L’histoire de nos périphéries

J’ai grandi dans le village drômois de Combovin, puis celui de La Baume-Cornillane. Deux petits villages logés contre la même montagne. Je n’étais pas heureux dans mon enfance, je me souviens pourtant d’une joie qui me traversait : les promenades en forêt dans les ronces et les chemins de sangliers, les ruines oubliées des cartes, le bruit des chiens de chasse au loin et celui des tracteurs, formaient chacun à leur manière des présences rassurantes et familières. Comment faire comprendre que ces bruits de la campagne bâtissaient une mémoire, une maison dans laquelle je me sentais bien ?

Je préfère le mot « campagne » à celui de « ruralité », trop politique. Mon enfance est un territoire, pas un slogan pour les partis. Ce mot désignait les chemins boueux, les ornières du tracteur, l’odeur de la bergerie, et les renards que l’on croisait parfois dans les champs. Il évoquait aussi les routes bloquées par la neige, les coupures d’électricité, et les loirs courant dans le grenier. La campagne était un lieu trop éloigné des villes pour y travailler quotidiennement, mais assez proche pour s’y rendre à l’occasion.

La campagne est un lieu intermédiaire : peuplé de champs, de plantes messicoles, d’animaux d’élevage, et d’un monde sauvage. L’un n’excluait pas l’autre. D’ailleurs, peut-être faut-il un équilibre entre le domestique et le sauvage, pour que la campagne puisse exister ?

Je me souviens des corsos, des bouviers et des vogues. Mes parents n’aimaient pas beaucoup ces fêtes de village, trop populaires sans doute. Pourtant, j’y retrouvai le club de foot et de rugby, les chasseurs de l’ACCA, les agriculteurs, les néoruraux. Je ne comprenais pas l’importance de ces fêtes. Aujourd’hui, cela commence à m’apparaître. Je ne crois pas qu’elles étaient identitaires, qu’elles défendaient des valeurs. Je crois qu’elles fabriquaient des intermédiaires : ces éléments impalpables formant la trame de nos existences, que la philosophe Simone Weil nomme des « enracinements », mais que nous pourrions tout simplement appeler des « cultures ».

Dans mon enfance, il y avait aussi le lycée public en périphérie de Valence. Ce n’était pas un lycée idéal, mais il était réel. Ce que je veux dire, c’est que les rencontres qu’on y faisait étaient sincères. Dans ce lycée, les jeunes des campagnes et des banlieues se retrouvaient dans les mêmes classes. Ceux du centre ville, plus aisés, allaient dans d’autres établissements. Ce mélange de milieux culturels et sociaux avait quelque chose de fragile et d’éphémère. Le soir après les cours, un long trajet en bus me ramenait à la campagne, et ceux qui habitaient la cité de « Fontbarle », toute proche du lycée, rentraient chez eux à pieds. Après ces années lycée, je compris qu’il s’agissait d’une parenthèse, pas d’un projet de société. Nous nous étions retrouvés là par un hasard périphérique. Et nos périphéries nous renvoyaient maintenant chacun de notre côté. Pour nous revoir, il aurait fallu inventer des lieux qui n’existaient pas.

Avec le temps, on sent que quelque chose s’est cassé, mais on ne parvient à mettre le doigt dessus. Certains prétendent qu’il s’agit d’une perte des valeurs, du respect et de l’autorité. Certains prétendent que cette perte est causée par les autres, les étrangers, quand bien même ces étrangers seraient de nationalité française. Avec le temps, nous avons probablement perdu quelque chose. Mais de quoi s’agit-il ? Comment le nommer ?
Nous avons perdu le sens de la limite, alors nous fantasmons l’envahissement de nos frontières. Nous avons perdu des cultures, alors nous imaginons que quelqu’un les a prises. Les oiseaux ne se sont pas envolés, ils ont disparu. Les savoirs paysans n’ont pas été volé, nous avons oublié leur usage. Ce constat devrait nous inciter à multiplier les formes de vie, pour chercher les traces d’un avenir désirable. Mais c’est l’inverse qui se produit. Plus la diversité biologique et culturelle s’effondre, plus les réponses politiques deviennent conservatrices, populistes et réactionnaires.

Le « cordon sanitaire » a cédé, et l’extrême droite se présente comme un remède. Avec un front fiévreux et républicain, je cherche un mot capable de dénoncer cette subversion. Car l’extrême droite n’est pas, et ne sera jamais un remède.
Le terme latin cultus a donné « culture » et « couteau ». La culture trace une ligne, pour que nous puissions écrire un langage ou semer un champ de blé. Il faudrait que les cultures parlent, plutôt que les lames. Mais comment continuer à se raconter des histoires au coin du feu, quand nous ne faisons plus de feu, et que nous avons oublié les histoires ?
Il faudrait inventer des lieux de partage entre les campagnes et les cités, pour tracer une ligne entre les deux. Pas une ligne qui tranche ou qui sépare. Pas une ligne qui divise ou qui tue. Mais une ligne pour écrire l’histoire de nos périphéries. Nos histoires se ressemblent, mais nous ne le savons pas.

Mathieu YON, maraîcher dans la Drôme, ami du collectif Anastasis.