Cinquante ans après, relire Michel de Certeau et Jean-Marie Domenach

« … il nous faut plutôt chercher quels modes d’action sont aujourd’hui proportionnés à une expérience de la foi chrétienne »

En 1973, Michel de Certeau et Jean-Marie Domenach enregistrent en public un débat, qui sera diffusé sur France Culture le 22 mai, et publié l’année suivante sous le titre Le christianisme éclaté. Le premier, prêtre jésuite et enseignant en histoire à l’université Paris-VII et à l’Institut Catholique, bénéficie déjà d’une grande renommée pour ses travaux sur la mystique ; le second, intellectuel laïc, est le directeur de la revue Esprit, fondée par Emmanuel Mounier. Ce débat a lieu dans une période d’effervescence du catholicisme français : les grands changements apportés par le Concile Vatican II (1962-65) suscitent autant d’enthousiasme que de frustration, et les suites des événements de 1968 continuent de bouleverser les imaginaires. Face à cette situation inédite, l’Église, menacée d’implosion et débordée de toutes parts, semble paralysée, en crise.

En 2023, cinquante ans plus tard, la situation est toute autre. Le sentiment d’une Église en « crise », qui avait probablement reflué depuis les années 1980, a refait surface et ne cesse de s’amplifier avec la multiplication des révélations sur les cas d’emprise et d’aggression sexuelle (procès Preynat, frères Philippe, MEP, etc.). Bien qu’il soit difficile d’évaluer ce phénomène, nombreux sont les catholiques qui, tout en continuant à participer à la vie sacramentelle et à s’impliquer activement (dans les paroisses, congrégations, mouvements, etc.), font l’expérience, peut-être malgré eux, d’une prise de distance intérieure. Il ne s’agit pas, ici, pour eux, de quitter l’Église (« sur la pointe des pieds », selon l’expression désormais classique), ni de renoncer à son enseignement (si souvent gauchi par le traditionnalisme); il s’agit, au contraire, et malgré tout, d’y rester – pour rejouer autrement le risque de la foi, d’une autre façon, insue d’avance.

C’est arrivés sur cette brèche, qu’il faut relire Certeau (et avec lui, Domenach). Cinquante ans nous séparent de ce débat, et permettent de constater que certaines intuitions fortes peuvent traverser l’épaisseur de l’histoire, pour nous rejoindre. Ce débat, qui aura probablement captivé des centaines de milliers d’auditeurs lors de sa diffusion, n’est bien entendu plus qu’une archive oubliée : un vieux livre usé des années 1970, reposant sur les rayons de quelques rares bibliothèques, introuvable en seconde main sur le net. Dès sa parution, d’aucuns considérèrent que ces « libres propos » sur le christianisme resteraient des aventures sans lendemain* : mais les faits leur donnent-ils vraiment raison ?

Car peut-être y a-t-il plus, malgré tout. À la lecture de l’ouvrage, une impression se décante : cinquante ans plus tard, les tâtonnements de Certeau et de Domenach résonnent, à peu de choses près, avec les nôtres. De la crise du langage des années 1970 à la crise des agressions sexuelles des années 2020, des lignes de fracture se seront recomposées et auront persisté, puissantes.

Et si, au final, les questions que les deux intellectuels avaient ouvertes au début des années 1970 avaient depuis continué à vivre, en empruntant des voies secrètes ? Et si, à travers les schèmes parfois vieillis du structuralisme qui prévalait alors, lire les mots de Certeau pouvait aujourd’hui nous aider à retrouver les nôtres, et nous encourager à continuer d’expérimenter un christianisme « disséminé et nocturne » ?

Si tel était le cas, nous tracerions alors après lui le sillon d’une tradition mineure, fragile mais éminement précieuse. Il s’agirait, ici, de vivre une prise de distance qui ne soit pas un départ : de reconnaître, qu’il y a déjà eu, dans l’histoire, des tentatives esquissées en ce sens, et qu’elles peuvent pour nous faire autorité. Il faudrait alors questionner le lieu commun qui voudrait surtout retenir des « cathos de gauche » leur « incapacité à transmettre », et se risquer à dire que leur effacement marque peut-être plus un processus sociologique qu’une réalité ecclésiologique – invisible, elle, et peut-être plus vivace qu’on ne voudrait le croire.

Le texte est disponible sur ce lien.

Pierre-Louis Choquet


* En 1975, le père Jean-Robert Armogathe rédige une note de lecture sévère sur Le christianisme éclaté. Un peu moins de cinquante ans plus tard, c’est ce même père Armogathe qui, avec ses collègues de l’Académie Catholique, met en doute la robustesse des études statistiques conduites dans le cadre de la CIASE. D’une crise à l’autre, c’est un même mépris pour les questions brûlantes de l’époque qui semble s’exprimer.