3 ans d’extrême droite en Italie : fascisation du christianisme et christianisation du fascisme (partie 1/2)

Le 22 octobre 2025 dernier, l’extrême droite célébrait trois ans au pouvoir. Après une longue gestation, commencée avec l’effondrement des partis traditionnels (Démocratie chrétienne, Parti socialiste, Parti communiste) entre 1991 et 1994, la démocratie italienne, dont la Constitution (1948) interdit la reconstitution du parti fasciste, a désormais cédé à l’extrême droite. Alors que l’Italie subit de plein fouet les effets des réformes néolibérales de l’ère berlusconienne et des crises du capitalisme global (2008-2009 et 2020-aujourd’hui), la Première ministre Giorgia Meloni voile le vide politique de son gouvernement avec une idéologie fasciste pivotant sur un christianisme prométhéen sans le Christ, sans l’Évangile et sans l’Église (dont elle semble ignorer à peu près tout). Jouant la carte des invasions barbares mettant en péril l’existence de la race italienne, l’extrême droite au pouvoir tente d’installer, de fait, un apartheid des migrants, assurant ainsi à son électorat – consommateurs et producteurs, à la façon berlusconienne – que ce nouveau prolétariat déshumanisé pourra être exploité à volonté sans mettre en danger la suprématie des natifs. En ce sens, le christianisme est chargé d’une fonction légitimatrice, justifiant la supériorité du vrai peuple italien – « chrétien », « patriote », réceptacle de toutes les vertus – sur les populations venant subvenir aux besoins du système productif ainsi que sur les « élites » – gauchistes, dévergondées, faussement communistes.

L’échafaudage institutionnel italien présente de multiples anticorps contre le fascisme, les Pères de l’Italie républicaine ayant fondé celle-ci en radicale opposition au régime de Mussolini, qui avait conduit le pays vers la catastrophe de la collaboration avec Hitler. Ce qui explique, en partie, pourquoi l’extrême droite italienne « fait moins de bruit » que l’extrême droite américaine, qui agit, elle, dans un pays dont les institutions ne portent pas en profondeur la marque de l’antifascisme. Néanmoins, si l’on considère la marge de manœuvre dont disposent l’extrême droite américaine et l’extrême droite italienne, celle-ci n’a rien à envier à celle-là. Voire, agissant à l’intérieur d’un cadre institutionnel plus contraignant, chaque pas de gagné correspond à une victoire d’envergure. En ce sens, on prend souvent et à juste titre les événements américains comme étant le grand témoignage des résultats que peut produire une vraie droite réactionnaire au pouvoir, mais on s’inquiète moins du fait qu’un pays fondateur de l’Union Européenne et historiquement lié à la formation des concepts fondamentaux de la démocratie moderne vit actuellement le début de ce qui pourrait être, à terme, une refonte radicale de l’ordonnancement politique et juridique post-1945. D’où l’intérêt de suivre attentivement l’évolution du “laboratoire italien”, de la même manière qu’il était important de suivre les événements politiques en Italie dès 1922, bien avant Hitler et le Troisième Reich.

Bien sûr, la cause est entendue : l’histoire ne se répète jamais[1]. La naïveté d’un certain marxisme, les prétentions des chantres de la fin de l’Histoire ou les blocages des thomismes sans histoire, nous ont appris, de multiples façons, qu’abuser de l’histoire est un péché méthodologique rédhibitoire. Cela dit, le respect de la méthode historico-critique, même dans ses formes les plus solennelles, n’implique pas a priori discontinuité ou anti-conceptualisme : certes, le concept de « fascisme » se réfère à une expérience historique bien circonscrite, mais il serait trompeur de croire, a priori et sous prétexte d’un certain historicisme, que ce concept ne puisse pas valoir après la fin de cette expérience. Voilà pourquoi deux éminents historiens italiens – et même du camp le plus historiciste – ne se sont pas lassés de rappeler que le fascisme demeure un problème contemporain : Umberto Eco et Luciano Canfora. Les titres de leurs livres – Le fascisme éternel et Le fascisme n’est jamais mort – sont éloquents et invitent leurs publics, à deux époques différentes, à garder une vigilance maximale[2].

