Vous êtes 40% à avoir donné vos suffrages aux candidats d’extrême droite – Eric Zemmour, Marine Le Pen, et Nicolas Dupont-Aignan – au premier tour de l’élection présidentielle. Si Marine Le Pen gagnait dimanche, ce serait en partie grâce à vos voix. Je sais que vous en avez marre qu’on vous fasse la morale et qu’on vous qualifie de fascistes mais je tiens à vous écrire tout de même, parce que nous lisons le même texte, l’Evangile, et que ce dernier me paraît en contradiction frontale, si je puis dire, avec le bulletin que vous vous apprêtez à glisser dans l’urne. S’il vous plaît, ne fermez pas vos oreilles à l’avance en me collant une énième étiquette de gaucho-bobo-dans-le-déni-islamo-gauchiste-wokiste-je-ne-sais-quoi. Lisez-moi et discutons.
L’Evangile sacralise l’étranger. Le mot sacraliser n’est pas excessif, le texte évangélique est limpide à ce sujet. Dans la parabole dite du jugement dernier, la phrase « J’étais un étranger et vous m’avez accueilli » identifie l’étranger à Dieu lui-même et fait de l’hospitalité un acte d’adoration. Que l’étranger soit sacré ne signifie pas qu’il soit parfait, mais qu’il est en situation de vulnérabilité et qu’il a besoin pour cette raison d’un respect, d’un soin et d’un accueil particulier. Marine le Pen affirme qu’elle veut se montrer solidaire envers les pauvres. Elle dit même que « la grandeur de notre société se mesure à l’attention que nous portons à l’égard des plus vulnérables »[1], et c’est réellement une phrase évangélique. Mais les étrangers font partie des vulnérables, les demandeurs d’asiles font partie des vulnérables, les futurs migrants climatiques font partie des vulnérables. Le désir de durcir les conditions de vie des étrangers pour les pousser à repartir est une proposition anti-évangélique, qui par ailleurs déclenchera des vagues de racisme et de « retourne dans ton pays » insupportables à toute personne nourrie du « Vous aimerez l’étranger, car vous avez été étrangers dans le pays d’Egypte » [2] biblique.
L’Evangile critique sévèrement l’entre-soi. Jésus passe son temps à dire que l’entraide dans un cadre clos est insuffisante et doit être élargie. C’est le sens essentiel du sermon sur la montagne : « Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens aussi n’agissent-ils pas de même ? » [3] La préférence nationale, même enrobée de « défense des racines chrétiennes de la France », est un paganisme, un paganisme chrétien pourrait-on dire. Lorsque Jésus se rend dans sa patrie d’origine et que les siens veulent le voir accomplir un miracle, il affirme qu’ « aucun prophète n’est bien reçu dans sa patrie »[4], et que lui comme les autres sera envoyé préférentiellement vers les étrangers. Cette parole suscite chez les siens une colère telle qu’ils cherchent à le mettre à mort. Cette colère ressemble à celle que le pape actuel déclenche chez certains catholiques lorsqu’il se met à parler de migrations. Dans un autre passage, lorsque sa famille biologique cherche à voir Jésus en tête-à-tête, ce dernier leur oppose un « Qui est ma mère, et qui sont mes frères ? »[5] invitant à un élargissement du regard au-delà des liens du sang. L’obsession pour les siens de l’extrême droite est anti-évangélique. Marine Le Pen qui fait de « l’amour sacré de la patrie […] le premier amour, l’amour de la famille, des nôtres »[6], formule précisément ce que le christianisme a cherché à dépasser en faveur d’un internationalisme universaliste.
L’accueil de l’étranger et l’internationalisme sont des fondamentaux en christianisme. Comment pourrions-nous y renoncer sans nous renier ?
L’Evangile invite à accepter une certaine dose d’insécurité – « Je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups »[7] ; « Qui de vous, par ses inquiétudes, peut ajouter une coudée à la durée de sa vie ? »[8]– et l’extrême droite est littéralement obsédée de sécurité, au point de nier l’existence de violences policières pourtant documentées au nom d’un « soutien indéfectible aux forces de l’ordre »[9], de désirer augmenter partout la vidéosurveillance et de s’apprêter à détricoter un Etat de droit déjà bien fragilisé.[10]
L’Evangile invite à se réjouir lorsqu’on est persécuté pour sa foi : « Heureux serez-vous, lorsqu’on vous outragera, qu’on vous persécutera et qu’on dira faussement de vous toute sorte de mal, à cause de moi. »[11] Or l’extrême droite surfe sur les phénomènes et les sentiments de christianophobie, tout en accusant en permanence les musulmans d’exagérer l’islamophobie dont ils seraient victimes.
