Le rôle du christianisme dans l’idéologie de l’extrême droite italienne
Introduction
Le christianisme, plus particulièrement le catholicisme, est un élément essentiel de l’appareil idéologique de l’extrême droite au pouvoir en Italie, étant donné que, suivant d’une part l’idéologie fasciste de Mussolini et d’autre part l’idéologie néo-fasciste de Trump, elle prône essentiellement « un retour aux origines ». Essayant, par l’élaboration d’une Weltanschauung totalisante, de se poser comme un pouvoir absolu, c’est à la transcendance de l’Église – de l’Église « constantinienne » – que l’extrême droite s’attache, car elle sait que le pouvoir d’ici-bas a nécessairement besoin de théo-logie – de parler de Dieu, d’en dominer le logos – s’il veut aller au bout de sa légitimation et de sa domination. Ainsi, le « retour aux origines » n’est pas seulement un retour à la Nation éternelle, mais aussi un retour au pouvoir absolu, c’est-à-dire à un pouvoir se transmettant de l’Un ultime – source ultime du pouvoir – à l’Un sublunaire de la Nation – garante ici-bas de l’ordre cosmique -, un pouvoir auquel rien n’échappe, qui contient et représente la totalité, « là-haut et ici-bas ». On comprend bien, d’entrée, la fonction que l’extrême droite assigne à l’Église catholique.
Or, si la gauche italienne a eu un rôle dans l’histoire d’Italie, c’est très exactement d’avoir dissocié l’absolu du pouvoir : lutte pour la forme républicaine contre la monarchie, lutte pour la dissociation entre l’Église et l’État, lutte pour la démocratie à travers la défense de la division des pouvoirs, des garde-fous démocratiques, à travers – comment l’oublier – la promotion d’espaces « autonomes », soustraits, précisément, au pouvoir totalisant du Léviathan, qu’il soit ecclésiastique ou étatique. Telle a été, dans le souvenir du véritable sens primitif de « soviet« , une des grandes fonctions historiques du PCI, de Gramsci à Berlinguer en passant par Togliatti, avec ses « consigli di fabbrica« , ses « case del popolo« , ainsi que l’extraordinaire maillage des « sezioni » du parti, où l’on devait apprendre à débattre du collectif et, après avoir décidé, à se conformer à la « volonté du peuple » : bref, où l’on apprenait à exercer le pouvoir, à être un sujet politique au sens fort du terme, à être un citoyen[1].
Aux antipodes d’une telle fonction historique, l’extrême droite de Giorgia Meloni est prête à « rétablir l’ordre » – un classique : de Mussolini à Trump en passant par Pinochet -, c’est-à-dire à concentrer le pouvoir dans l’État, qui, par son essence même, exige une transcendance pour fonder son pouvoir absolu. D’où cet entrelacement systématique entre État, Nation et Religion qui forme la structure même de l’idéologie de l’extrême droite au pouvoir en Italie, structure visible, par exemple, dans le chapitre « Je suis chrétienne » de l’autobiographie de Giorgia Meloni, Io sono Giorgia, que les éditeurs français ont rendu, probablement effrayés du ridicule que ce titre peut inspirer dans un pays comme la France, par Mon itinéraire – autobiographie d’une leader politique conservatrice[2].
Sous des allures de récit personnel « à cœur ouvert », presque « bon enfant », ce livre n’en constitue pas moins un manifeste politique, voire, pour le chapitre que je viens de mentionner, théologico-politique, un manifeste qui, par sa parcimonie dans les références historiques, philosophiques et théologiques, semble se dérober à une critique sérieuse et approfondie. Loin de tomber dans ce piège, je vais ici prendre ce livre très au sérieux, en le déshabillant de son voile d’innocence et candeur, en le reformulant, par-delà sa prétention autobiographique, en de véritables doctrines politiques et théologico-politiques. Bref, dans ce deuxième volet de « trois ans d’extrême droite en Italie : fascisation du christianisme et christianisation du fascisme », je propose une critique systématique et argumentée de la vision du christianisme prônée par l’extrême droite italienne à partir du chapitre « Je suis chrétienne » du Je suis Giorgia de Giorgia Meloni, Première ministre, depuis trois ans, du gouvernement d’extrême droite en Italie, et leader du Parti des conservateurs et réformistes européens.
En général, le retour aux origines imaginé par Meloni bute sur trois contradictions, liés au (1) fonctionnement du capitalisme globalisé, (2) à la composition sociale italienne actuelle et à venir, ainsi (3) qu’à l’ecclésiologie de l’Église telle qu’elle est aujourd’hui. Dans la conjoncture historique qui est la nôtre, ces trois contradictions sont, à mon sens, insolubles, sauf, peut-être, pour des raisons que j’expliquerai plus tard et qui constituent le motif essentiel de cet article, celle qui est liée à l’ecclésiologie de l’Église. Donc, je vais d’abord montrer en quelques mots pourquoi les deux premières contradictions me paraissent insolubles (1) ; ensuite, (2) je présenterai la vision du christianisme prônée par Giorgia Meloni, qui se caractérise par une forme de christianisme fasciste, la théorie du choc des civilisations et la réduction de la foi chrétienne à une religion civile subordonnée à l’État, ce dernier point étant, très précisément, analogue à la vision fasciste mussolinienne de l’Église issue des Pactes du Latran conclus en 1929 ; enfin, (3) je démontrerai que la vision du christianisme de Meloni est en contradiction frontale avec l’Église catholique telle qu’elle est aujourd’hui, notamment avec son ecclésiologie, car (a) l’Église refuse fortement le choc des civilisations, le dialogue interreligieux et interculturel étant devenu un axiome de base du fonctionnement de la théologie et de la pastorale, (b) l’Église a quitté de manière irréversible son européocentrisme pour s’ouvrir au monde, (c) l’Église est sortie du jeu des priorités et/ou compatibilités avec l’État-nation, qu’il soit italien, européen ou autre. Dans les conclusions, j’expliquerai, néanmoins, pourquoi je crois que le seul point où Meloni peut effectivement réussir tient à son instrumentalisation du catholicisme dans le cadre non pas du Vatican mais de l’Église italienne (paroisses, curés, évêques etc.).
I. Les contradictions du « retour aux origines » : capitalisme globalisé et composition sociale
Concernant la question du capitalisme, la vision du « retour aux origines » de l’extrême droite est en contradiction avec l’essence même du système de production capitaliste, qui forme, depuis plusieurs décennies, non seulement un système d’exploitation, mais aussi un système de coordination des activités économiques historiquement inédit et foncièrement intouchable sans causer des crises majeures ou concevoir une refonte structurelle de grande envergure[3]. Ce système de coordination, dont l’unité repose sur la globalisation et la fragmentation du système productif ainsi que sur l’unification du marché global, est inconciliable avec un « retour aux origines » entendu au sens d’un retour à une sorte d’autonomie nationale ou à un microcosme national qui se suffit à lui-même, clos derrière ses frontières, étanche au flux des choses et des hommes, stable dans ses prétendues assises ethniques et culturelles.
La crise « identitaire » telle qu’elle se configure dans la conjoncture qui est la nôtre, et dont il ne me semble pas réaliste de nier l’existence même si le mot pour désigner la chose est en soi discutable et en général trop connoté pour permettre un débat sérieux, est très précisément le produit de l’Europe : non pas de l' »Union Européenne », mais, bien plus profondément, de l’esprit de l’Europe, de l’esprit qui a conduit l’Europe à se faire « monde », à faire « du monde » « son monde ». Tel est le point fondamental, sur lequel l’extrême droite italienne et européenne se trompe complètement, à savoir que la crise identitaire, qui a touché et continue de toucher tous « les mondes », existe partout où l’esprit européen s’est imposé, c’est-à-dire partout, y compris en Europe elle-même en tant qu’espace géographique, où certaines populations, qui n’arrivent pas à suivre cet esprit – dont la caractéristique principale est de déraciner tout ce qu’il rencontre, même la phusis, qui est pour lui la frontière la plus insupportable et la plus agaçante -, manifestent, d’une manière ou d’une autre, que l’abolition de tout Nomos, qui constitue l’ethos même de l’esprit européen, créé un vide existentiel terrible et impitoyable. Bref, Marx n’avait-il pas compris que le capitalisme – manifestation première de cet esprit – aurait conquis, tôt ou tard, tous « les mondes » et que tous les mondes auraient été, par conséquent, déracinés de « leurs mondes » ?[4] Et la Krisis de la conscience européenne n’est-elle pas devenue la crise de la conscience du genre humain ?
