article initialement paru sur le site du Monde, le 8 septembre 2022
Jésus ne cesse, dans les Évangiles, de dénoncer les hypocrites : ils se targuent haut et fort de respecter, mieux que tout autre, la Loi mais en foulent en réalité l’esprit, c’est à dire « la justice, la miséricorde et la fidélité ». « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! Parce que vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat, et qu’au dedans ils sont pleins de rapine et d’intempérance.» (Matthieu 23:25). L’hypocrite, non seulement ne respecte pas l’esprit des principes, mais plus encore les distord et les affaiblit.
Comment, lorsqu’on assiste aux gesticulations estivales du ministre de l’intérieur, présentées comme des actions décisives contre l’islamisme, l’antisémitisme et la misogynie, ne pas penser à ces figures du mal social et politique que sont les hypocrites ?
Nous sommes un groupe de catholiques qui croyons en la puissance libératrice de l’Evangile au niveau individuel comme collectif et parlons ici en tant que nous appartenons à une tradition dramatiquement traversée par l’antisémitisme comme le patriarcat. C’est depuis cette tradition, qui a tâché depuis un demi-siècle de combattre ces deux maux, que nous mesurons combien il est difficile et déterminant de se remettre en cause sérieusement lorsqu’on a été historiquement dominant et que l’on s’est identifié à l’idée même de civilisation.
Or, l’expulsion de Hassan Iquioussen, annoncée par un tweet du ministre de l’intérieur fin juillet au nom de la lutte contre « un discours haineux à l’encontre des valeurs de la France », a toutes les caractéristiques d’une action hypocrite.
D’une part, elle méconnaît plusieurs principes structurants de notre État de droit : le droit, pour tout individu, au respect de sa vie privée et familiale et le principe de séparation des pouvoirs. D’autre part, elle s’inscrit dans une rhétorique et une politique raciste, visant les musulmans, qui n’est nullement en mesure – mais le veut-elle vraiment ? – d’apaiser les divisions qui traversent aujourd’hui la société française.
H. Iquioussen, quelque déplaisant qu’il soit – et, par les propos qu’il diffuse, il l’est fortement à nos yeux – a des droits qui lui sont reconnus en tant qu’étranger, en particulier, en tant qu’étranger résidant depuis plus de vingt ans en Frances. Il a ainsi droit, au titre de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui se trouve au sommet de notre hiérarchie des normes, au respect de sa vie privée et familiale. L’expulsion, pour être régulière juridiquement, doit être motivée par une atteinte à l’ordre public si grave qu’elle puisse justifier de porter atteinte à l’intégrité d’une cellule familiale. Or, et c’est ce qui est singulier juridiquement dans cette affaire, l’atteinte grave et actuelle à l’ordre public a ici une nature « immatérielle » (c’est-à-dire qu’elle renvoie à des valeurs) : « forte hostilité à l’égard des valeurs constitutives des sociétés occidentales, encourageant son auditoire au séparatisme » (motif écarté par le Conseil d’Etat), propos antisémites et promouvant l’infériorité de la femme (motifs retenus par le Conseil d’État). Examiner ces propos sous l’angle de l’ordre public, c’est-à-dire notamment au regard de leur réitération, est ainsi nécessairement affaire de subjectivité. D’un autre côté, alors que l’atteinte grave et actuelle à l’ordre public est fragile, notamment car les propos antisémites ont été tenus il y a une quinzaine d’années, la cellule familiale est fortement constituée : H. Iquioussen est né en France il y a 58 ans et y réside régulièrement depuis lors, tout comme son épouse avec laquelle il a eu 5 enfants, aujourd’hui de nationalité française. En validant l’arrêté d’expulsion, le Conseil d’Etat a ainsi ouvert la voie à la rupture de la cellule familiale.
Or, les droits dont bénéficient les étrangers constituent peut-être le meilleur « test » de l’effectivité des droits de l’homme : ceux qui ne sont pas protégés par la souveraineté d’un État en tirent en effet leurs seuls droits. Porter atteinte à ces droits, c’est nécessairement affaiblir notre État de droit et les droits fondamentaux qui en constituent le fondement.
La conduite de cette affaire par le ministre de l’intérieur témoigne du reste d’un affaiblissement de la séparation des pouvoirs. Gérard Darmanin a ainsi subitement décidé, au cœur de l’été, d’expulser une personne dont le titre de résident avait été renouvelé annuellement depuis 1982 sans qu’aucun fait nouveau ne justifie cette expulsion à cet instant T, sinon un agenda politique – ce qui est de nature à créer un soupçon d’arbitraire. La lutte contre l’antisémitisme, poison de nos sociétés occidentales depuis des siècles, mérite bien mieux que des gesticulations et doit se fonder sur une action cohérente et des institutions solides. Or, en affirmant, après la suspension de l’arrêté d’expulsion par le Tribunal administratif, qu’il allait changer la loi, le ministre de l’intérieur a exprimé sa volonté de contourner l’autorité judiciaire.
Cet arrêté d’expulsion témoigne ainsi d’un affaiblissement de l’Etat de droit dans un contexte où le gouvernement conduit depuis plusieurs années une politique visant à réduire la présence des musulmans dans l’espace public par la restriction de leurs libertés publiques : loi “Confortant les principes de la République”, dite “Loi Séparatisme”, attaques contre des associations représentant les intérêts de musulmans (très bien documentées notamment par l’Observatoire des libertés associatives), fermeture de lieux de culte, etc.
A l’Etat de droit, fondé sur le respect du principe d’égalité, se substitue de plus en plus un Etat identitaire qui ne peut se penser et se maintenir qu’en expulsant des corps étrangers perçus comme inassimilables, actuellement les musulmans. Comme si l’antisémitisme et le patriarcat étaient des maux étrangers à notre pays, que l’on pouvait combattre par l’exclusion du territoire national.
La logique du bouc-émissaire – à laquelle s’oppose systématiquement la parole et la vie du Christ – ne résoudra en aucune manière les divisons profondes de la société française et les inégalités qui la fracturent dont l’antisémitisme et l’islamophobie sont parmi les manifestations les plus graves. Nous refusons aujourd’hui d’être embarqués dans une « guerre de civilisations » qui ne dit pas son nom : seule « l’œuvre de la justice sera la paix » (Isaïe, 31 ; 17).