses engagements concrets (Résistance durant la seconde guerre mondiale, etc.). Cérézuelle corrige surtout le contre-sens majeur de Charbonnier sur l’œuvre d’Ellul : la critique ellulienne de la technique n’est en aucun cas un refus de toute médiation technique au nom d’un idéal de nature anhistorique. Il y a un point cependant sur lequel Cérézuelle ne répond pas à Charbonnier et qu’il nous semble donc falloir clarifier. La critique de Charbonnier culmine, en effet, à la fin de son article, dans l’idée que la démystification de la technique menée par Ellul se fait en réalité au nom « du sacré, de la religion », de sorte que son insistance pour déconstruire la vérité technique ne serait que le moyen apologétique de défendre « une vérité de bon aloi, non construire, en soi », celle de la religion. Toute l’œuvre dite sociologique serait ainsi biaisée par un « absolutisme conceptuel » qui en serait « l’assise idéologique ». Bref, l’argument de Charbonnier est que l’« ambition eschatologique d’Ellul[13] » discrédite l’ensemble de son œuvre et, quoi qu’Ellul et les elluliens en disent, en fait un penseur de la réaction plutôt que de la révolution. L’accusation frappe d’autant plus fort qu’Ellul revendique explicitement dans son œuvre théologique «une vision apocalyptique[14] » du monde et qu’il reconnaît lui-même, comme nous venons de le rappeler, que cette théologie est essentielle au sens de sa critique sociologique.
La question reste pourtant de savoir si le recours à l’eschatologie, c’est-à-dire à une pensée théologique des fins dernières, opère nécessairement dans le sens de la réaction. Il nous semble que non. Plus, il nous semble que le schème eschatologique que mobilise Ellul, loin de n’ouvrir une espérance qu’aux seuls croyants attendant le Royaume de Dieu, donne en réalité le moyen de penser et d’opérer effectivement une ouverture dans l’impasse écologique où nous sommes, et ce précisément en transformant notre rapport au temps.
De la fatalité du développement technique à la fatalité de l’effondrement
Repartons donc de l’impression d’impasse qui découle de la critique ellulienne de la technique et qui la fait si aisément consoner avec les inquiétudes collapsologiques contemporaines. À la toute dernière page du Bluff technologique, le troisième et dernier de ses grands livres sociologiques consacrés à la technique – après La Technique ou l’enjeu du siècle (1954) et Le système technicien (1977) – Ellul pose la question suivante : « Sommes-nous donc enfermés, bloqués, enchaînés par la fatalité du système technicien qui nous fait marcher comme d’obéissants automates grâce à son bluff[15] ? »
La réponse se fait en plusieurs temps, Ellul répond d’abord : « Oui, nous sommes radicalement déterminés, pris dans un engrenage sans répit[16].» Toute son œuvre a montré en effet le caractère «autonome[17] » de la technique, c’est-à-dire le fait qu’elle forme aujourd’hui un système de moyens sans finalité. Ainsi qu’il le met en évidence dès La Technique ou l’enjeu du siècle, l’innovation technique résulte d’un choix qui est « fait a priori[18] » et qu’Ellul résume par la formule anglaise « the one best way ». Cette autonomie de la technique chez Ellul n’a rien d’une conception métaphysique de la technique ; il ne s’agit en aucun cas de lui prêter une forme de subjectivité ou d’intentionnalité. Cela exprime seulement le constat selon lequel le facteur déterminant du progrès technique est « essentiellement la situation technique antérieure[19] », c’est-à-dire que les innovations ne résultent pas d’orientations économiques, sociales ou intellectuelles mais ne font qu’actualiser les possibilités effectives ouvertes par les innovations précédentes. Un état du développement technique induit mécaniquement l’état suivant. Pour donner un exemple récent, la 3G induit le développement de la 4G qui lui-même induit celui de la 5G et ainsi de suite. Les moyens s’accumulant et les fins s’effaçant, «la technique s’engendre elle-même[20] » et l’humanité n’est plus que «l’appareil enregistreur[21]» de ce développement. Dans un tel « système technicien », le temps n’est plus rien d’autre que l’enchaînement mécanique dans lequel « chaque invention technique provoque d’autres inventions techniques » avec la même fatalité que la progression dans la numération. De même que 2 suit 1 et qu’« il n’y a aucune raison de s’arrêter parce que, après chaque nombre, on peut encore ajouter 1 », dans le développement technique, il n’y a «plus aucune raison de s’arrêter[22] ». L’obstacle écologique de l’épuisement des ressources naturelles est lui- même, dans un premier temps, un moteur de cette avancée aveugle de la technique, puisqu’il semble d’abord que «seules des inventions toujours plus nombreuses et automatiquement accrues pourront compenser les dépenses inouïes, des disparitions irrémédiables de matières premières (bois, charbon, pétrole… et même l’eau)[23]». Temps mécanique et inarrêtable donc que le temps de la société technicienne.