Comment ne pas comprendre, par conséquent, que tout, dans un tel système, est le produit d’un système productif entièrement indépendant du cadre de l’État-nation, qui a perdu depuis bien longtemps sa « souveraineté » sur le mouvement des marchandises (c’est-à-dire des choses en général, puisque tout est marchandise dans un tel système[5]) et des hommes, et que tel était le telos d’un tel esprit ? Non pas que l’État-nation ne participe activement à ce système – il en est un acteur, notamment juridique, fondamental[6] -, mais il exerce un rôle purement fonctionnel à son déploiement et à sa continuité. En somme, pour employer la formule d’Eric Hobsbawm, « le monde lui-même est devenu l’unité de base réelle »[7], et cela n’est pas la « responsabilité » de tel ou tel politicien, de la gauche, des migrants ou des écolos, mais de l’histoire de l’esprit européen et du monde qu’il a façonné « à son image » : « folle volo » (Dante, Divina Commedia), « moderne Unruhe » (Nietzsche, Humain, trop humain), « Mobilmachung » (Jünger, Die totale Mobilmachung)[8].
En raison de tout cela, le « retour aux origines » entendu au sens de retour à une « souveraineté » nationale ou à une sorte de « moderne Ruhe » de l’individu, capable d’inverser le sens de l’Histoire, sans pour autant toucher à l’esprit qui meut cette dernière, notamment au capitalisme, qui en est la manifestation première, constitue tout simplement une contradiction dans les termes. Dans ce cadre, État-nation au sens que l’extrême droite l’entend – c’est-à-dire au sens d’identité figée, puissance effective de l’apparat institutionnel, étanchéité des frontières, stabilité culturelle etc. – et capitalisme globalisé forment les deux termes d’une contradiction insoluble. Or, l’extrême droite, qui n’a pas compris ce point crucial, ambitionne de pouvoir inverser le sens de l’Histoire par la barbarie du fondamentalisme, du nationalisme, de la xénophobie élevée à loi des rapports sociaux. Elle est, en ce sens, non seulement une idéologie contradictoire, ainsi que nous l’avons montré, mais aussi une formation politique dangereuse pour la société et la dignité humaine. Nous montrerons, par ailleurs, que l’Église catholique a su tirer la leçon des tragédies du XXe siècle, notamment de la Seconde Guerre mondiale : la spiritualité du bon Samaritain, qui a présidé au Concile Vatican II, est l’expression d’un discernement renouvelé sur le pouvoir et l’appartenance de l’ekklesia au monde. C’est peut-être pour cela aussi qu’une bonne partie de l’extrême droite honnit cet événement, sans comprendre les véritables raisons qui l’ont provoqué[9].
Il est manifeste que, concernant la composition sociale italienne, la vision du « retour aux origines » de l’extrême droite est tout autant contradictoire, puisque l’idée directrice de la construction d’une société ethniquement et culturellement homogène est invalidée par le fonctionnement du capitalisme et par l’esprit qui le gouverne tels qu’on vient de les décrire, ainsi que par l’une de ses conséquences, à savoir la dissociation structurelle entre citoyen et travailleur. D’une part, en effet, le capitalisme, qui est le système de production régissant les lois de transformation de la nature – où est mobilisée, en particulier, la science -, ne contemple pas, où que ce soit, un critère de « protection » culturelle : la production et la circulation des marchandises, qui participent de manière fondamentale au façonnement des cultures, n’est pas du tout limitée par des frontières ou des critères d' »homogénéité » culturelle nationale. L’industrie, notamment culturelle, peut en revanche répondre à des critères d’impérialisme politique. Ce qui explique que, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et le lancement du Plan Marshall, la culturelle italienne est profondément façonnée par la production musicale, cinématographique, littéraire des États-Unis, qui ont trouvé, en Italie et plus en général en Europe, un marché d’exportation par lequel une domination culturelle a été imposée. Plus récemment, les signes d’un début de diglossie structurelle et diffuse se font jour, la langue anglaise, avec ses codes et ses références tournant autour du néolibéralisme, du mythe abstrait du bourgeois et de l’individualisme exacerbé, ayant envahi l’espace linguistique de la langue italienne.
D’autre part, la dissociation entre citoyen et travailleur, que le capitalisme impose puisque le travailleur y est considéré une marchandise « générique » – d’où, en ce sens technique, son appartenance constitutive à la classe capitaliste[10] -, empêche, ipso facto et sans compromis possible, l’instauration d’une correspondance parfaite entre citoyens, qui plus est d’une certaine « ethnie », et travailleurs. Il est pour le moins paradoxal que cet élément définitoire du capitalisme, qui plus est renforcé par les moyens de transport et communication contemporains, soit ignoré (occulté ?) par des Italiens dont les ancêtres partirent en millions, entre la fin du XIXe siècle et les années 1960, vers les centres du capitalisme qu’étaient les États-Unis, la France, la Belgique, mais aussi vers les terres colonisées du Maghreb et du Moyen-Orient où l’on pouvait espérer exploiter la primauté ontologique reconnue par les colonisateurs aux êtres humains à la peau blanche et croyant à la Trinité. Contrairement à Giorgia Meloni et aux fascistes actuellement au gouvernement, le Pape François ne l’aura pas oublié[11].
Ainsi, cette conséquence du capitalisme qu’est la dissociation entre citoyen et travailleur constitue une des causes structurelles du fait que, dans un tel système, la proposition de l’extrême droite portant sur l’homogénéité culturelle et ethnique forme une contradiction insoluble. On pourrait bien sûr alléguer, à ce sujet, des arguments d’ordre moral, historique ou politique, qui, néanmoins, seraient sans doute récusés par un différentiel de « valeurs ». En revanche, ce qui est incontestable, c’est que le capitalisme n’est foncièrement pas une institution subordonnée à l’État : tout au contraire, dans ses formes pures, il a toujours défendu son indépendance et la nécessité que l’État le « laisse faire », jusqu’au point, précisément, de dépasser l’échelle de l’État, puis, plus récemment, de dépasser l’échelle même de la matière et de la production effective de biens réels à travers, par exemple, la financiarisation des capitaux, qui n’ont plus ni maison ni terre reconnaissables, accentuée qui plus est par Internet et, maintenant, par la capacité des intelligences artificielles de gouverner les opérations mathématiques au fondement de la virtualisation de la valeur.
Ceci étant, l’extrême droite italienne, qui ne prône aucunement une correction (si tant est qu’elle soit possible dans les conditions historiques actuelles) ou encore moins l’abolition du capitalisme, tombe ipso facto dans l’impasse argumentative lorsqu’elle bataille, en même temps, pour une identité culturelle et sociale figée. N’ayant pas une compréhension suffisante et correcte des processus historiques en cours, par rapport au fait, notamment, que l’esprit sous-jacent au capitalisme est très précisément un esprit européen qui n’a eu de cesse, depuis au moins cinq siècles, d’avoir comme objectif historique le repoussement de toute limite, de toute racine – jusqu’à ce que, renouvelé dans cette puissance de la Mer déracinante qu’est ou peut-être a été l’Amérique, il conquière, ironie du sort, l’Europe elle-même – l’extrême droite se réfugie dans ce qui constitue le propre de tout fondamentalisme : la violence, la xénophobie, la sacralisation d’un simulacre, l’idolâtrie d’une forme de volonté de puissance. En effet, la seule manière de sortir de cette impasse, pour l’extrême droite, c’est le recours à la violence, qu’elle soit la violence symbolique de l’État à l’égard des populations qui ne rentreraient pas dans les cadres ethniques et culturels de la « Nation », ou la violence physique au cas où les conditions matérielles d’existence conduiraient vers une guerre pour la survie ou la suprématie matérielles ou culturelles : telle est, de fait, la voie prônée par Meloni[12].
II. La vision du christianisme de Giorgia Meloni
Étant donné que l’idéologie de l’extrême droite italienne actuellement au pouvoir est en contradiction frontale avec les conditions matérielles et sociales engendrées par le capitalisme et la modernité européenne, il ne lui reste vraisemblablement qu’une voie à parcourir pour sortir de l’impasse : l’instrumentalisation du christianisme et, plus particulièrement, du catholicisme romain, dans le but de légitimer la supériorité ethnico-culturelle des « Italiens ». Avant de montrer pourquoi l’idéologie de l’extrême droite, en ce sens, est en contradiction également avec l’ecclésiologie de l’Église, qui a emprunté, au niveau institutionnel et global, un chemin complètement incompatible avec la vision de l’extrême droite, nous allons synthétiser et systématiser la vision du christianisme de Giorgia Meloni, toujours à partir du chapitre « Je suis chrétienne » de son autobiographie, qui constitue, à mon sens, un manifeste théologico-politique, dans la mesure où, comme on va le voir, le va-et-vient entre Religion, Nation et État est permanent. Ainsi, nous pourrons mieux démontrer la contradiction que nous avons alléguée entre la vision du christianisme de Meloni et le catholicisme de l’Église catholique.