L’Evangile invite à ne pas juger. Or les minorités sexuelles font souvent l’objet des moqueries de l’extrême droite, quand elles ne sont pas accusées de tous les maux qui accablent la société contemporaine. Le patriarche Kirill de Moscou justifie la guerre en Ukraine en la présentant comme une résistance du camp chrétien orthodoxe contre le désir furieux de l’Occident d’organiser des Gay Prides, symboles décadents selon lui d’une distorsion complète du sens du bien et du mal[12]. De quel côté est la distorsion ? Et pourquoi ai-je l’impression d’entendre chez certains catholiques français des raisonnements approchants ? Et pourquoi fait-il mieux vivre pour autant de jeunes gens auprès d’associations LGBT que dans une famille catho, au point qu’on se demande qui réalise l’invitation évangélique suivante : « Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés. Car on vous jugera du jugement dont vous jugez, et l’on vous mesurera avec la mesure dont vous mesurez »[13] ?
L’Evangile présente le repentir comme un moyen de se relever : entre la prière du pharisien, fier de lui, de son histoire et de ses réalisations, et celle du publicain, hésitante et craintive, c’est la seconde qui est exaucée[14]. Cette parabole est dite par Jésus « en vue de certaines personnes se persuadant qu’elles étaient justes, et ne faisant aucun cas des autres ». Le but du repentir n’est pas de s’enfermer à tout jamais dans la culpabilité, mais au contraire de vivre à nouveau en reconnaissant ses torts. Pourquoi alors dans les milieux chrétiens d’extrême droite la critique de la repentance a-t-elle pris une place si importante ? Pourquoi les analyses critiques de la colonisation et de la guerre d’Algérie continuent-elles d’être perçues comme des dangers pour l’identité et la fierté nationale ? Pourquoi une telle obsession à vouloir construire et enseigner une histoire glorieuse quand en réalité cette histoire est ombrageuse ?
L’Evangile propose une méditation sur la naissance et la mort qui fait de la mort à soi-même un moyen de renaître[15]. Peut-être est-ce une des raisons qui poussent les catholiques à être si attentifs aux questions liées à la fin de vie et au début de vie. Le rôle des catholiques dans les débats sur l’euthanasie, l’acharnement thérapeutique, les soins palliatifs, l’artificialisation de la naissance, les risques d’un eugénisme libéral, me paraît tout à fait important, et les caricatures dont ils font parfois l’objet sont agaçantes. Ce que je ne comprends pas, c’est le caractère exclusif que prennent ces questions dites « sociétales » dans l’esprit de certains électeurs chrétiens, au point de les rendre aveugle aux autres enjeux de la vie commune. Les catholiques qui votent extrême droite pour éviter un glissement vers un « grand n’importe quoi » me paraissent ressembler aux évangéliques brésiliens qui ont soutenu assez massivement Jair Bolsonaro pour ses positions conservatrices en matière de mœurs tout en fermant les yeux sur son racisme et son climatoscepticisme infiniment dangereux.
L’Evangile critique la propriété en faisant de nous de simples intendants[16]. Ni le sol ni les biens ne nous appartiennent vraiment, nous n’en sommes que responsables temporairement. « On est chez nous » n’est pas un slogan évangélique, nous qui sommes « étrangers et voyageurs sur la terre »[17]. La Terre et la nature constituent la maison commune, dont les conditions d’habitabilité sont en cours de destruction accélérée en raison d’un mode de production et de consommation excessivement énergivore et inattentif au reste du vivant. Le soin de la maison commune est le sujet politique majeur de cette époque, mais l’extrême droite n’en parle quasiment pas, ou uniquement par le biais du localisme, ce qui est infiniment insuffisant. Comment ne pas penser que l’obsession pour la sécurité et l’immigration ne soit pas, au moins en partie, une manière de ne pas regarder cet éléphant dans la pièce qu’est le dérèglement climatique ?
Vous êtes mes frères et sœurs et pour certains mes amis, et je ne comprends pas ce que vous faites. Je vous en prie, considérez mes arguments, et s’ils vous irritent discutons, mettons nos désaccords sur la table et parlons.
Guillaume Dezaunay
[1] Discours de Marine Le Pen à Reims le 5 février 2022 : https://www.youtube.com/watch?v=w6WvT6wtiiQ
[2] Deutéronome 10, 19
[3] Matthieu 5, 47
[4] Luc 4, 24
[5] Marc 3, 33
[6] Discours de Marine Le Pen à Reims le 5 février 2022
[7] Matthieu 10, 16
[8] Matthieu 6, 27
[9] Discours de Marine Le Pen à Reims le 5 février 2022
[10] Voir en particulier le tract Gallimard de François Sureau, Sans la liberté, ainsi que son discours de réception à l’Académie française.
[11] Matthieu 5, 11
[12] https://legrandcontinent.eu/fr/2022/03/07/la-guerre-sainte-de-poutine/?fbclid=IwAR23EB4bRihAz0TZTGySVcAQVTOwNUhTeFAclGO-NU3od-MI0L7E9XDaOPg
[13] Matthieu 7, 1-2
[14] Luc 18, 9-14
[15] voir par exemple Jean 3, 1-11 et Jean 12, 24
[16] Voir la longue liste des paraboles des intendants
[17] 1 Pierre 2, 11