Pourtant Ellul ajoute à sa première réponse que « non, en fait », nous ne sommes pas enfermés dans « la fatalité du système technicien » : « Non, en fait, parce que, nous l’avons relevé, le gigantesque bluff est contradictoire en lui-même et qu’il laisse une marge de chaos, il couvre sans les combler des lacunes, des vacances, il révèle des erreurs, et que ce bluff est avant tout destiné à multiplier les “faire semblant” pour voiler l’absence de feed-back du système[24].»
Le bluff technologique, plus que les deux autres ouvrages consacrés à la technique, insiste en effet sur les « contradictions internes » du système technicien. Cependant, il ne s’agit pas de contradictions internes qui, à la manière de celles du marxisme, engendreraient leur dépassement dialectique. Si nous ne sommes, « en fait », pas enfermés dans le système technicien, c’est parce que le système nous emmène avec lui dans le chaos : « Nous devons nous attendre, même sans guerre atomique ou sans crise exceptionnelle, à un énorme désordre mondial qui se traduira par toutes les contradictions et tous les désarrois[25].» C’est dans ces lignes qu’Ellul est le plus proche de ce que l’on appelle aujourd’hui la collapsologie. Il annonce l’effondrement inéluctable vers lequel nous courons. Dans un tel effondrement, le seul enjeu qui demeure est celui de faire « que ce soit le moins coûteux possible[26] », c’est-à-dire, au fond, de gérer la crise. Cette issue « en fait » à la fatalité du système technicien n’est finalement rien de plus qu’une prévision empirique de la suite des événements. Cette sortie de la fatalité technique est donc elle-même présentée comme une fatalité et ne fait finalement que reconduire la forme mécanique du temps déjà à l’œuvre dans la société technicienne. Au fond, le collapsologue partage avec l’ingénieur une même conception causale et fataliste du temps. L’effondrement n’est rien d’autre que le prolongement inéluctable du développement technique. Face à l’effondrement, comme avant face à la technique, l’homme est un « appareil enregistreur ».
« Instaurer une tremblante liberté »
À ce « non, en fait » à la fatalité technicienne qui ne fait donc que la prolonger sous la forme de la fatalité de l’effondrement, Ellul ajoute une ultime réfutation : « Non, enfin, en vérité, si sachant l’étroitesse de notre marge de manœuvre, nous profitons, jamais par le sommet et par la puissance, toujours sur le modèle du cheminement d’une source et par la seule aptitude à l’émerveillement de l’existence fractale de ces espaces de liberté pour y instaurer une tremblante liberté (mais une liberté effective, ni attribuée, ni médiatisée par des appareils, ni politique) y inventer ce qui pourrait être le Nouveau que l’homme attend[27].»