Le chapitre « Je suis chrétienne », intercalé entre le chapitre « Je suis de droite » et le chapitre « Je suis italienne », se divise en deux parties, intitulées « Je crois en nous » et « Le racisme du progrès ». Il est intéressant, avant tout, de s’arrêter sur la sémantique du vocabulaire employé dans les titres : je suis, christianisme, droite, italien, croire, nous, racisme, progrès. Comme on peut le voir d’entrée de jeu, ce chapitre se structure autour d’un amalgame théologique (christianisme, croire, progrès) et politique (droite, italien, nous, racisme), qui, solidifié par le marqueur identitaire du début « je suis », s’incarne dans la personne même de Giorgia Meloni. Comme je le disais au début, ce livre n’est pas une autobiographie, mais un manifeste politique, et ce chapitre est un manifeste théologico-politique : l’analyse de la sémantique met déjà en lumière cela.
Le chapitre s’ouvre par un extrait d’une chanson intitulée Sur la route, d’un groupe fasciste qui s’appele « La Compagnie de l’Anneau« , né dans les années 1970, et lié à la culture de l’extrême droite : « Routes d’Europe dans le sac à dos liberté / Peut-être un jour l’ombre s’en fuira-t-elle / Ses mains sales elle lèvera par le soleil / Une aigle est dans le ciel, une aigle est dans le ciel / Une aigle est dans le ciel au-dessus de toi« [13]. De dérivation romaine, l’aigle est, comme on le sait, un des symboles du parti fasciste de Mussolini, repris ensuite par l’idéologie nazie de Hitler. Ainsi, étant donné que ce chapitre, intitulé « Je suis chrétienne », porte sur le christianisme, force est de constater qu’il y a ici un rapprochement manifeste entre la symbologie fasciste – l’aigle, qui « est dans le ciel« , comme dit la chanson – et le christianisme. D’entrée, on voit bien que ce chapitre est un manifeste appelant pour un rapprochement entre fascisme et christianisme.
Après la citation de la chanson, Meloni commence par raconter un souvenir : « Ma grand-mère, Marie, était très dévote, de cette dévotion populaire faite de petits rites quotidiens ». Les passages du titre « Je suis chrétienne » au sous-titre « Je crois en nous » à l’aigle fasciste qui « est dans le ciel » jusque, enfin, la « grand-mère très dévote » et aux « petits rites quotidiens » constituent la création d’un imaginaire qui relie l’identité chrétienne revendiquée (« Je suis chrétienne ») à la croyance en une entité collective (« Je crois en nous ») qui ne peut être que l’Italie (le thème du chapitre suivant) par l’entremise d’un symbole fasciste prêt à revenir (« Peut-être un jour l’ombre s’en fuira-t-elle (…) / Une aigle est dans le ciel ») et qui débouche sur un commencement ayant le goût « des origines » : une grand-mère dévote qui se contente des petits rites quotidiens. Sous l’allure bon enfant d’une simple autobiographie, voilà donc le message que Meloni envoie presque sans le dire : le fascisme chrétien est de retour en Italie et il sera doux comme la dévotion de cette grand-mère.
Après avoir ramassé quelques souvenirs d’enfance et d’adolescence, Meloni explique son rapport à Dieu. Avant d’en faire l’analyse, rappelons à nouveau que nous avons déjà assez montré que ce texte est un manifeste théologico-politique et doit être analysé en tant que tel. « En plus des sacrements, des Écritures et des liturgies, mon dialogue avec Dieu ne s’est jamais interrompu. Et puisque j’ai toujours pensé que, probablement, le Seigneur doit s’inquiéter de choses plus urgentes que de moi, qui suis au bout du compte une personne chanceuse, dans le quotidien j’ai préféré casser les pieds à Harael, mon ange gardien. (…) Avec le temps, j’ai compris que la voix de notre ange gardien n’est rien d’autre que ce que l’on appelle conscience. C’est cette voix-là qui parle à l’intérieur de nous (…) et de laquelle nous écoutons les conseils trop peu souvent. (…) Je parle tout le temps avec mon ange, je lui demande conseil, j’essaie de l’écouter, et à la fin, d’une manière ou d’une autre, j’arrive presque toujours à voir sa réponse. Un guide, un conseiller, ton meilleur ami. Quelqu’un à qui tu ne peux pas mentir parce qu’il sait tout de toi, et qui est là pour t’aider à sortir la lumière qui git en toi »[14].
Pourquoi, dans un chapitre théologico-politique sur le fascisme chrétien, Meloni parle-t-elle de son rapport à Dieu, non pas à travers une expérience, des textes, des références philosophiques ou théologiques, mais à travers le recours à l’angélologie ? Entre l’aigle fasciste qui vole dans le ciel et la grand-mère aux prises avec les « petits rites quotidiens », symbole de la « bonne conscience » ritualisée et d’une nostalgique Italie « en petit format », il manquait peut-être une entité transcendante qui puisse faire le lien entre le ciel et la terre : un ange gardien, « voix de la conscience », « guide et « conseiller », signe de l’élection divine, est un bon moyen d’assurer cette fonction de liaison entre le religieux et le politique (« guide », « conseiller »), entre le ciel de la théologie et la terre de la politique.
Une fois terminé ce récit sur l’ange gardien, Meloni passe au « plus grand pape de l’ère moderne » : Jean-Paul II[15]. « Son message était puissant comme celui du pape Benoît XVI, mais plus facile pour la vulgarisation, et son humanité était incisive comme celle du pape François, mais plus cohérente avec le sentiment diffus des chrétiens ». Meloni, comme souvent, ne donne pas d’arguments pour soutenir que Jean-Paul II est « le plus grand pape de l’ère moderne » alors que le pape François n’est pas cohérent avec « le sentiment diffus des chrétiens ». En revanche, elle précise : « bien que je sois catholique et que je ne me sois jamais permise de critiquer un pape, j’avoue que je n’ai pas toujours compris le pape François. (…) j’espère un jour d’avoir le privilège de pouvoir parler avec lui, parce que je suis certaine que ses grands yeux et ses paroles franches arriveront à donner un sens à ce que je ne comprends pas. Je vois trop d’athées qui le louent et trop de fidèles qui sont confus, et je suis certaine qu’il existe une explication que je n’arrive pas à saisir »[16].
Politicienne futée, Meloni avance sournoisement, en dosant la part d’explicite dans le texte. La vision de l’Église à laquelle elle fait appel n’en est pas moins claire : une Église qui, en soutien de l’État, défendrait un christianisme fasciste élevé à religion civile, soucieuse avant tout d’apprivoiser les fidèles selon un ritualisme ordinaire semblable à une sorte de religion naturelle, en repartant de certains éléments ouvertement « antimodernistes » des pontificats de Jean-Paul II et Benoît XVI. Meloni joue alors le récit nostalgique en se disant « fascinée » par les « grandes cathédrales, avec leurs fondations enfoncées dans la terre [conficcate nel terreno] » : une Église monumentale, plus attachée aux lieux de la mémoire qu’à la Croix du Christ et à la rédemption du genre humain par l’humilité du Bon Samaritain. Elle profite alors de l’incendie de Notre-Dame pour dire que cet événement « a déclenché une réaction émotionnelle et intellectuelle à contre-courant de la pensée normalisée en Occidente [al flusso del pensiero corrente in Occidente] ». On s’est alors « étonné de combien les gens ordinaires se sont sentis gravement blessés sur le plan spirituel et identitaire, plus que les élites politiques et culturelles à la tête de l’État français »[17].
Le récit melonien rattache ainsi l’élément de la fondation et de la terre (« fondazioni conficcate nel terreno« ) aux monuments du christianisme médiéval (les cathédrales) et l’incendie du symbole même du pouvoir spirituel de l’Église médiévale qu’est Notre-Dame à la réaction contre une prétendue élite ayant déraciné le peuple de sa culture et de sa croyance. Quelques lignes plus tôt, d’ailleurs, elle a écrit qu’elle avait été « émue la première fois qu'[elle] est entrée à Notre-Dame, en pensant que les Français doivent être complètement fous si, ayant un tel patrimoine, ils préfèrent néanmoins prendre comme leur grand symbole un “amas de fer” comme la Tour Eiffel »[18]. Ainsi, dans ces quelques lignes, une vraie vision de l’histoire se fait jour : la modernité, avec ses élites déracinantes et ses Tours de fer, a enterré les fondations de la culture européenne que sont les cathédrales et, en général, le christianisme médiéval. L’incendie de Notre-Dame vient alors symboliser l’attentat de toute la modernité, orchestré par ses élites, contre l’Église médiévale et sa puissance de fondation culturelle. On voit très bien comment l’Église catholique pourrait facilement mordre à l’hameçon si elle se faisait avoir par la rhétorique du « tu reprendras le pouvoir qui te revient ». La tentation de croire à l’Église constantinienne n’est toujours pas morte, ni théologiquement ni pastoralement, en Italie : Meloni le sait. N’oublions pas – insistons-y – que cet appel à l’Église constantinienne va de pair avec le retour d’un christianisme fasciste ou d’un fascisme chrétien, symbolisé par l’aigle qui vole dans le ciel au début du chapitre.