Ces prémisses étant faites, et avant de passe à l’analyse elle-même, quel rôle se profile-t-il pour les chrétiens ? D’abord, il faut signaler que, dans la vague réactionnaire en cours, le cas de l’Italie présente des spécificités significatives quant au rapport à la religion catholique. Pays « hébergeant » dans sa propre capitale le Saint-Siège, mais surtout seul (ou presque) pays européen à n’avoir pas réellement vécu une expérience interreligieuse significative dans son histoire, l’Italie entretient avec la religion catholique des rapports très différents du reste de l’Europe ou de l’Amérique du Nord. Malgré une indifférence de plus en plus marquée envers le catholicisme, en tant que religion mais aussi en tant que culture, et une imperméabilité politique plus forte qu’à l’époque de la Démocratie chrétienne, le Pape demeure une autorité publique importante, dont les messages à caractère politique ou international sont transmis dans les journaux télévisés et pleinement pris en compte dans les débats publics, même si le niveau réel de connaissance des textes émis par le Saint-Siège reste un mystère.

Mais, ce qui compte peut-être davantage, c’est que le souvenir idéalisé d’une sorte de superposition parfaite entre religion et société n’est pas très loin dans la mémoire. Non seulement, en effet, l’Italie n’a pas vraiment connu, comme la France, de « guerre de religion » à l’époque moderne, mais l’Église possédait, jusqu’aux années 1860, des territoires dans le centre de l’Italie, où elle exerçait une autorité juridique comme un État. Plus récemment, la « déchristianisation » est un phénomène moins lointain que dans de nombreux pays à capitalisme avancé.

Tout cela explique pourquoi instrumentaliser la foi catholique, en Italie, est un exercice qui peut encore ramener des millions de votes à l’extrême droite, les catholiques « culturels », surtout parmi les plus âgés, étant relativement nombreux, et le catholicisme demeurant un fait culturel très significatif. En ce sens, on a parfois l’impression que les politiciens d’extrême droite en Italie conçoivent leur mission comme relevant d’une avant-garde politique qui, en rompant progressivement mais complètement avec « la modernité », seront capables de montrer le chemin à leurs homologues qui vivent dans des sociétés qu’ils considèrent être complètement effritées. D’où les références que Meloni aime à évoquer dans son autobiographie : le Jean-Paul II et le Benoît XVI en version antimoderniste. Ces deux figures, comme je l’expliquerai dans le deuxième volet de ce travail, représentent « l’Église dont on a besoin », aptes à réveiller, dans l’Église elle-même, le fond d' »antimodernisme » qui l’animerait et qui serait donc exploitable, s’il est dûment travaillé, pour des entreprises politiques de recadrement civilisationnel.

Ainsi, le rôle des chrétiens – de ceux qui veulent rester fidèles au Christ, à l’Évangile et à l’Église -, c’est de saisir le plus lucidement possible le moment actuel, caractérisé, comme on l’a dit, par une idéologie d’extrême droite, de matrice fasciste, pivotant sur un christianisme « prométhéen » sans le Christ, sans l’Évangile et sans l’Église. Ce travail se divise en deux volets : (1) esquisse de la nouvelle conjoncture socio-politique italienne, (2) analyse critique du rôle du christianisme dans la constitution de l’appareil idéologique de l’extrême droite au pouvoir.