Ces mots, qui sont les derniers du livre – et les derniers de toute son œuvre dite sociologique – sont énigmatiques. Que peut signifier cet espoir d’échapper tant à la fatalité de la technique qu’à celle de l’effondrement à la manière « du cheminement d’une source » ? À s’en tenir à cette conclusion du Bluff technologique, on peut au moins constater que la réfutation du système technicien par ses contradictions internes ne fait que confirmer l’idée d’une temporalité mécanique où l’antécédent cause fatalement le subséquent de sorte que le temps se donne comme un continuum homogène dans lequel l’originalité du présent s’efface, où son caractère potentiellement inédit ou révolutionnaire n’a pas de place. La réfutation « en vérité » qu’Ellul indique semble, elle, supposer, par une « tremblante liberté », une rupture dans cet écoulement automatique et le surgissement d’un présent qui soit « Nouveau ». La réfutation conjointe de la fatalité technicienne et de la fatalité de l’effondrement qui la suit mécaniquement se joue donc manifestement dans une transformation du temps ; à un temps mécanique et donc prévisible, une réfutation « en vérité » doit opposer l’instauration, tremblante et à la manière d’une source, d’un Nouveau, c’est-à-dire d’un présent imprévisible.
« Assumer pour le présent la dimension des choses dernières »
Si la dernière page du Bluff technologique n’en dit pas plus sur cette autre temporalité, c’est que celle-ci se trouve pour Ellul relever du domaine théologique. En ce sens, Charbonnier a raison de parler d’une «ambition eschatologique[28] » d’Ellul. Il faut cependant clarifier ce vocabulaire théologique. Le langage courant parle volontiers d’apocalypse ou de prophétie de malheur pour qualifier les discours annonçant l’effondrement à venir. De sorte que spontanément le thème eschatologique semble signifier pour nous l’annonce d’un avenir contre lequel on ne peut rien, soit une simple variante biblique du thème grec de la fatalité. Or, précisément, pour Ellul la « vision apocalyptique[29] » du monde est ce qui doit nous sortir de la fatalité d’un avenir inéluctable. Si donc Ellul a une « ambition eschatologique », comme l’écrit Charbonnier, c’est uniquement au sens de l’eschatologie biblique.
Dans le chapitre final de son ouvrage posthume Théologie et technique, Ellul insiste sur le fait que lorsqu’il est question de prophétie dans les Écritures « il ne s’agit en rien d’une annonce de ce qui va se passer, d’un discours en avance[30] », de sorte que «l’irruption des fins dernières dans l’actualité n’est pas destinée à convaincre l’homme d’un destin implacable[31] ». Ce type de discours, si présent aujourd’hui dans l’univers de la collapsologie, loin d’être apocalyptique, eschatologique ou prophétique au sens biblique, semble pour Ellul au contraire être profondément informé par une mentalité technique incapable de penser le temps autrement que comme procès automatique. À proprement parler, c’est l’expert et non le prophète qui annonce l’avenir.
La prophétie au sens biblique consiste, elle, à « assumer pour le présent la dimension des choses dernières[32] ». Le prophète « situé dans cet eschaton […] [porte] son regard sur le concret de notre moment[33] ». Loin de déréaliser le présent sous le poids de l’avenir, le discours eschatologique doit redonner au présent tout son poids en le désinscrivant du continuum causal passé-présent-futur. « À partir des fins dernières actualisées, le prophète annonce : “Telle est la suite, à moins que…” » ou encore « repentez-vous, changez de conduite, car la fin est proche »[34]. L’eschaton ne se définit donc pas comme futur, mais comme ce qui vient et donc comme ce qui rend le présent urgent. Ainsi, « assumer pour le présent la dimension des choses dernières » ne signifie pas le juger à l’aune d’une fin préétablie – Ellul insiste, « il ne s’agit en rien pour le prophète d’établir une finalité[35] » – mais seulement « dévoile[r] la réalité dernière de la situation où nous sommes[36] ». Cette «réalité dernière» n’est ainsi rien d’autre que la réalité présente elle-même, rien d’à venir. La « proclamation d’une fin des temps » propre au discours prophétique n’est pas l’annonce d’un futur, mais la mise en jugement du présent en tant que présent. Il s’agit d’interroger le présent indépendamment de la suite causale dans laquelle il s’autojustifie. Non plus le rapporter à ses causes et à ses effets mais le juger en lui-même, comme s’il était notre dernier mot.