L’épisode de l’incendie de Notre-Dame permet à Meloni de passer à l’Europe. Encore une fois, il est évident que ce chapitre « Je suis chrétienne » est un manifeste théologico-politique puisque le va-et-vient entre Religion, Nation et État est, comme on le voit, permanent, à tel point qu’on est presque pris au dépourvu tellement Meloni le fait passer comme allant de soi. « J’ai appris à aimer l’Europe – écrit-t-elle – à travers les voyages et les lectures, mais surtout à travers certaines figures héroïques qui, avec leurs gestes, ont marqué mon imaginaire, car elles ont défendu nos frontières et la survie elle-même de notre civilisation. Je parle de l’héroïque roi de Sparte Léonidas et les trois-cents soldats qui, sous ses ordres, se sont sacrifiés dans la bataille des Thermopyles contre l’Empire perse. Ou les guerriers francs guidés par Charles Martel, vainqueurs de la bataille de Poitiers en 732 ap. J.-C. par laquelle ils arrêtèrent la vague islamique qui avait déjà déferlé sur l’Espagne, et pour cela ils furent les premiers à être qualifiés de “Européens”. Comme Constantin XI, dernier empereur de Constantinople et guerrier légendaire, qui est mort sur le champ de bataille, avec une poignée de héros parvenus en Italie et de tous les coins d’Europe, lors de la tentative désespérée de défendre ce qui était, jusqu’en 1453, la capitale de la chrétienté orthodoxe et qu’aujourd’hui nous appelons Istanbul. Comme les milliers de marins vénitiens de la Sérénissime qui tombèrent sur le champ de bataille de Lépante en 1571 pour arrêter l’avancée turque. Ou l’attaque épique du roi polonais Jean III Sobieski, à la tête de “Hussards ailés” et Cosaques ukrainiens qui, en 1683, sauvèrent Vienne qui était assiégée par l’Empire ottoman. Ou, encore, Jan Palach, l’étudiant tchécoslovaque qui, en 1969, s’est immolé par le feu en place San Venceslao pour inviter ses compatriotes à lutter contre l’occupation soviétique, de la même manière que, quelques années auparavant, les “garçons de Budapest” avaient défié les chars de Moscou »[19].
Cela valait la peine de citer in extenso cet extrait, afin de mettre bien en exergue l’imaginaire militaire, belliqueux et centré sur le choc des civilisations prôné par Meloni. La rhétorique de l’Empire du Mal, chère aux États-Unis et à l’Occident, bat ici son plein : les Perses, les musulmans, les Ottomans, les Soviétiques sont mis dans le même sac, par-delà les siècles et les contextes historiques, et pointés comme étant la résurgence périodique du Mal contre lequel l’Europe chrétienne, grâce à la force transcendante de la prière dans les grandes cathédrales, s’est battue et a gagné. Comme on peut le voir, le collant de l’Empire du Bien, c’est bien le christianisme, alors que le collant de l’Empire du Mal, c’est tantôt les barbares perses, tantôt les musulmans, tantôt les communistes : le christianisme continue alors que le Mal varie. Ainsi, ce théâtre melonien met en scène un conflit pluriséculaire, qui durerait depuis plus de deux mille ans, entre d’une part les Grecs puis les Chrétiens et d’autre part le Mal. Il est intéressant, d’ailleurs, de noter que la référence grecque est fondue dans la matrice chrétienne, alors que l’histoire nous apprend tellement de nuances sur cette vision de l’histoire. Mais, dans tous les cas, c’est évident que ce récit n’a aucune validité historique proprement dite ; le but ici est d’analyser l’idéologie, non l’histoire, auquel cas le livre de Meloni n’aurait simplement aucun sens.
Se posant en défenseure du christianisme et gardienne des valeurs qu’il est censé infuser dans la « civilisation » européenne, Meloni fait recours à un seul document de l’Église catholique : le discours de Ratisbonne de 2006. Discours parmi les plus controversés du pontificat de Benoît XVI, il est le seul document officiel auquel Meloni se réfère. Au-delà de la démarche manifestement problématique, il faut surtout remarquer que ce discours est convoqué par Meloni juste après le grand récit sur le choc des civilisations. Ainsi, elle en profite pour renforcer sa position : l’Europe doit lutter contre les Empires du Mal, en particulier contre les musulmans, car « le christianisme met au centre l’homme et son libre arbitre (…) [contrairement à] l’Islam, qui a un texte sacré et qui est lui-même divin, et indique à chaque croyant ce qu’il doit faire jusqu’au moindre détail ». À Meloni de conclure que « tandis que la laïcité de l’État est au fondement de la religion chrétienne, elle est en revanche incompatible avec l’Islam. L’Islam ne peut qu’être politique, avec l’affirmation de la Sharia »[20]. Outre l’impardonnable essentialisation à l’œuvre dans ce paragraphe, il faut ici constater que Meloni a construit, en l’espace de quelques pages, une idéologie théologico-politique en bonne et due forme, prônant un christianisme fasciste, le choc des civilisations sous prétexte de la défense de la culture européo-chrétienne, le refus de la modernité au profit du catholicisme monumental et l’appel fait à l’Église pour qu’elle reprenne son rôle de pouvoir dans la société. L’air de rien, cette autobiographie est bel et bien un cri de guerre.
Si ce chapitre ne constituait pas un manifeste théologico-politique, pourquoi Meloni traiterait-elle si longuement de l’Europe et de sa civilisation ainsi que des valeurs de l’Italie ? Difficile de prouver le contraire : ce texte, avec son va-et-vient entre Religion, État, Nation et Pouvoir, est un appel que Giorgia Meloni fait à l’Église catholique pour qu’elle accepte le rôle de garante ultime de la « civilisation » européenne, des valeurs qu’elle doit incarner contre les Empires du Mal, qui, eux, doivent être combattus. Dans ce cadre, en somme, l’Église devrait endosser le rôle de gardienne culturelle pour défendre l’Europe, et en particulier l’Italie, notamment de l’invasion des migrants, dont Meloni parle longuement dans le sous-chapitre « Le racisme du progrès » , que les élites feraient entrer dans la poursuite d’un complot suicidaire.
Or, nous allons montrer, dans la prochaine partie, que tels ne sont pas du tout les termes employés par l’Église catholique pour comprendre son rôle dans le monde. Nous démontrerons que la vision du catholicisme prônée par Meloni, que nous avons suivie pas après pas dans ce chapitre « Je suis chrétienne », est en contradiction avec l’Église catholique actuelle, en particulier avec son ecclésiologie.
III. La contradiction entre la vision du christianisme de l’extrême droite et l’ecclésiologie de l’Église catholique
Cette vision du christianisme que l’on vient de lire dans le manifeste théologico-politique de Giorgia Meloni présente trois contradictions avec l’Église catholique d’aujourd’hui : (1) l’Église refuse le choc des civilisations, le dialogue interreligieux et interculturel étant devenus un axiome de base du fonctionnement de la théologie et de la pastorale ; (2) l’Église a quitté de manière irréversible son européocentrisme pour s’ouvrir au monde : tel est l’axiome même du Concile Vatican II et le donné manifeste du catholicisme contemporain ; (3) l’Église est définitivement sortie du jeu des priorités et/ou compatibilités avec l’État-nation, qu’il soit italien, européen ou autre, tout particulièrement avec l’histoire des États-nations en Europe, après avoir scruté sa propre histoire et compris qu’il y avait là l’un des échecs majeurs de son appartenance au monde.
Ainsi, l’ignorance dont fait preuve Giorgia Meloni au sujet de l’Église, notamment de son ecclésiologie, lui empêche de proposer une vision lucide et cohérente du catholicisme. Son manifeste théologico-politique, considéré du point de vue de l’Église catholique, est un projet inconsistant et même délirant qui ne peut plaire qu’aux autorités ecclésiastiques schismatiques ou en rupture silencieuse avec le Vatican, car il n’a rien à voir avec la manière dont l’Église pense sa mission dans le monde. C’est précisément ce que nous allons démontrer en trois moments.
Primo : l’Église récuse de la manière la plus ferme la théorie du choc des civilisations sur laquelle Meloni fonde sa vision prométhéenne de l’Église. En particulier, elle se situe aux antipodes de l’essentialisation que Meloni fait de l’Islam et des musulmans : « L’Église regarde aussi avec estime les musulmans, qui adorent le Dieu unique, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes. (…) Même si, au cours des siècles, de nombreuses dissensions et inimitiés se sont manifestées entre les chrétiens et les musulmans, le saint Concile les exhorte tous à oublier le passé et à s’efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsi qu’à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté »[21]. À aucun moment de la Déclaration sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes Nostra aetate, le Concile, c’est-à-dire le pape et les pères conciliaires représentant tous les fidèles, n’emploie le mot « Europe », « Italie », « France » ou autre : ces termes ne font pas partie du vocabulaire de l’Église. À aucun moment, on n’y fait référence aux guerres de religion ou entre des puissances « chrétiennes » et des puissances « musulmanes ». Au contraire, on précise bien que le Concile « exhorte tous à oublier le passé et à s’efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsi qu’à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté ». Par ailleurs, le Concile rappelle, au chapitre 5 de Nostra aetate, que « l’Église réprouve, en tant que contraire à l’esprit du Christ, toute discrimination ou vexation dont sont victimes des hommes en raison de leur race, de leur couleur, de leur condition ou de leur religion ».