I. Conjoncture socio-politique

A. La coalition d’extrême droite au pouvoir

Depuis le 22 octobre 2022, une coalition clairement d’extrême droite est au pouvoir. Les trois partis formant la coalition sont : Fratelli d’Italia (Frères d’Italie), parti d’ascendance fasciste[3] dirigé depuis 2014 par Giorgia Meloni ; Lega per Salvini Premier (La Ligue pour Salvini premier ministre), parti d’ascendance sécessioniste[4] dirigé dès le début en 2017 par Matteo Salvini ; Forza Italia (Allez l’Italie), le parti de Silvio Berlusconi[5], dirigé, depuis la mort de ce dernier en 2023, par Antonio Tajani.

Ces trois partis, qui vont de l’extrême droite (Fratelli d’Italia et la Ligue) – ici de dérivation fasciste et néofasciste (Fratelli d’Italia), là sécessioniste et régionaliste (la Ligue) – à la droite (néo-)libérale (Forza Italia), forment une majorité très solide au Parlement : sur 400 députés, ils représentent 245 sièges contre 155 de l’opposition ; sur 205 sénateurs, 120 relèvent de la majorité contre 85 de l’opposition. Au Gouvernement, qui est présidé par Giorgia Meloni (Fratelli d’Italia), épaulée par les deux vice-présidents Matteo Salvini (Lega) et Antonio Tajani (Forza Italia), tous les ministères sont repartis dans la coalition de majorité. Ces données expliquent la stabilité du gouvernement, qui achèvera sans doute la législature, sauf surprise.

Tout cela représente une situation inédite dans l’histoire républicaine en Italie. Votée par referendum au sortir de la Seconde Guerre Mondiale et après la mise au ban du parti fasciste, la République italienne n’a jamais été gouvernée par l’extrême droite depuis. La période qui se rapproche le plus du moment actuel, à la rigueur, est celle dominée par la figure de Silvio Berlusconi, Premier ministre à trois reprises (1994-1995, 2001-2006, 2008-2011). Néanmoins, malgré ses politiques néo-libérales de type thatchérien, sa monopolisation des médias[6], ses attaques contre la division des pouvoirs, notamment contre la magistrature, Berlusconi demeurait un politicien de droite libérale[7]. À l’heure actuelle, en revanche, non seulement la digue divisant droite libérale et extrême droite a sauté, mais le parti majoritaire – Fratelli d’Italia -, et qui maintient d’ailleurs le score obtenu aux élections de 2022 depuis trois ans, est un parti d’idéologie clairement fasciste, au sens où il coche la plupart des cases de l’Ur-fascisme identifiées par Umberto Eco : culte de la tradition et d’un passé idéalisé, refus du modernisme et des « Lumières », méfiance vis-à-vis de la culture, agacement face à la critique et à l’esprit critique, racisme, fomentation de la frustration de la petite bourgeoisie, obsession pour les complots et les ennemis extérieurs au Parti, populisme, novlangue[8]. Malgré sa proximité avec toutes ces caractéristiques, le fascisme actuel de l’extrême droite au pouvoir me semble tout particulièrement marqué par le suprématisme racial : les Italiens sont une race supérieure sous attaque[9]. Cette idée vient sublimer le sentiment, tout à fait décomplexé, de hiérarchie raciale qui, constitutif de l’identité italienne, prend aujourd’hui une incidence politique nouvelle en raison des flux migratoires considérables.

B. Figures de proue de la réaction :

Roberto Vannacci et Giorgia Meloni

Un exemple spectaculaire de cette montée en puissance de l’extrême droite est l’émergence d’un personnage inconnu jusqu’il y a peu, Roberto Vannacci, appelé « le Général Vannacci » en raison de ses fonctions de commandant dans l’armée italienne. Rallié par La Ligue de Matteo Salvini, Vannacci est l’auteur d’un ouvrage, désormais un best-seller (vendu à plus de cent mille copies), intitulé Il mondo al contrario (Le monde à l’envers), auto-édité et achetable en format Kindle sur Amazon.