Dans l’un de ses premiers livres théologiques, Présence au monde moderne (1948), Ellul se demandait si notre époque était réellement apocalyptique ou si ce n’était qu’un effet d’optique de sorte que « dans deux cents ans, quand les détails qui nous obsèdent seront effacés, notre temps paraîtra historique comme les autres, et non apocalyptique[37]». Or, il répondait précisément à cette question que pour le chrétien il ne s’agit aucunement de savoir si « historiquement » c’est « la fin du monde », mais d’«agir à chaque instant comme si cet instant était le dernier[38] » de sorte que, on le comprend, l’apocalypse n’est pas d’abord un état historique, un fait inscriptible dans une suite causale du temps, mais une forme de la temporalité : l’expérience du temps subissant le « choc » d’une « parole dernière[39] » empêchant de vivre l’enchaînement du passé, du présent et du futur – vers un futur qui est effondrement – « dans le chaos et l’apathie[40] ».
L’eschaton en tant que fin qui s’approche et qui concentre dans le seul présent toute la question du sens produit ainsi chez Ellul une manière tout à fait particulière de penser la « révolution ». Puisque la temporalité technique, nous l’avons vu, consiste en une accumulation de moyens s’engendrant mutuellement au détriment de la question de la finalité, on pourrait s’attendre à ce que la temporalité eschatologique, en tant que « temps de la fin », consiste en un réordonnancement des moyens à une finalité, à un ordre ultime qui se donne comme objectif final. Il n’en est rien. L’eschatologie, loin d’être un futur aspirant en lui le présent, une fin ordonnant des moyens, est au contraire pour Ellul une venue imminente rapatriant entièrement la question de la finalité dans celle des moyens. Agir dans une temporalité eschatologique ne signifie donc pas préparer, organiser ou planifier un Royaume futur. Au contraire, l’action eschatologique est celle où « le moyen n’apparaît jamais que comme la présence actualisée de la fin[41] ». Il note ainsi : «Nous n’avons pas à travailler, faire des efforts pour que la justice règne sur terre : nous avons à être justes nous-mêmes, porteurs de justice[42].» La vie dans l’eschaton est donc vie dans l’absoluité du présent, l’« expression pure et simple de la présence de la fin dans le monde[43] ». Une telle temporalité implique alors de penser la révolution non comme ce qui se prépare et s’organise mais comme un «style de vie[44] » ici et maintenant : «Il s’agit de vivre et non point d’agir, c’est cela l’attitude révolutionnaire dans ce monde qui ne veut que l’action (utile) et non point la vie[45].»
Ces idées de moyens qui soient « présence de la fin[46] » aboutissant en un «style de vie», ne sont pas sans rappeler les concepts de «geste[47] » et de « forme-de-vie[48] » chez Giorgio Agamben, reformulés par le Comité invisible comme « insurrection […] n’étant pas détachable de la vie ordinaire[49] », c’est-à-dire comme une forme de sécession par le milieu même du monde[50]. À l’objection, qu’anticipe Ellul, selon laquelle promouvoir un « style de vie » révolutionnaire consiste à « trouver une solution individuelle à des questions qui ne le sont pas[51] » et donc une fois de plus réduire la question politique à une question morale, Ellul répond d’une manière qui fait penser à ce qu’Agamben appelle « destitution » ou « désactivation du pouvoir ». Prenant l’exemple de l’abolition progressive de l’esclavage au cours des iiie et ive siècles, il montre que celle-ci ne vient aucunement d’une suppression par décret ou par condamnation directe mais du fait de la manière effective que les chrétiens ont eue de vivre avec les esclaves et en tant qu’esclaves dans une profonde « égalité ». Au fond, même si le terme agambenien n’y est pas, la forme-de-vie des premiers chrétiens renverse l’esclavage en le « désactivant » de l’intérieur.