On ne voit pas, par conséquent, où Meloni peut bien fonder sa distinction entre un christianisme qui défendrait la liberté et la démocratie et un islam qui serait incompatible avec elles. Aucun document ne l’évoque. Par ailleurs, Meloni devrait mieux se renseigner : la théologie catholique la plus avancée se pose, depuis plus de cinquante ans, la question de savoir comment faire entrer l’islam dans une vision chrétienne de l’histoire du salut. Les réponses sont variées mais le dogme « Hors de l’Église, point de salut » est complètement dépassé et n’a aucune actualité dans la théologie catholique contemporaine. Le document Lumen gentium, d’ailleurs, dit explicitement que « le dessein de salut enveloppe également ceux qui reconnaissent le Créateur, en tout premier lieu les musulmans qui professent avoir foi en Abraham, adorent avec nous le Dieu unique, miséricordieux, futur juge des hommes au dernier jour »[22].
Faut-il rappeler à Mme Meloni les mots de Georges Anawati, dominicain thomiste égyptien de langue française du XXe siècle ? : « Ce qui a jadis rendu très difficiles les rapports entre théologiens chrétiens et musulmans, c’est l’intolérance et l’incompréhension dont ils ont fait preuve les uns et les autres, en colloquant leurs adversaires dans un enfer éternel du seul fait de leurs croyances religieuses. Or, de ce point de vue, la situation est claire du point de vue catholique : depuis longtemps, les deux exigences de foi demandées par saint Paul ont été reconnues exister en islam… Cela signifie que, voulant engager le dialogue avec un musulman, je ne commence pas par le placer automatiquement en enfer du seul fait qu’il est musulman. Je peux au contraire l’assurer que dans certaines conditions, qui sont loin d’être irréalisables, il peut, tout en demeurant musulman convaincu, faire son salut. Peut-on rêver meilleure entrée en matière pour un dialogue fructueux ?[23].
Elle, qui cite la France des cathédrales et de la Tour Eiffel, a-t-elle entendu parler de la France de Louis Massignon, Charles de Foucauld, Ernest Psichari, Louis Gardet ? « Nous sommes plusieurs en France – écrivait Massignon – à avoir reçu du désert arabe cette sommation de l’islam, qui est une grâce, qui nous fait retrouver Dieu en son Christ, pour y adorer Sa transcendance… et que cette sommation est une mission, authentique, de l’islam… »[24]. Sait-elle que Louis Gardet a fondé avec Étienne Gilson, l’un des plus grands médiévistes du XXe siècle (du même Moyen Âge qu’elle instrumentalise sans rien y connaître), la collection Études musulmanes chez l’éditeur Vrin ? Sait-elle que Charles de Foucauld est un saint de l’Église catholique ? Que Louis Massignon, catholique convaincu, théologien étudié dans toutes les facultés de théologie du monde, professeur au Collège de France, a lutté en faveur des communautés maghrébines émigrées en France dans la seconde moitié du XXe siècle en prônant l’hospitalité sacrée ?[25]
Bref, l’ignorance de Giorgia Meloni au sujet des relations islamo-chrétiennes et, plus en général, de la place de l’Église dans le monde contemporain au contact des autres religions et cultures, est impardonnable et devrait être dénoncée des autorités ecclésiastiques comme une offense et une insulte à presque un siècle de travail théologique, ecclésiologique, pastoral de centaines voire de milliers de penseurs et acteurs de l’Église catholique partout dans le monde. Son manifeste théologico-politique peignant une Église qui serait la gardienne de l’identité européenne et italienne dans une sorte de choc de civilisations, notamment contre l’Empire du Mal des musulmans, constitue bel et bien un mensonge qui ne tient pas une minute au crible des documents relevant de l’Église catholique.
Secundo : l’Église a quitté de manière irréversible son européocentrisme pour s’ouvrir au monde. La Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et Spes proclame au paragraphe 1, intitulé « Étroite solidarité de l’Église avec l’ensemble de la famille humaine », que « les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur. Leur communauté, en effet, s’édifie avec des hommes, rassemblés dans le Christ, conduits par l’Esprit Saint dans leur marche vers le Royaume du Père, et porteurs d’un message de salut qu’il faut proposer à tous. La communauté des chrétiens se reconnaît donc réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire »[26]. L’Église ne s’adresse pas à telle ou telle Nation, à tel ou tel État, à l’Europe ou à l’Afrique. L’Église s’adresse au « genre humain ».
Cette intuition du Concile, qui pousse lentement mais sûrement de pontificat en pontificat, s’est révélée prophétique, car, comme on peut facilement en faire l’expérience dans la vie de tous les jours, le catholicisme est devenu une religion globale tant à l’intérieur des pays qu’au sens d’une religion transnationale : à l’intérieur des pays, puisque, comme l’écrit J.-T. McGreevy, « au cours des cinquante dernières années, les migrants catholiques ont fait preuve de la même disposition à fonder des institutions que leurs prédécesseurs. À Londres, des Tamouls venus d’Inde récitent des neuvaines dans un sanctuaire dédié à Saint-Antoine, construit à l’origine pour les Italiens et les Irlandais. Les Polonais constituent désormais la majorité de la communauté catholique grandissante de Norvège. Les Philippins font partie des populations catholiques les plus importantes de Sydney, Hong Kong, Rome, Los Angeles, et du Moyen-Orient »[27] ; au sens d’une religion transnationale puisque, loin d’être cloué en Europe, le catholicisme vit ce qui constitue sans doute le changement le plus important de son histoire récente : « le centre de gravité du monde catholique s’est déplacé vers le sud »[28].
À McGreevy de préciser que « en 1900, plus des deux tiers des fidèles sur la planète vivaient en Europe. Aujourd’hui, c’est moins d’un tiers d’entre eux. Le plus grand nombre de catholiques réside en Amérique latine, et c’est en Afrique que leur nombre croît le plus rapidement. Les taux élevés de natalité et de conversion des adultes laissent entrevoir que l’influence des Africains au sein de l’Église universelle continuera de grandir. (…) Bientôt, les dix pays comptant le plus grand nombre de catholiques incluront non seulement le Brésil, le Mexique et les Philippines, mais aussi le Nigeria. Il y aura plus de catholiques en République démocratique du Congo qu’en Espagne »[29]. Meloni, qui cite le malheureux discours de Ratisbonne, sait-elle que Joseph Ratzinger disait, en 1961, que « nous ne pouvons pas encore imaginer les richesses à venir lorsque les charismes d’Asie et d’Afrique apporteront leurs contributions à l’Église tout entière »[30] et que, la même année, Karl Rahner constatait que « aujourd’hui, chacun est le voisin immédiat et le voisin spirituel de tous les autres habitants de la planète »[31] ? En somme, le manifeste théologico-politique de Meloni semble méconnaître l’essentiel de la réalité sociologique et théologique de l’Église catholique d’aujourd’hui. Par conséquent, le simple fait que de très nombreux fidèles catholiques y adhèrent devrait poser d’épineuses questions aux autorités religieuses italiennes, car l’incompatibilité est totale.
Tertio : l’Église est définitivement sortie du jeu des priorités et/ou compatibilités avec l’État-nation, qu’il soit italien, européen ou autre, tout particulièrement avec l’histoire des États-nations en Europe, après avoir scruté son histoire et compris qu’il y avait là l’un des échecs déterminants de son appartenance au monde. L’histoire de l’émergence de l’État-nation est directement lié au conflit entre le pouvoir « temporel » et le pouvoir « spirituel », de la même manière que la structure de l’institution ecclésiastique est directement liée à l’histoire de l’Empire Romain. En ce sens, l’histoire de l’Église est indissociable de l’histoire du pouvoir politique, si bien que, pour des raisons d’autonomie et autoprotection, elle a même possédé des territoires en Italie centrale, où elle exerçait une autorité semblable à un État, jusqu’en 1870, lorsque l’armée du nouvel État italien est entrée à Rome. Les Pactes du Latran (1929) reconnaîtront enfin au Vatican le petit bout de terre qu’il occupe aujourd’hui dans le centre-ville de Rome.
