Il peut exister une confusion lorsque l’on développe des positions politiques égalitaires à partir de la tradition chrétienne[1] : que l’engagement politique en faveur de la justice sociale soit issue d’une charité plus grande. On risque alors de se rêver soi-même en saint politique « défendant les plus fragiles », se mettant du côté des opprimés en raison de sa moralité plus grande. Les gens « de droite » n’auraient alors pas tout à fait tort de critiquer ceux « de gauche » car ils mettent des « bons sentiments » là où il faudrait de la rigueur gestionnaire.
Les « cathos de gauche » ne sont pourtant pas plus charitables que les autres, ils ne sont pas moins bourgeois ni plus cultivés. Mais ils veulent être plus logiques. Pas plus intelligents, non, car pour être logique il faut parfois être borné. L’égalité, notion logique, n’est pas l’aspiration d’un cœur plus grand mais d’une cervelle plus déterminée à tenir un point.
Ce qu’il y a « de gauche » en nous ne provient pas de nos bons sentiments mais de notre colère face à l’illogique d’un monde où des humains meurent de faim ou de la pollution par millions chaque année du fait d’autres humains qui les privent du nécessaire, où la classe bourgeoise prône le travail alors qu’elle tient l’essentiel de sa richesse de l’héritage ou de la rente, où la police prétend défendre la sécurité tout en frappant des jeunes noirs et arabes, où l’on harcèle des minorités religieuses au nom de la laïcité, où Total Energie veut augmenter de 3% sa production d’hydrocarbures alors qu’on meurt déjà du dérèglement climatique, où l’on appelle « croissance » le fruit de la destruction des vies et des écosystèmes. Tout cela est d’abord absurde et suscite en nous non pas un élan de charité mais une détermination à trouver des chemins de lutte là où nous sommes et à rejoindre d’autres luttes là où nous ne sommes pas.
Les « cathos de gauche » veulent aussi être plus logiques avec la tradition de l’Église, qui n’a de sens qu’à être le vecteur de l’Évangile. Il serait illogique que le christianisme serve d’alibi à la « défense de la civilisation », qui n’est autre qu’une forme nouvelle de fascisme, alors qu’il présente un Messie crucifié précisément par les défenseurs de la civilisation et de l’ordre. Il serait illogique que Philippe de Villiers et Éric Zemmour soit les parangons de la « défense des racines chrétiennes » quand l’un n’a de cesse de critiquer le Pape et l’autre désire un christianisme sans le Christ. Il serait illogique de croire un seul instant que l’Évangile qui annonce que les puissants ont été destitués de leur trône soit défendu par CNEWS et Bolloré, lequel participe de la domination post-coloniale de l’Afrique lorsqu’il rachetait ses ports et qui fait travailler des enfants[2].
Ainsi ce qu’il y a de révolte éthique dans l’engagement à gauche ne provient pas d’une conviction que nous sommes moralement supérieurs, mais seulement du souci de ne pas dire autre chose que ce que l’on voit. Ne pas dire que nous voyons du « mérite » là où il y a de l’héritage, ne pas dire que nous voyons de la « laïcité » là où il y a du racisme, ne pas dire qu’il y a une « loi économique » là où il y a des décisions iniques. Ensuite, les gens de droite peuvent bien être plus moraux, être plus engagés dans des associations caritatives, visiter plus les malades et les anciens, s’occuper mieux de leurs enfants, être davantage assidus à la prière même, ce n’est pas la question. Au contraire, s’engager pour l’égalité, même seulement par des mots, c’est se savoir inadéquat à ce que l’on professe, travaillé par la contradiction entre notre sens de la justice et notre position privilégiée, contradiction que nous avons le courage de ne pas mettre sous le boisseau mais qui anime nos luttes. Les « cathos de gauche » ne sont donc pas plus moraux que les autres, ils ont au contraire le courage de savoir qu’ils ne le sont pas, sans tomber dans le cynisme de ceux qui en tirent la conclusion que le monde n’ira jamais mieux.
Paul Colrat
[1] Je dis « cathos de gauche », pour aller plus vite, même si cette expression devrait être remplacée par une autre, à trouver. En attendant, force est de constater que surgissent des oppositions politiques dans lesquelles nous prenons le parti de ceux que l’on appelle « de gauche ».
[2] https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/au-cameroun-des-enfants-de-14-ans-sont-employes-par-bollore-denonce-le-journaliste-louis-keumayou_2722247.html