L’eschaton comme principe d’anarchie et non d’hétéro-normativité
Si l’on perçoit maintenant le potentiel contestataire de la temporalité eschatologique en tant précisément qu’elle interrompt la fuite en avant propre à la temporalité technique et donne au seul présent la valeur de fin dernière, on doit tout de même s’interroger sur le caractère théologique de ce schème. Charbonnier le suspecte de soumettre la critique du présent à un « idéal normatif implicite [52] ». Autrement dit, mettre le présent en jugement serait, du fait même de l’origine théologique de ce jugement, une manière de le soumettre à une hétéro-normativité, celle « du sacré, de la religion[53] », c’est-à-dire à un système de valeurs préétabli se donnant comme non construit et donc échappant à la délibération. Pour Charbonnier, cet idéal normatif aurait à voir avec un « ordre ancien[54] » qu’Ellul considérerait comme naturel mais perverti et perdu par la modernité. Cérézuelle a, nous semble-t-il, suffisamment réfuté l’idée qu’il y ait chez Ellul une conception prémoderne et naturalisante de l’ordre social. Reste cependant la question du caractère hétéro-normatif de l’eschaton. La mise en valeur de l’importance du présent à partir de l’idée théologique de la venue du jugement de Dieu ne doit-elle pas nécessairement conduire à une mise du présent sous la tutelle de principes divins et donc non soumis à la discussion politique ?
Cette question doit nous conduire à nous pencher sur la lecture originale (mais, en réalité, s’inscrivant dans une longue tradition remontant aux premiers siècles du christianisme) qu’Ellul donne de la Bible comme « source d’anarchie[55] ». Selon le théologien anarchiste, « il n’y a aucun fondement ni divin ni humain à l’autorité. Elle est, mais c’est tout ce que nous pouvons lui consentir en tant que chrétiens, et jamais nous n’avons à lui fournir des bases théologiques[56]». La théologie n’a donc aucunement à légitimer un ordre ancien, existant ou à venir ; il n’y a pas de « doctrine politique chrétienne[57] ». Selon Ellul, le rôle politique du christianisme est donc purement critique. Que l’eschaton mette en jugement le présent et ainsi l’extraie de la fatalité du temps technique ne consiste aucunement chez Ellul en une opération consistant à juger la conformité du présent par rapport à un ordre sacré et immuable du monde. Ellul insiste même lourdement sur le fait que vivre « d’après la réalité, vécue hic et nunc, de l’eschaton » est « l’inverse d’un moralisme » et ne consiste aucunement à «vivre d’après des principes[58] ».
La vie selon une temporalité eschatologique est seulement ce qui permet de défaire la légitimité a priori du cours de l’histoire. Là où une temporalité technicienne valide le présent et le futur comme simples conséquences nécessaires du développement technique, la temporalité eschatologique réintroduit la possibilité d’un jugement critique en refusant toute justification de la vie présente par autre chose qu’elle-même. Le « caractère eschatologique de l’unité entre la fin et les moyens[59] » ne dit rien d’autre que l’autonomie radicale du présent, la nécessité d’en juger « comme si cet instant était le dernier[60] ».
Paradoxalement, l’éthique théologique d’Ellul est ainsi une éthique de la « profanation[61] ». Profanation qui, contrairement à ce qu’affirme Charbonnier, n’est pas une profanation des réalités terrestres visant à rétablir, nostalgiquement, un ordre se donnant pour sacré, mais une profanation radicale ayant pour rôle de laisser l’homme à sa seule « tremblante liberté[62] ».
Que faire de la théologie d’Ellul ?
Si encombrante que soit la théologie d’Ellul pour le lecteur contemporain athée, agnostique ou tout simplement indifférent à la question religieuse, nous pensons avoir montré qu’elle ne justifiait en aucun cas l’accusation faite par Charbonnier à l’encontre d’Ellul. Ce qu’il appelle l’«ambition eschatologique » d’Ellul ne relève aucunement d’une fascination réactionnaire du sociologue-théologien pour un ordre prémoderne du monde. La théologie chez Ellul, en tant que structure de profanation, est tout entière au service d’une destitution de tous les ordres se donnant pour naturels afin de rendre le présent à la liberté des femmes et des hommes.
