Article initialement publié le 7/04/2022 sur le site de Libération
Alors que l’instrumentalisation du référentiel catholique par la droite et l’extrême droite s’intensifie, Emmanuel Macron apparaît pour nombre de catholiques modérés comme le choix de la raison, face au péril nationaliste et xénophobe. Fort de la «caution Ricœur», celui qui avait salué l’apport des catholiques à la vie de la cité lors de son allocution aux Bernardins n’a pourtant pas fait grand cas de leur avis au moment de voter à toute vitesse la loi sur le séparatisme ou la loi de bioéthique. Mais ont-ils vraiment tiré les leçons de son mandat, marqué par la décomposition de la vie politique, l’accroissement des inégalités socio-économiques et l’inaction face aux bouleversements écologiques ? Cinq ans de plus sur cette trajectoire nous mèneraient au désastre. En tant que chrétiens, nous ne pouvons pas nous taire : il en va de la construction du bien commun – qui, plus que jamais, implique de lutter contre «la logique des violents, de ceux qui ne s’intéressent qu’à eux-mêmes […] et pens[ent] l’économie et la politique pour leurs jeux de pouvoir» (1).
Car si les programmes de Marine Le Pen et d’Eric Zemmour constituent une négation explicite de ce souci pour le bien commun, le bilan d’Emmanuel Macron en est une négation implicite.
Face-à-face mortifère avec l’extrême droite
Sur le plan politique, tout d’abord, il faut souligner à quel point son mandat a fragilisé la vie démocratique et ses institutions. En construisant un espace politique à l’«extrême centre» – selon l’expression de l’historien Pierre Serna – l’actuel président a considérablement appauvri la vie démocratique en la réduisant à un face-à-face mortifère avec l’extrême droite, dont les thématiques idéologiques ont envahi le débat public (« wokisme », islamisme, « grand remplacement », etc.). Les atteintes à l’Etat de droit et les restrictions des libertés publiques ont affaibli les garde-fous et ouvert la voie à un exercice toujours plus autoritaire et solitaire du pouvoir. Cette posture d’homme providentiel efface de fait la possibilité d’un pluralisme démocratique qui seul permet l’exercice de la liberté de conscience. Emmanuel Macron se positionne comme le garant de la démocratie, en organisant grands débats et conventions citoyennes, mais en même temps transforme le Parlement en chambre d’enregistrement de la feuille de route de l’exécutif, accentue la pratique du gouvernement par ordonnance, intègre l’Etat d’urgence dans l’Etat normal du droit et affaiblit l’autorité judiciaire.
Sur le plan socio-économique, ensuite, nous avons affaire à une véritable entreprise de privatisation des communs, opposée en tout point au principe de «destination universelle des biens», qui est au cœur de la doctrine sociale de l’Eglise, comme n’a cessé de le rappeler le Pape François dans ces deux dernières encycliques. «Le principe de subordination de la propriété privée à la destination universelle des biens et, par conséquent, le droit universel à leur usage, est une «règle d’or» du comportement social» (2). Or, au cours des cinq dernières années, les mots magiques de la novlangue managériale («efficacité», «flexibilité», «innovation», «résilience») ont justifié un désengagement continu de l’Etat de bien des secteurs de la fonction publique (santé, éducation, enseignement supérieur, transports, énergie), contraignant ceux-ci à s’adapter à l’envahissement des logiques concurrentielles du marché et justifiant un recours accru aux cabinets de conseil.
Inventer de nouvelles fraternités sociales
En l’absence de véritable politique redistributive (fin de l’ISF, baisse des allocations-chômage et des APL), les disparités sociospatiales se sont multipliées et approfondies : le « ruissellement » n’a jamais eu lieu, et la croissance profite d’abord aux plus riches. Les gilets jaunes ne disaient rien d’autre… En définitive, la répression policière qu’ils ont affrontée n’avait-elle d’autre objectif que de défendre des intérêts de classe ? Alors que se répand une culture du «chacun pour soi» où l’égoïsme et l’indifférence au sort des autres se banalisent, il est urgent d’expérimenter de nouvelles formes de fraternité sociale.
Sur le plan écologique, enfin, la multiplication des effets d’annonce au cours du mandat s’est doublée d’une inaction spectaculaire, voire de reculs préoccupants. Alors que les voyants climat et biodiversité ont depuis longtemps viré à l’écarlate, la majorité gouvernementale n’a cessé de servir les intérêts des industries les plus destructrices (recapitalisation sans condition d’Air France-KLM et de Renault durant la pandémie, réautorisation des substances néonicotinoïdes fabriquées par Bayer, soutien indéfectible aux projets de TotalEnergies en Ouganda et au Mozambique). Il n’a cessé non plus de cantonner le ministère de l’Ecologie à son rôle traditionnel de machine à perdre des arbitrages. Le désaveu complet infligé à la Convention citoyenne pour le climat apparaît ici comme un ultime révélateur : alors que ses recommandations finales avaient émané d’un dispositif délibératif remarquable qui avait permis de dégager des consensus sur des mesures difficiles (du fait, justement, de l’urgence climatique), elles ont été intégralement mises au placard. Si c’est bel et bien ce «système de relations commerciales et de propriété structurellement pervers» (3) qu’il nous faut dès aujourd’hui changer en profondeur, il est donc tout à fait urgent de priver le président candidat d’un second mandat.
Au cours des dix dernières années, il est devenu de plus en plus clair que le capitalisme pouvait très bien fonctionner avec une démocratie déliquescente. Il semble qu’Emmanuel Macron en a donné un subtil exemple en opérant, par touches successives, la synthèse d’un «libéralisme autoritaire». Celui-ci combine l’affirmation de valeurs progressistes avec un style d’exercice du pouvoir très charismatique, où la mise en concurrence généralisée est brandie comme un instrument de discipline sociale. A n’en pas douter, cette situation signe l’échec historique de la deuxième gauche – dont Emmanuel Macron est le représentant – et confirme que ses efforts pour donner une traduction politique au personnalisme chrétien ont été depuis longtemps dilués dans les eaux glaciales du néolibéralisme.
A nous, chrétiens, de continuer à annoncer la bonne nouvelle à l’ombre des catastrophes du siècle. A nous, avec tous les citoyens de bonne volonté, de tout recommencer, de tout reprendre. A nous, aussi, d’avoir le courage de nous allier dès le premier tour à celles et ceux qui refusent l’alternative impossible entre l’extrême droite et l’extrême centre, et de nous engager aux côtés des plus pauvres, des exclus, des exilés et des enfants qui grandiront sur une planète méconnaissable. Il en va du bien commun. Car comme l’a rappelé le Pape François aux jeunes entrepreneurs du monde entier en mars 2020, «tant que notre système économique et social produira encore une seule victime et tant qu’il y aura une seule personne mise à l’écart, la fête de la fraternité universelle ne pourra pas avoir lieu» (4).
Collectif Anastasis
(1) Pape François, Fratelli Tutti, paragraphe 77.
(2) Pape François, Laudato Si’, paragraphe 93.
(3) Pape François, Laudato Si’, paragraphe 52.
(4) Lettre du Pape François pour l’événement «Economy of Francesco», Assise, 26-28 mars 2020.