Sur cette question cruciale de société qu’est l’euthanasie, il nous semble que les points aveugles sont nombreux, tant chez les partisans de la libéralisation du droit de mourir que ceux qui s’en font les critiques. Comment construire sur cette question une position authentiquement chrétienne – et donc anticapitaliste – qui ne tombe ni dans les ornières de la droite conservatrice idéalisant une « mort naturelle » qui n’existe pas, ni dans les travers d’une gauche gagnée par le libéralisme, qui n’aborde la question du bien commun que sous l’angle réducteur d’une idée vague du progrès et de la notion des droits individuels ?
Nous avons donc décidé d’adresser deux textes à deux lectorats différents, afin d’entrer dans une discussion critique avec chacun d’entre eux, pour avancer plus loin dans le discernement de la vérité, en sortant de l’opposition rapide entre conservatisme et libéralisme qui a tendance à résumer trop facilement la difficile question de l’euthanasie, et d’en réduire les enjeux à des querelles stériles. Le premier article a paru dans Famille Chrétienne, journal d’inspiration chrétienne de sensibilité conservatrice, et le second dans Lundi Matin, journal d’une gauche anticapitaliste et autonome.
image : icône de l’Anastasis/Résurrection ou Jésus tirant une femme et un homme du royaume des morts
Projet de loi sur l’euthanasie : une réflexion chrétienne anticapitaliste
Article publié le 17/10/2022 dans Lundi Matin
Alors que les attaques sur l’hôpital public ne cessent pas depuis des décennies, que le gouvernement Macron accélère l’emprise du capital sur nos vies, une nouvelle proposition « progressiste » vient contenter le ventre mou du social-libéralisme : le projet de loi sur l’aide active à mourir. Cette perspective de réforme, ouverte au nom du « progrès », risque en réalité d’être une régression morale.
La voie sur laquelle s’engage la majorité présidentielle doit susciter une réaction ferme de la gauche anticapitaliste. Nous, chrétiennes et chrétiens, pensons qu’il faut engager une réflexion sur l’euthanasie à partir de ce que nous sommes : des êtres inégaux face à la mort, face au système validiste et à l’eugénisme rampant qui marquent notre société.
Fin de vie sous le capital
En régime capitaliste, on ne meurt pas bien : ce n’est pas une nouveauté.
Riche ou pauvre, notre espérance de vie en bonne santé n’est pas la même. Métiers pénibles, accès aux soins tout au long de la vie, habitat, exposition au bruit, à la pollution de l’air, aux pollutions industrielles et agricoles, accès à une alimentation de qualité… Le corps des ouvriers et ouvrières, des femmes, des paysans et paysannes est bien abîmé quand la dernière heure arrive. L’œuvre, la vie et la mort de Joseph Ponthus nous le montrent bien.
La mort est de plus en plus une épreuve solitaire, vécue dans des structures publiques ou privées au fonctionnement dégradé marquées par une recherche de l’efficacité économique. Les personnes âgées, notamment, parce qu’elles ne peuvent plus prouver leur valeur économique, sont considérées comme des poids : poids sociaux et poids pour les proches. Cela sépare le monde en deux catégories de personnes : valides et non valides, sur le seul critère de la rentabilité économique et de la capacité à participer au système productif capitaliste.
Dans ces conditions, comment penser que libéraliser l’euthanasie va rendre la vie et la mort meilleures, plus « dignes » ?
Contre un droit au suicide, pour l’accompagnement
Soyons clairs : ce n’est pas à la possibilité de choisir la manière dont nous serons accompagnés vers la mort que nous nous opposons. Il nous faut cependant affirmer notre opposition à un quelconque « droit au suicide », si on entend par là un droit universel donné à chacun d’exiger de l’Etat une mise à mort au nom de la liberté.
Un tel droit laisserait une marge de manœuvre trop importante aux dispositifs de pouvoir que sont l’Etat et la médecine telle qu’elle est organisée aujourd’hui. Un droit au suicide assisté semble ainsi être en contradiction avec l’idée que nous nous faisons de la dignité de toute vie humaine, en particulier dans le contexte actuel, marqué par une action constante des gouvernements dans le sens d’une réduction des dépenses de l’hôpital depuis des décennies. Toute demande de mort doit avant tout pousser à questionner les conditions d’où elle émane.
Quelle liberté ?