En somme, l’histoire de l’Église contemporaine, c’est aussi l’histoire de la perte progressive de tout pouvoir temporel ainsi que d’un déracinement douloureux mais constant de l’Italie et, plus en général, de l’Europe. L’extrême droite ne prend jamais en compte cette histoire et s’empêche, ce faisant, de saisir correctement l’appartenance au monde de l’Église catholique. Celle-ci, à partir du Concile Vatican II, a définitivement acté son détachement d’avec l’État-nation, qui l’avait taraudée pendant si longtemps en lui faisant perdre de vue sa véritable mission dans le monde. « L’Église – écrivent les pères conciliaires dans Lumen gentium – étant, dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain, elle se propose de mettre dans une plus vive lumière, pour ses fidèles et pour le monde entier, en se rattachant à l’enseignement des précédents Conciles, sa propre nature et sa mission universelle »[32]. Se désencastrant de l’histoire de l’État-nation, l’Église, « qui n’est pas faite pour chercher une gloire terrestre mais pour répandre, par son exemple aussi, l’humilité et l’abnégation »[33], a retrouvé ou enfin trouvé la place et la mission qui l’attendaient : « Ainsi, l’unique Peuple de Dieu est présent à tous les peuples de la terre, empruntant à tous les peuples ses propres citoyens, citoyens d’un Royaume dont le caractère n’est pas de nature terrestre mais céleste. Tous les fidèles, en effet, dispersés à travers le monde, sont, dans l’Esprit Saint, en communion avec les autres (…). Mais comme le Royaume du Christ n’est pas de ce monde (cf. Jn 18, 36), l’Église, Peuple de Dieu par qui ce Royaume prend corps, ne retire rien aux richesses temporelles de quelque peuple que ce soit, au contraire, elle sert et assume toutes les capacités, les ressources et les formes de vie des peuples en ce qu’elles ont de bon (…). Ce caractère d’universalité qui brille sur le Peuple de Dieu est un don du Seigneur lui-même, grâce auquel l’Église catholique, efficacement et perpétuellement, tend à récapituler l’humanité entière avec tout ce qu’elle comporte de bien sous le Christ chef, dans l’unité de son Esprit »[34].
L’Église est catholique : pas italienne, pas française, pas européenne. Elle ne se donne pas pour mission de servir le pouvoir politique, mais, au contraire, oubliant toute « gloire terrestre », elle se met à l’école du Bon Samaritain, qui « refuse l’injonction d’aller en aide en premier lieu à celui qui appartient au même groupe que soi, à sa propre race »[35], pour embrasser, au nom du Cœur du Christ, au nom du Deus caritas est, le genre humain, tous les fils de Dieu, poursuivant ainsi le rêve, jamais entièrement accompli et pourtant si indissolublement lié à l’espérance chrétienne, d’une communion qui a le goût du Royaume, « préfiguration de la cité sans frontières de Dieu »[36]. Le mouvement de l’Église est centrifuge et compatissant là où le mouvement de l’extrême droite est centripète et endurci ; l’amour de Dieu est universel et inclusif là où l’amour de l’extrême droite est particulier et exclusif. Bref, Église et extrême droite sont les deux termes d’une équation impossible, les deux éléments d’une contradiction insoluble. Et c’est bien pourquoi la vision du christianisme prônée par l’extrême droite et en particulier par Giorgia Meloni relève bel et bien de l’instrumentalisation.
Conclusion
Ainsi que nous l’avons montré, le christianisme, plus particulièrement le catholicisme, est un élément essentiel de l’appareil idéologique de l’extrême droite au pouvoir en Italie. À l’école de l’idéologie fasciste de Mussolini et de l’idéologie néo-fasciste de Trump, Giorgia Meloni prône essentiellement « un retour aux origines ». Ce « retour » bute inévitablement sur trois contradictions, liées, comme nous l’avons prouvé, au fonctionnement du capitalisme globalisé, à la composition sociale italienne actuelle et à venir ainsi que sur l’ecclésiologie de l’Église catholique. Ces contradictions constituent une impasse dont, ni aujourd’hui ni demain, l’extrême droite italienne ne peut sortir, car elles s’enracinent à la fois dans les éléments essentiels de son idéologie et dans le contexte manifeste de notre époque. Étant donné que ces contradictions sont et seront insolubles, il faudra y insister et étoffer l’argumentaire en s’y fondant.
Concernant la question de la compatibilité de l’idéologie de Meloni avec l’Église catholique, nous avons démontré qu’il ne peut pas y avoir d’issue favorable : la théorie du choc des civilisations est en contradiction avec les prémisses mêmes de la théologie et de la pastorale catholiques contemporaines ; le rôle de gardienne des valeurs européennes et italiennes est en contradiction avec la fin définitive de l’européocentrisme du catholicisme ; le rôle de gardienne de la transcendance et l’idée de la compatibilité entre pouvoir temporel et spirituel est en contradiction avec la fin de l’histoire des priorités et/ou compatibilités de l’Église avec l’État-nation. Giorgia Meloni, ainsi que ses idéologues et collègues politiciens, ont véritablement l’air de méconnaître l’essentiel de l’Église catholique et du catholicisme actuels et ne semblent pas en mesure de réaliser l’existence de ces contradictions.
Du côté du Vatican, l’enjeu n’est pas de comprendre si l’idéologie de l’extrême droite italienne est « compatible » ou pas avec l’Église. Nous l’avons montré, l’Église est définitivement sortie de ce jeu des compatibilités avec l’État-nation. L’enjeu du Vatican se situe sur un autre plan, à savoir celui de l’engagement. On le sait, le Saint-Siège a encore du mal à interpréter cette « sortie », qui peut vite glisser vers une forme de « neutralité » encore pire que les compromissions du passé avec les pouvoirs. Ayant compris cette nuance, François avait réussi à trouver le juste équilibre entre la « sortie » et l' »engagement », ce qui a fait de lui un interprète subtil des intuitions profondes du Concile Vatican II. Léon y arrivera-t-il ? Une part très significative de la crédibilité de l’Église tient à ce point.
Du côté de l’Église italienne, la question se pose de manière radicalement différente. L’idéologie de Meloni, en effet, a tout pour plaire aux évêques, curés de paroisse, religieux et religieuses dépassés par les événements. Elle prône un retour aux origines, donc un potentiel retour aux masses qui se ruent sur les églises et qui sacralisent la figure de l’autorité religieuse. Elle prône le choc des civilisations, ce qui évite de devoir faire face à la complexité de la pluralité religieuse et de la fluidité culturelle, tout particulièrement en ce qui concerne l’islam et les musulmans, dont les gens ont instinctivement peur pour un nombre désormais incalculable de raisons historiques (délirantes lorsqu’on a les moyens de les passer au crible de la critique) et qui exigent un travail de fond absolument conséquent, pour lequel la plupart des autorités religieuses ne sont pas du tout outillées. Elle séduit, enfin, avec sa rhétorique de l’église monumentale et prométhéenne, ce qui peut presque persuader certains curés et religieux que la vague de sécularisation et les phénomènes d’effritement de la pastorale traditionnelle n’ont été qu’un éphémère cauchemar.
Ainsi, tout cela me fait penser que Meloni et l’extrême droite italienne vont recevoir un soutien significatif, pour ne pas dire large, de la part de l’Église italienne : évêques, curés, religieux, religieuses etc. Un sursaut d' »humanisme » et un petit éclat de lumière se sont vérifiés à l’occasion des manifestations pour Gaza, mais il est difficile d’évaluer, pour le moment, si l’Église italienne a réellement les forces d’à la fois faire face à des changements substantiels sur le plan sociologique, pastoral, théologique, et, au fond, à un « véritable changement d’époque » comme disait François.