L’accusation de Charbonnier mise de côté, on peut cependant se demander légitimement quel intérêt a pour un lecteur non chrétien l’œuvre sociologique d’Ellul si, comme il le confesse lui-même, elle est dans « une relation dialectique » telle avec son œuvre théologique que lire l’une sans l’autre «n’est pas possible[63] ».
Nous voudrions formuler ici deux hypothèses pour répondre à cette interrogation :
– D’une part, en tant que son eschatologie consiste non en une fuite vers un Royaume futur, mais en un retour au présent, il semble que la théologie ellulienne soit presque d’elle-même sécularisée. Bien sûr, pour le croyant qu’était Ellul, le Royaume était plus qu’un principe éthique et politique de transformation de l’ici et maintenant ; il attendait aussi, dans la foi, une venue effective du Royaume[64]. L’impératif de vivre «comme si cet instant était le dernier[65] » n’était pas pour lui une simple méthode de transformation révolutionnaire, il croyait en la possibilité réelle que cet instant soit le dernier. Cependant, comme il l’écrivait lui-même, « ce qui compte, ce n’est pas la fin du monde effective, mais la vie actuelle qui est réellement apocalyptique[66] ». Ainsi l’idée d’une temporalité eschatologique en tant que temporalité ramenant la question de la finalité dans le présent, dans les moyens eux-mêmes, nous semble avoir une portée et une puissance indépendamment de tout acte de foi en un Royaume de Dieu. L’expérience de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes par exemple nous semble relever d’une temporalité de type eschatologique, c’est-à-dire dans laquelle la révolution se donne comme forme-de-vie, comme présence de la fin dans les moyens et non uniquement comme organisation, préparation ou gestion d’une vie future.
– D’autre part, la conscience actuelle de l’imminence de l’effondrement des écosystèmes tels que nous les connaissons, dont Ellul n’avait, tout précurseur qu’il était, pas une conscience aussi vive que nous, nous semble réactiver de manière non théologique une temporalité eschatologique. De manière analogue à l’imminence du jugement divin, l’imminence de l’effondrement écologique pourrait redonner à notre présent son caractère décisif. Ou plutôt, car il n’y a rien de mécanique là-dedans, cette menace de l’effondrement, que nous pourrions tout aussi bien vivre comme un présent déjà absorbé dans la fatalité d’un avenir inéluctable, est pour nous, comme pour le croyant attendant le jugement divin, un kairos, le moment possible d’une décision et d’un réinvestissement révolutionnaire du présent.
Écologie du présent versus écologie des générations futures
Affronter la crise écologique avec Ellul, indépendamment de toute considération théologique, consisterait donc à ne pas nous rapporter au présent seulement du point de vue de ses conséquences futures, c’est-à-dire en lui demeurant étranger, mais en s’y ancrant effectivement.
Si la technique tend à nous faire voir les réalités comme de simples faits objectifs s’enchaînant fatalement, Ellul veut nous rappeler que le présent réel est d’abord le lieu du sens, c’est-à-dire de la liberté – « la situation possède un sens qu’il est possible de modifier»[67] – et que c’est seulement en s’y rattachant, en allant à rebours de l’abstraction induite par la mentalité technicienne[68], qu’une rupture révolutionnaire est possible par rapport au cours actuel du monde. Dès lors que nous vivons ainsi le temps, nous « ne sommes donc plus en présence d’une fatalité immanquable dans son développement, nous sommes en face d’une possibilité de restituer un sens à toute cette aventure, nous ne somme plus saisis dans un système au sens strict, puisque l’insertion des grandeurs dernières empêche la fermeture[69] ».