Pour nous, la priorité de la société ne devrait pas être de se satisfaire d’un « droit au suicide assisté » mais d’exiger des conditions de vie de qualité pour tous qui auraient pour effet de limiter drastiquement les désirs de mort. Certes, en situation d’incurabilité et de souffrance, la personne en fin de vie biologique doit avoir la possibilité d’être accompagnée vers la mort, comme cela est déjà prévu dans la loi.
Le Comité consultatif d’éthique a souligné dans son avis récent sur la fin de vie qu’il serait urgent de renforcer les soins palliatifs, autre pilier de la loi Claeys-Leonetti de 2016. Les soins palliatifs, visant à accompagner la personne dans les derniers mois de sa vie en soulageant sa douleur et en rompant son isolement, sont aujourd’hui très insuffisamment développés. Là où de tels services existent, ils sont bien souvent sous-dotés, et marqués, comme le reste de la fonction publique hospitalière, par le problème de la tarification à l’acte et par le manque de personnel. Dans de nombreuses structures, aucune proposition de soins palliatifs n’est possible.
Nous ne pouvons approuver une modification du projet de loi que s’il garantit un choix libre et dans le respect de la dignité des personnes : mais comment peut-on garantir la liberté de choix d’une personne à qui on fait comprendre qu’elle constitue un poids pour sa famille et la société parce que sa vie coûte trop chère pour être vécue jusqu’au bout ?
Mener le combat contre le validisme et pour la dignité
L’enjeu, pour nous, est bien plus d’engager une transformation de fond de la manière dont nous voyons les personnes âgées, les personnes handicapées, toutes celles et ceux qui vivent différemment, qui ne sont pas considérées comme « valides », d’adapter notre modèle de société pour inclure toutes les formes de vie, et les accompagner jusqu’au bout de leur chemin sur terre.
Nous voulons, aujourd’hui, prendre au sérieux cette parole qui fonde notre espérance de croyants et croyantes, une parole attribuée à Dieu, tirée du livre d’Isaïe dans la Bible : « Tu as du prix à mes yeux et je t’aime » (Isaïe 43,3). Nous la comprenons comme un engagement à ne rien lâcher face au capitalisme destructeur, qui considère comme un déchet tout ce qui n’est pas utile à l’économie quitte à nier la dignité fondamentale de chaque personne, quelle que soit sa position dans les rapports de classe, race, genre, ou sa place dans la hiérarchisation de nos corps et de nos vies.
Lutter contre l’euthanasie nécessite de se battre pour l’hôpital public et les soignants
Article publié le 6/10/2022 dans Famille Chrétienne
A l’annonce d’une « convention citoyenne pour la fin de vie » par Emmanuel Macron pour changer la loi dès 2023, l’euthanasie revient au centre du débat public et médiatique. De nombreux chrétiens font entendre leurs réticences sur cette réforme. Les raisons d’une telle opposition, diverses, ont toutes à voir avec une certaine idée de la dignité humaine, et pointent le risque collectif que nous prendrions à juger que certaines vies valent plus que d’autres.
Notre préoccupation principale vis-à-vis de la légalisation de l’euthanasie, en tant que collectif chrétien, est l’horizon de société qu’elle dessine : une société eugéniste, qui tend à éliminer les pauvres et les personnes vulnérables. En effet, il est impossible de séparer cette réforme de l’ensemble des politiques comptables menées ces dernières années pour affaiblir notre système de protection sociale fondé sur l’idée de solidarité (sécurité sociale, retraites, droit du travail) et contre l’ensemble du service public, dont fait partie le système hospitalier.
À l’inverse de ce que nous lisons dans la Bible de la dignité et de la valeur de chaque vie, désirée et aimée par Dieu, les politiques actuelles réduisent la valeur de l’être humain à sa capacité de produire et consommer, à sa rentabilité. Comment ne pas voir que l’euthanasie est cohérente avec l’ensemble de ces politiques économiques et sociales, avec cette logique de comptabilité des lits d’hôpitaux, de tarification à l’acte, d’évaluation de chaque acte médical à sa rentabilité ? L’euthanasie est présentée comme une nouvelle liberté octroyée par le régime libéral, comme une nouvelle dignité pour chacun de pouvoir choisir les conditions de sa mort. Comment ne pas voir l’hypocrisie de cette approche, quand toute existence, du travail à la maladie et à la vieillesse, est menacée d’être réduite à sa force productive ? Il faut replacer l’euthanasie dans un système économique et social qui considère toute vie inutile comme un déchet, comme ne cesse de le répéter le pape François.