[1] Le véritable citoyen, pensait Aristote, « est un citoyen qui, en général, tour à tour gouverne et est gouverné », qui, dans le meilleur des régimes, « est capable et choisit délibérément d’être gouverné et de gouverner en vue d’une vie conforme à la vertu ». (III, 13, p. 100) Autrement dit, dans les Politiques d’Aristote, « sont citoyens ceux qui participent ainsi au pouvoir » (III, 1, p. 74). Cf. ARISTOTE, Politiques, Gallimard, Paris, 1993. Le fait que, soit dit en passant, les autorités catholiques de toute sorte, même les plus démocratiques au sens fort du terme, n’aient rien compris à cet aspect décisif du marxisme européen – je veux dire du travail d’élucidation de l’essence du pouvoir et de dissociation d’avec l’absoluité – demeure, à mes yeux, un mystère. Comment ne pas voir que, par exemple, entre le personnalisme d’un Mounier et d’un Maritain ou l’anthropologie philosophique de Ricœur, qui ont pourtant reçu une large légitimation dans la théologie catholique contemporaine et dans la formation des élites intellectuelles organiquement liées à la hiérarchie ecclésiastique, et l’idée directive du marxisme occidental – de Gramsci à Foucault en passant par l’École de Francfort, Lukács ou Althusser – il n’y a pas un fossé infranchissable, que, au contraire, entre l’ouverture anthropologique du jeune Marx des Manuscrits de 1844 et, mettons, la doctrine sociale de l’Église au moins dès les années 1950 les liens à tisser sont multiples et potentiellement décisifs pour penser sérieusement certaines lignes directrices du Concile Vatican II ? L’affranchissement vis-à-vis de l’idée de la conquête de l’État, par laquelle Lénine, à une époque et dans une société où le pouvoir y était effectivement concentré, avait pensé la révolution, cet affranchissement dis-je par lequel la tradition marxiste européenne, à partir de Gramsci, s’est donnée les moyens de penser les formes diffuses du pouvoir – comme les “appareils idéologiques d’État” et les “appareils répressifs d’État” d’Althusser ou les “industries culturelles” d’Adorno et Horkheimer, jusqu’à Bourdieu et, par là, aux avancées historiquement fondamentales de la sociologie et des sciences sociales en général – et de réagir ainsi aux évolutions culturelles que l’Église elle-même, pourtant, n’a de cesse de fustiger comme déshumanisantes et aliénantes, cet affranchissement, en somme, pouvait et devait faire l’objet d’une évaluation plus fine et attentive des autorités ecclésiastiques, qui ont ainsi raté une opportunité fondamentale pour développer concrètement les intuitions sur lesquelles le Concile Vatican II s’était pourtant fondé : « c’est en effet l’homme qu’il s’agit de sauver, la société humaine qu’il faut renouveler. C’est donc l’homme, l’homme considéré dans son unité et sa totalité, l’homme, corps et âme, cœur et conscience, pensée et volonté, qui constituera l’axé de tout notre exposé » (Gaudium et spes, § 3). Le retour actuel d’une volonté de puissance absolue venant de l’extrême droite n’est peut-être pas un phénomène complètement détaché d’une responsabilité de l’Église catholique, de la même manière que Hannah Arendt convoquait la responsabilité des philosophes sur la possibilité même du nazisme. Sur cet affranchissement, qui, à mon sens, n’est pas exempt de dérives engendrées par l’oubli total de la « structure » au profit de théories sur la « superstructure » totalement détachées de la matière, voir le très bon résumé de KEUCHEYAN Razmig, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, La Découverte, Paris, 2017, p. 63-68.
[2] MELONI Giorgia, Io sono Giorgia, Feltrinelli, Milano, 2019 ; MELONI Giorgia, Mon itinéraire – autobiographie d’une leader politique consevatrice, Gallimard, Paris, 2022.
[3] LOJKINE Ulysse, Le fil invisible du capital. Déchiffrer les mécanismes d’exploitation, La Découverte, Paris, 2025, p. 10-11 : « En précision, comme en extension, le capitalisme a porté la coordination entre les activités économiques à un niveau historiquement inouï (…). C’est la seconde thèse de ce livre : on gagne à concevoir le capitalisme comme le couplage entre un système d’exploitation et un système de coordination se déployant tous deux à plusieurs échelles » ; p. 169 : « …une image du système capitaliste : un épais réseau de transactions commerciales, salariales et financières reliant à plusieurs échelles, de manière souvent indirecte, des agents individuels ou collectifs dispersés à la surface de la planète et dont les destins se déterminent mutuellement ».
[4] Lorsqu’on a, par le biais de témoignages de première main, une expérience directe du bouleversement que la croissance matérielle produite par le capitalisme, de manière inédite depuis les années 1950, a fait « subir » à certaines populations qui n’avaient eu jusque-là aucun contact avec la « modernité », on peut facilement comprendre la réalité ce qu’écrivait E. Hobsbawm : « pour 80 % de l’humanité, le Moyen Âge s’arrêta subitement dans les années 1950 » (cf. HOBSBAWM Eric, L’Âge des extrêmes. Histoire du Court XXe siècle, Éditions Complexe, Paris, 2003, 1ère éd. fra. 1999, 1ère éd. ang. 1994, p. 380). Une grande partie des Italiens font partie de ce 80 %. Ainsi, on peut émettre l’hypothèse que, en Italie, il n’y a eu de résurgence diffuse d’un antimodernisme tant que les institutions ont permis à de très larges pans de la population de suivre le « progrès » : lorsqu’on considère, par exemple, l’envergure colossale de la scolarisation de masse à partir des années 1960 (au moment de l’unité d’Italie, en 1861, environ 3 % de la population parlait la langue italienne), on peut dire que les institutions ont véritablement accompagné l’entrée dans la modernité à travers des plans sociaux réels et ambitieux, qu’on peut vraiment qualifier de révolutionnaires. Or, c’est un fait que, depuis au moins trente ans, les institutions n’ont plus joué ce rôle, alors même que l’Italie, comme le monde entier, a vécu, entre les années 1990 et aujourd’hui, une révolution technologique, sociale et anthropologique sans précédent, qui a accéléré le processus de dissolution des solidarités sociales sur lesquelles la société italienne, pourtant, se fondait. En ce sens, il est possible que le ralliement à l’extrême droite soit, au moins en Italie, la conséquence de la débâcle politique et culturelle de la gauche ainsi que de la classe intellectuelle, y compris des autorités ecclésiastiques, qui ont cru que la brutalité de tels changements aurait été positivement absorbée par des populations désormais « entrées dans la modernité ». Rien de plus faux, à mon avis. Le problème, maintenant, c’est que la plupart des électeurs de Meloni ou Salvini n’ont pas tout à fait les moyens culturels de réaliser que l’idéologie de l’extrême droite relève bel et bien du fascisme et que, replacée dans la conjoncture internationale (résurgence du fascisme globalisé, conflits de puissance généralisés, fragilisation des institutions internationales…) et globale (anthropocène, migrations de masse, révolution technologique de l’IA…), elle est foncièrement très dangereuse.
[5] Il suffit de lever les yeux et regarder autour s’il existe dans l’espace des choses qui ne sont pas des marchandises. On ne finira jamais de s’étonner de combien ce fait objectif est systématiquement passé sous silence dans les appareils idéologiques de l’État, y compris l’école, alors qu’il constitue l’élément primitif du fonctionnement de la société. La puissance du Capital de Marx me semble tenir aussi à ceci qu’il fait de la marchandise la chose qui permet d’axer une analyse des rapports sociaux sous-jacents au capitalisme autrement invisibles : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une “immense accumulation de marchandises”. L’analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse, sera par conséquent le point de départ de nos recherches » (p. 561) ; « D’où provient donc le caractère énigmatique du produit du travail dès qu’il revêt la forme d’une marchandise ? Évidemment de cette forme elle-même. (…) la forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n’ont absolument rien à faire avec leur nature physique. C’est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles. (…) C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché au produits du travail, dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production » (p. 606) ; « Mais qu’est-ce qui constitue le rapport entre les travaux indépendants de l’éleveur de bétail, du tanneur et du cordonnier ? C’est que leurs produits respectifs sont des marchandises. Et qu’est-ce qui caractérise au contraire la division manufacturière du travail ? C’est que les travailleurs parcellaires ne produisent pas de marchandises. Ce n’est que leur produit collectif qui devient marchandise » (p. 896-897). Cf. MARX Karl, Le Capital, t. 1, Pléiade, trad. Maximilien Rubel, 1963.
[6] Ceci a récemment été très bien montré au sujet des « chasseurs d’État » et du fonctionnement de la dette à l’échelle globale : sans la loi de New York, c’est-à-dire sans le système juridique américain, la domination économique et politique des puissances occidentales, notamment des États-Unis, sur le Sud Global, par la dette, ne pourrait pas fonctionner. Cf. LEMOINE Benjamin, Les chasseurs d’État. Les fonds vautours et la loi de New York à la poursuite de la souveraineté, La Découverte, Paris, 2024.
[7] HOBSBAWM Eric, L’Âge des extrêmes. Histoire du Court XXe siècle, p. 371.