Ces « grandeurs dernières », dont nous avons vu qu’il s’agissait ultimement de la grandeur dernière du présent lui-même, sont ce qui empêche dès maintenant la fermeture et la fatalité du temps et ouvre la possibilité de ce que la conclusion du Bluff technologique nommait « le Nouveau ».
L’écologie d’Ellul, on le comprend, n’est ni celle des « générations à venir », c’est-à-dire de la gestion et de la planification de la crise, ni celle d’un passé mythifié. C’est une écologie du présent, d’une nouvelle manière de vivre dès maintenant. En ce sens, l’œuvre d’Ellul nous semble, malgré toutes les inquiétudes de Charbonnier, mériter l’intérêt que lui accordent les militants et les théoriciens écologistes.
[1]Alain de Swarte, fondateur du journal Combat Nature, avait commandé en 1982 une série d’articles à Jacques Ellul et Bernard Charbonneau. Combat Nature (147 numéros entre 1974 et 2004) se présentait comme la « revue des associations écologiques et de la défense de l’environnement ». Défenseur d’une écologie de terrain et critique du productivisme – l’éditorial du premier numéro était titré « Vivre ou produire ? » –, Combat Nature, bien que gardant son indépendance et son ancrage dans les associations, fut un soutien des premières campagnes électorales menées par les écologistes (René Dumont en 1974) et appuya les création des Verts. Les articles de Jacques Ellul et Bernard Charbonneau ont tout récemment été republiés aux éditions L’Échappée sous le titre La nature du combat. Pour une révolution écologique. En « Avant-propos » (p. 24-27), Pierre Thiesset propose un historique de l’aventure que fut le journal Combat Nature.
[2] J. Ellul, « Conclusion sous forme de thèses », dans La nature du combat. Pour une révolution écologique, L’Échappée, Paris, 2021, p. 187.
[3]Ibid., p. 185.
[4]Ibid., p. 186.
[5]Ibid., p. 183.
[6]Et, dans une moindre mesure, celle de son compagnon de vie, de lutte et de pensée Bernard Charbonneau. Bien que l’œuvre de ce dernier ne bénéficie pas encore d’un regain d’intérêt comparable à celle d’Ellul, il faut noter que plusieurs de ses essais ont été tout récemment réédités.
[7]J. Ellul, Le bluff technologique, Pluriel, Paris, 2017 [1988], p. 731.
[8]P. Chastenet, Entretiens avec Jacques Ellul, La Table ronde, Paris, 1994, p. 40.
[9] Ibid.
[10] Ibid., p. 141.
[11] P. Charbonnier,« Jacques Ellul ou l’écologie contre la modernité », Écologie & Politique, n°50, 2015, p. 145.
[12] D. Cérézuelle, « Ellul, pionnier d’une écologie réactionnaire ? », Écologie & Politique, n° 59, 2019, p. 123-132.
[13]P. Charbonnier, art. cité, p. 144.
[14] « Un chrétien ne peut avoir d’autre vision du monde où il vit qu’une vision apocalyptique » (J. Ellul, Présence au monde moderne, Presses bibliques universitaires, Lausanne, 1988, p. 36).
[15]J. Ellul, Le bluff technologique, op. cit., p. 730.
[16]Ibid.
[17]Cf. notamment La Technique ou l’enjeu du siècle, Economica, Paris, 2008 [1954], p.74-137, et Le système technicien, Le Cherche midi, Paris, 2012 [1977], p. 133-162.
[18]J. Ellul, La Technique ou l’enjeu du siècle, op. cit., p. 78.
[19]Ibid., p. 84.
[20]Ibid., p. 81.
[21]Ibid., p. 86.
[22]Ibid., p. 83.
[23]Ibid., p. 84.
[24]J. Ellul, Le bluff technologique, op. cit., p. 730-731.
[25]Ibid., p. 731.
[26]Ibid.
[27]Ibid.
[28]P. Charbonnier, art. cité, p. 144.
[29]J. Ellul, Présence au monde moderne, op. cit., p. 36.
