Pédocriminalité dans l’Église : c’est l’idée même d’institution chrétienne qui est en crise

La crise des abus dans l’Église catholique nous oblige à nous questionner sur la raison d’être d’une institution chrétienne. 
Article initialement publié le 11/10/2021 sur le site du Monde

Nous n’avons rien à dire de plus intelligent que d’autres sur la scandaleuse pédocriminalité dont se sont manifestement rendus coupables des milliers de prêtres et de religieux ainsi que des laïcs en mission pour l’Eglise. En tant que simples paroissiens, cependant, nous avons à prendre la mesure politique de la crise qui s’ouvre, à l’admettre comme une obligation de conversion, non seulement des individus, mais aussi des structures. Et nous avons à en parler, même si nous ne sommes personne, car c’est aussi ainsi que se brise le silence.

Néanmoins, la réflexion sur ces crimes ne doit pas partir d’une passion pour le commentaire. Elle doit s’enraciner dans la parole même des victimes et des rapporteurs de la commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (Ciase) dirigée par Jean-Marc Sauvé. Les victimes parlent, nous parlent, à nous catholiques. Nous avons à écouter d’abord, à déplier le sens ensuite. Par exemple, ces paroles de François Devaux, fondateur de l’association La Parole libérée, lors de la conférence de presse du 5 octobre : « Le système est déviant, il manque d’équilibre et de garde-fous fiables » et « Vous êtes une honte pour notre humanité, vous avez piétiné par votre comportement l’obligation de droit divin naturel, de protection de la vie et de dignité de la personne, alors que c’est l’essence même de votre institution ».

Nous ne pouvons donc pas esquiver cette question radicale : l’Eglise catholique, parce qu’elle est une institution, est-elle une structure de péché ? En d’autres termes, produit-elle du mal, c’est-à-dire de la souffrance, du fait même de son organisation institutionnelle ?
La question qui nous est posée pour l’avenir est de savoir le sens qu’il y a à mener une existence chrétienne en lien avec une institution. C’est l’idée même d’institution chrétienne qui est en crise, à travers la manière dont elle a pu se comporter en cherchant à se défendre au mépris de la justice. Non seulement l’institution véritablement chrétienne devrait mettre la justice au-dessus de sa propre sauvegarde, mais elle devrait en plus mettre la victime au-delà de ses nécessités d’existence, elle dont le sens est d’annoncer que c’est par une victime – Jésus crucifié – et non par des héros, fussent-ils de virils chevaliers, que le monde est sauvé..

Car « si nous vivons, nous vivons pour marcher sur la tête des rois », comme dit Shakespeare, reprenant le psaume 149, à commencer par celle des prêtres ou des laïcs qui se prennent pour des petits rois. A cet égard, il faut dire que l’espèce de complaisance qui s’installe chez certains catholiques pour dire que le responsable des 3 200 pédocriminels serait Mai 68 en raison de la revendication de l’abaissement de la majorité sexuelle est un peu légère. D’une part, le rapport de la commission Sauvé montre que la plupart des crimes ont eu lieu avant Mai 68 et, d’autre part, une telle pirouette rhétorique oblitère le fait que l’un des objectifs de ces événements était précisément de destituer les logiques de pouvoir, c’est-à-dire de sauvegarde inconditionnelle des institutions – à l’époque le Parti communiste français.

Ce qui est en train de devenir clair pour presque tous est que l’on n’a pas à « défendre » l’Eglise. Il nous est demandé – et sans doute donné – plus que cela. Ce serait manquer de foi que de vouloir défendre l’Eglise comme une institution humaine ; il nous est dit qu’elle est un sacrement. Cela veut dire qu’elle n’a d’intérêt que si elle procède de la grâce d’abord et non de la volonté de puissance des hommes, qui ne peuvent que vouloir persévérer dans leur être, jusqu’à « déchiqueter des vies », comme dit encore François Devaux.

Autrement dit, nous n’avons pas à voir dans l’Eglise une « identité », encore moins une identité assiégée, car, pour être une identité, il faudrait qu’elle soit une. Or, elle est au moins double, permixta,comme le disait saint Augustin, reprenant Tyconius : « Elles avancent ensemble, les deux cités, enchevêtrées l’une dans l’autre » (Cité de Dieu, I, 35). Les deux cités, c’est-à-dire les deux logiques, celle de l’amour et celle du pouvoir et de ses abus, sont présentes dans l’Eglise elle-même. S’il s’agit de défendre l’Eglise, c’est avant tout contre elle-même, contre son enchevêtrement avec le mal. Ainsi la honte que nous éprouvons d’être catholique en ces jours ne doit-elle pas être tenue sous le boisseau : elle est le point de départ d’une destitution salutaire des conceptions et des pratiques ecclésiales malsaines. C’est pourquoi la Ciase ne suffit pas, ni la honte : elles n’auraient pas de sens sans une commission de suivi des réformes.

Paul Colrat et Foucauld Giuliani