[8] Sur ces éléments de l' »esprit européen », le repoussement de toute limite, avant tout celle de la nature (terre, air, et, maintenant, espace), le déracinement de toute Loi au profit d’une théologie du « Plus Oultre », voir CACCIARI Massimo, Geo-filosofia dell’Europa, Adelphi, Milano, 1994. Par exemple p. 157 : « Maintenant que l’esprit [mente] européen semble avoir conquis le monde, sans que pour autant un quelconque projet soit capable de le [le monde] garder “en-forme” – maintenant que toute frontière semble avoir été dépassée, qu’aucune frontière ne peut être transgressée, et que donc toute frontière s’est effondrée et, avec elle, toute intégrité territoriale – enfin les éléments de la controverse pourraient redécouvrir, dans leur distinction absolue, cette co-souffrance exigeante et enquérante [indagante] pour l’Inatteignable, capable de les ouvrir l’un l’autre, sans les déraciner de la vérité de leurs propres conjectures, sans que l’exode se transforme en une vague Stimmung, en un sentiment d’absence de fondement et d’abandon. Pour ce nouveau début, il est nécessaire que le contrecoup d’Europe signifie son crépuscule. L’Occident a vraiment accompli son histoire lorsqu’il pose comme problème son propre occident. C’est ainsi que l’Europe doit se vouloir : occident de son histoire. (…) L’esprit [mente] européen porte avec soi, comme promesse et danger maximaux, son propre crépuscule. La forme la plus élevée de controverse [contesa] qu’elle a imaginée est la lutte contre soi-même : la lutte de l’âme contre elle-même, la lutte contre la philopsychia. Tel est, peut-être, le lien le plus profond entre héritage classique et christianisme. Haïr soi-même – c’est-à-dire sa propre volonté de conservation, de survie, sa propre résistance inhospitalière à l’appel d’autrui, de celui qui est absolument distinct, de la singularité. (…) Dans ses moments les plus hauts et dramatiques, l’Europe n’a imaginé la paix qu’au sommet de cette guerre intérieure, de cette destruction en nous de toute défense, de tout refuge, de toute consolation. Le Fils avait le cœur déchaîné et orageux [in tempesta], il larmoyait, il était triste jusqu’à la mort, au moment où il annonçait l’amour comme l’accomplissement de toutes les lois. Dans aucun endroit une pensée de la paix ne peut “reposer” (si elle n’est pas harmonie, tolérance, simple pacte) sinon dans la haine envers la philopsychia. Cette pensée appartient à l’Europe ; elle a accompagné son esprit [la sua mente] errant là où son daimon [il suo demone] le conduisait. Nous devons espérer qu’elle l’accompagnera jusqu’à ce qu’elle reconnaisse son propre occident, jusqu’à ce qu’elle sache se penser, non plus comme constructrice d’utopies, mais comme atopia : non-lieu “absurde”, où l’expression la plus violente de la volonté de puissance bataille contre soi-même, implose, se donne comme noluntas – et de cette stasis intérieure elle remonte à la claire vision du distinct, à l’émerveillement pour la singularité de chaque forme ».
[9] LÉON XIV, Dilexi te. Sur l’amour envers les pauvres, § 7 : « C’est lui qui, il y a huit siècles, provoqua une renaissance évangélique chez les chrétiens et dans la société de son temps. D’abord riche et arrogant, le jeune François renaît après avoir été confronté à la réalité de ceux qui sont exclus de la société. (…) Le Concile Vatican II lui-même, selon les paroles de saint Paul VI, est sur cette voie : “L’antique histoire du bon Samaritain a été le paradigme de la spiritualité du Concile”. Je suis convaincu que le choix prioritaire en faveur des pauvres engendre un renouveau extraordinaire, tant dans l’Église que dans la société (…) ».
[10] MARX, Le Capital, p. 592 : « Le produit du travail est, dans n’importe quel état social, valeur d’usage ou objet d’utilité ; mais il n’y a qu’une époque déterminée, dans le développement historique de la société, qui transforme généralement le produit du travail en marchandise, c’est celle où le travail dépensé dans la production des objets utiles revêt le caractère d’une qualité inhérente à ces choses, de leur valeur » ; Id., Travail salarié et capital, Éditions Sociales, 1985, partie 8, p. 67 : « …l’ouvrier, dont la seule ressource est la vente de son travail, ne peut quitter la classe tout entière des acheteurs, c’est-à-dire la classe capitaliste, sans renoncer à l’existence. Il n’appartient pas à tel ou tel patron, mais à la classe bourgeoise ».
[11] FRANÇOIS, Espère, Albin Michel, Paris, 2025, p. 14 : « Je ne saurais dire combien de fois j’ai entendu raconter l’histoire de ce navire, le Principessa Mafalda, du nom de la fille du roi Victor-Emmanuel III, qui devait elle-même connaître une mort tragique au camp de Buchenwald quelques années plus tard, vers la fin d’une autre terrible guerre. Cette histoire, on la racontait dans ma famille. On la racontait dans le quartier. Elle était racontée dans les chansons populaires des migrants, de part et d’autre de l’océan : “D’Italia, Mafalda partit avec un millier de passagers… Les pères et les mères serraient dans leurs bras leurs enfants qui disparaissaient dans les flots”. Mes grands-parents et leur fils unique, Mario, le jeune homme qui allait devenir mon père, avaient acheté des billets pour cette longue traversée, et leur navire, le Mafalda, devait quitter le port de Gênes le 11 octobre 1927 à destination de Buenos Aires. Mais ils n’étaient pas à bord. Malgré tous leurs efforts, ils n’avaient pas réussi à vendre tout ce qu’ils possédaient. Finalement, à contre-cœur, les Bergoglio durent changer leurs billets et retarder leur départ pour l’Argentine. C’est pour cela que je suis ici aujourd’hui. Vous n’imaginez pas combien de fois j’ai pu remercier la divine Providence ».
[12] MELONI Giorgia, Io sono Giorgia, p. 235-236 : « Quoi que contaminées par les événements et les rencontres de l’Histoire, les racines de notre pensée viennent de là [le christianisme] ; les couper ne peut que nous rendre instables jusqu’au point de nous effondrer. Voilà ce qui est en train de se passer. En Italie et en Europe. Tu as beau être athée, bouddhiste ou musulman, mais si tu es né ou as grandi en Europe, les valeurs chrétiennes sont aussi les tiennes, que cela te plaise ou pas ». Je reviendrai, dans la prochaine partie, sur les glissements futés de ce livre. Après ce passage, qui invite déjà au suprématisme chrétien, et qui charrie bien sûr toute une vision de l’humanité blanche et européenne, Meloni reprend le discours de Ratisbonne de Ratzinger en en citant un bout : « Sans la raison, la foi menace de devenir fanatique, et sans la foi la raison est enchaînée et privée de sa dignité ». Puis, elle passe immédiatement à une comparaison entre christianisme et islam : « Loin de vouloir m’aventurer dans un débat théologique, je veux tout de même dire que, personnellement, je crois que, globalement, la grande différence entre la vision chrétienne du monde et celle musulmane consiste justement en cela : le christianisme met au centre l’homme et son libre arbitre. (…) Au contraire, l’Islam a un texte sacré qui est lui-même divin et indique à chaque croyant ce qu’il doit faire jusqu’au moindre détail. C’est pourquoi, alors que la laïcité de l’État est au fondement de la religion chrétienne (“Donne à César ce qui est à César”), elle est en revanche incompatible avec l’Islam. L’Islam ne peut qu’être politique, avec l’affirmation de la Sharia. (…) Il s’agit de deux cadres philosophiques, avant que religieux, différents. Moi, j’aime bien le cadre grec, romain et chrétien. Et je voudrais qu’il reste le cadre prépondérant [prevalente] en Italie et en Europe. Devrais-je me sentir une stupide xénophobe et une intolérante pour cela ? ».
Francesco
[13] MELONI Giorgia, Io sono Giorgia, p. 222.
[14] MELONI, p. 225.
[15] Id., p. 226.
[16] P. 227.
[17] P. 229.
[18] Ibidem.
[19] P. 231.
[20] P. 237.
[21] CONCILE VATICAN II, Nostra aetate, § 3.
[22] CONCILE VATICAN II, Constitution dogmatique sur l’Église. Lumen gentium, § 16.
[23] ANAWATI Georges, « Vers un dialogue islamo-chrétien », Revue Thomiste, 1964, n° 4, p. 627.
[24] MASSIGNON Louis, « Le signe marial », Rythmes du monde, 1948-3, p. 14.
[25] KERYELL Jacques, Louis Massignon, l’hospitalité sacrée, Paris, Nouvelle Cité, 1987.
[26] CONCILE VATICAN II, Gaudium et spes, § 1.
[27] MCGREEVY John T., Le catholicisme, une histoire mondiale. De la Révolution française au pape François, Desclée de Brouwer, Paris, 2025 (éd. orig. en anglais : 2022), p. 629.
[28] Ib., p. 629.
[29] Id., p. 629-630. Voir aussi à ce sujet JENKINS Philip, The Next Christendom : The Coming of Global Christianity, Oxford University Press, 2002 ; FOSTER Elizabeth A., African Catholic : Decolonization and the Transformation of the Church, Harvard University Press, 2019 ; GREEN Abigail et VIAENE Vincent (éd.), Religious Internationals in the Modern World : Globalization and Faith Communities since 1750, Palgrave Macmillan, 2012.
[30] RATZINGER Joseph, « The World and the Church : A Contrast between Vatican I and Vatican II. Lecture-Text for Cardinal Frings, 1961, cité dans WICKS Jared, « Six texts by prof. Joseph Ratzinger as peritus before and during Vatican Council II », Gregorianum, 2008, vol. 89, n° 2, p. 233-322, ici p. 260
[31] RAHNER Karl, « Christianity and the Non-Christian Religions », 1961, trad. Karl-Heinz Kruger, dans Karl Rahner, Theological Investigations, n° V, Crossroad Publishing, 1973, p. 117.
[32] CONCILE VATICAN II, Lumen gentium, § 1.
[33] Id. § 8.
[34] Id., § 13.
[35] FRANÇOIS, Fratelli tutti, § 80.
[36] BENOÎT XVI, Caritas in veritate, § 5.