[30]J. Ellul, Théologie et technique, Labor et Fides, Genève, 2014, p. 346.
[31]Ibid., p. 347.
[32]Ibid., p. 346.
[33]Ibid.
[34]Ibid., p. 347.
[35]J. Ellul, Théologie et technique, op. cit., p. 348.
[36]Ibid., p. 350
[37]J. Ellul, Présence au monde moderne, op. cit., p. 35.
[38]Ibid., p. 36.
[39] J. Ellul, Théologie et technique, op. cit., p. 350.
[40]Ibid., p. 351.
[41]J. Ellul, Présence au monde moderne, op. cit., p. 75.
[42]Ibid., p. 76.
[43]Ibid., p. 79.
[44]Ibid., p. 58.
[45]Ibid., p. 86.
[46]Ibid., p. 82.
[47]Cf. G. Agamben, «Note sur le geste», dans Moyens sans fin. Notes sur la politique, Rivages, Paris, 2002, p. 59-71. Par le concept de « geste », Agamben désigne une activité où il n’est « plus question ni de produire ni d’agir mais d’assumer et de supporter». Rompant avec «la fausse alternative entre fins et moyens », le « geste » est un « mouvement ayant en soi sa propre fin ». Si Agamben décrit le « geste » comme « médialité pure » et comme « être dans le milieu », et non comme Ellul en tant que «présence de la fin», on voit cependant une communauté d’intention entre les deux auteurs qui, l’un comme l’autre, ont pour objectif de faire de l’activité humaine présente le lieu ultime du sens.
[48]G. Agamben, « Forme-de-vie », dans Moyens sans fin, op. cit., p. 13-23.
[49]Comité invisible, À nos amis, La Fabrique, Paris, 2014, p. 167.
[50]Sur la portée insurrectionnelle des concepts d’Agamben et sur leur reprise dans l’expérience militante des ZAD, cf. S. Bulle, « Formes de vie, milieux de vie : la forme-occupation », Multitudes, vol. 2, n° 1, 2018, p. 168-175.
[51]J. Ellul, Présence au monde moderne, op. cit., p. 78.
[52]P. Charbonnier, art. cité, p. 143.
[53]Ibid., p. 144.
[54]Ibid., p. 141.
[55]J. Ellul, Anarchie et christianisme, La Table ronde, Paris, 2018, p. 69.
[56]J. Ellul, Les combats de la liberté. Éthique de la liberté, Le Centurion/Labor et Fides, Paris/Genève, 1984, vol. 3, p. 126.
[57]Ibid., p. 118.
[58]J. Ellul, Présence au monde moderne, op. cit., p. 52.
[59] Ibid., p. 88.
[60]Ibid., p. 36.
[61]Cf. notamment J. Ellul, Théologie et technique, op. cit., p. 330-335. 62. J. Ellul, Le bluff technologique, op. cit., p. 731.
[62]J. Ellul, Le bluff technologique, op. cit., p. 731.
[63]P. Chastenet, op. cit., p. 141.
[64]À la question de Patrick Chastenet au sujet de la «Jérusalem céleste» dans l’Apocalypse de Jean : « Il ne s’agit donc pas d’une simple métaphore, c’est vraiment une cité ? » Ellul répond sans hésiter : « Certainement, mais pas comme on se l’imagine avec ses monuments, ses places, etc. Nous ignorons encore comment sera cette cité idéale » (ibid., p. 163).
[65]J. Ellul, Présence au monde moderne, op. cit., p. 36. 66. Ibid.
[66]Ibid.
[67]J. Ellul, Théologie et technique, op. cit., p. 347.
[68]« Par rapport à la réalité sociale, comme aussi à la réalité naturelle ou humaine ,la Technique joue comme un énorme facteur d’abstraction […]. Il n’y a pas de sens : il y a l’abstraction de toutes les activités, de tous les travaux, de tous les conflits » (J. Ellul, Le système technicien, op. cit., p. 27).
[69]J. Ellul, Théologie et technique, op. cit., p. 349.