Si nous voulons lutter sérieusement contre l’euthanasie, le combat nécessite bien plus que de s’opposer à cette loi, fût-elle néfaste : il nécessite de se battre pour le système des retraites et celui de la sécurité sociale, il nécessite de se battre pour le droit du travail, il nécessite de se battre pour l’hôpital public, les conditions de travail des soignants, et une prise en charge digne de toutes les personnes malades, quelles que soient leurs revenus, leurs conditions sociales ou de santé.
Louer l’équilibre de la loi Claeys-Leonetti de 2016 ou la beauté des soins palliatifs sans s’intéresser à la possibilité matérielle de leur mise en œuvre est inconséquent. Avons-nous écouté les soignants et les soignantes nous alerter sur leurs conditions de travail ces dernières années ? Avons-nous écouté leur souffrance de ne plus pouvoir exercer le métier qu’ils ont choisi, parce que les dernières réformes déshumanisent leur métier et les empêchent d’exercer un soin qui prend en charge la triple dimension de la souffrance humaine – physique, psychique et existentielle ? Comment être étonné que dans ces conditions de soin, nombreux de nos contemporains désirent en finir avec l’existence ? La débâcle de l’hôpital public, du manque de moyens à la perte de sens du soin par l’évaluation du nouveau management public, touche particulièrement à la possibilité du soin palliatif, logique de soin diamétralement opposée à celle de la médecine quantitative et gestionnaire.
La crise du Covid a été un révélateur puissant de la casse de l’hôpital public : des services d’urgence entiers sans infirmiers, des soignants épuisés, des structures qui ne fonctionnent que par du personnel vacataire qui n’a pas le temps de connaître les patients. Recrutement de personnel non qualifié, remplaçable, que l’on n’a pas le temps de former, pour des métiers exceptionnellement fatigants et particulièrement mal payés, fermeture des lits, soins exécutés à toute vitesse… : les soignants sont pressurisés et beaucoup désespèrent de perdre le sens de leur travail, malgré toute leur bonne volonté et leur souci de prendre soin de leurs patients, eux-mêmes instrumentalisés par le gouvernement pour leur faire accepter des conditions de travail si dégradées.
Comment, dans ces conditions, prendre le temps de comprendre une personne dans sa souffrance, de savoir ce dont elle a besoin pour être soulagée, apaisée ? Comment faire pour qu’elle ne se sente pas un poids inutile, une charge pour ses proches et la société ? Comment recueillir un consentement parfaitement libre sur la fin de vie quand ces décisions si graves pour sa propre vie demandent du temps, de la confiance, et beaucoup d’explications et d’entourage ?
« Soigner les malades » figure parmi les sept œuvres de miséricorde corporelles énumérées par Matthieu dans la parabole du jour du jugement. Dorothy Day, grande figure du catholicisme social américain, commente cette parabole en appelant chaque chrétien à exercer un métier qui puisse entrer dans une catégorie des œuvres de miséricorde, corporelles ou spirituelles. Si nous prétendons lutter contre l’euthanasie, examinons nos emplois : soignons-nous les malades ou participons-nous d’un système économique – une structure de péché – qui vient contrôler les budgets, les process et la rentabilité des soignants de l’hôpital public ? Luttons-nous pour que ceux et celles qui accomplissent ces œuvres de miséricorde – et dont il faut bien reconnaître que majoritairement ils ne sont pas chrétiens, et proviennent des couches sociales les moins favorisées de notre population – soient en mesure de bien faire leur travail ?
Si, comme chrétiens, nous pensons que toute vie peut avoir un sens et se doit d’être soignée dans toutes les dimensions de l’être humain, physique comme spirituelles, il faut plus que jamais se tenir aux côtés des soignants dont le travail est déshumanisé, et de l’hôpital public, qui a vocation à soigner toutes les couches de la population. Rejoindrons-nous les cortèges des manifestations pour le service public ou contre la réforme des retraites, les piquets de grève, dans les mois à venir ? Sinon, comment serions-nous les témoins quotidiens d’une vie qui n’est pas course à la performance, et les relais sérieux de cette parole : « Tu as du prix à mes yeux et je t’aime » (Isaïe 43, 4) ?