Dans ce pamphlet digne des pires livres nationalistes et racistes de la première moitié du XXe siècle, Vannacci dit percevoir un « monde à l’envers » : « Le monde à l’envers entend exprimer, de façon provocatrice, l’état d’âme de tous ceux qui, comme moi, perçoivent dans les événements de tous les jours une tendance générale, à la fois dissonante et agaçante, qui va largement à contre-courant de ce que nous percevons comme le bon sens (il sentire comune), la logique et la rationalité. “Et alors ? Ça arrive à tout le monde et même souvent”, diront certains. Mais ce qui est étrange, c’est que ce sentiment désagréable d’inadéquation n’est pas limité à des événements spécifiques et circonscrits de notre vie (…), mais, bien plutôt, il englobe toute notre existence à tel point qu’il nous fait sentir déplacés, inappropriés et même démodés »[10].

Ce monde à l’envers, explique Vannacci, c’est le monde produit par un « lavage du cerveau » : « Le lavage du cerveau que nous subissons désormais au jour le jour, ce lavage du cerveau qui vise à imposer l’extension de la normalité à ce qui est anormal et exceptionnel et à favoriser l’évacuation de toute différence entre homme et femme, entre ethnies (pour ne pas les appeler des races)[11], entre couples hétérosexuels et homosexuels, entre celui qui occupe abusivement une maison et le propriétaire légitime, entre le méritoire et le fainéant, ce lavage du cerveau, donc, ne vous semble-t-il pas avoir pour objectif le changement de valeurs et principes qui remontent à la nuit des temps ? »[12]. Le livre s’étend sur plus de trois cents pages en gardant le même ton « dégoûté », pointant le doigt contre les gauchistes, écolos, les migrants, les homos et en faisant appel au « bon sens » des vrais Italiens, qui sont blancs, hétérosexuels voire machistes, héritiers d’une longue tradition patriote et appelés à défendre la civilisation contre le post-modernisme des élites et les invasions barbares.

Même si l’actuelle Première ministre, Giorgia Meloni, adopte un ton plus sournois, les idées qu’elle exprime dans son livre Je suis Giorgia[13]– je m’abstient, pour le moment, de commenter le titre – vont dans la même direction : « Je parlais de la valeur de l’identité, et du grand conflit de notre époque entre ceux qui la défendent, comme nous, et ceux qui essayent de l’éliminer, comme nos adversaires. J’ai expliqué que tout ce qui nous définit aujourd’hui est considéré un ennemi de la pensée unique (il pensiero unico), et ce n’est pas un hasard si à présent sont sous attaque la famille, la patrie ou l’identité religieuse et de genre. J’ai donc fini de définir ce concept (sic) par ces mots : “Je suis Giorgia. Je suis une femme, je suis une maman, je suis italienne, je suis chrétienne. Vous ne me l’enlèverez pas”. De la place d’où je parlais, les gens ont applaudi. La manifestation fut un succès »[14].

Tout en endossant un autre style, Meloni va dans le même sens que Vannacci. Oui, soutiennent-ils, il existe une normativité, bafouée par les élites qui nous ont gouvernés, et il est temps de la défendre : être une femme, une maman, une chrétienne et une italienne, c’est ça qui constitue l’essence du peuple que les élites tentent de corrompre. Ainsi, toute considération proprement politique, toute réflexion économique sont entièrement évacuées au profit d’un langage normatif et simpliste apte à sublimer les sentiments déréglés d’amour de soi, de suprématie ontologique des masses engouffrées dans le tourbillon d’un capitalisme barbare qui isole les individus, casse les solidarités collectives, menace les travailleurs, vide de toute substance la démocratie, de telle sorte que, aux oreilles de certains, les slogans de l’extrême droite peuvent sonner comme la promesse d’une défense de ses propres intérêts de classe, malgré l’absence criante de contenu dans les affirmations d’une Giorgia Meloni ou d’un Matteo Salvini.

C. Les politiques menées par l’extrême droite

Cela dit, malgré tout, une fois montée au pouvoir, Meloni a dû faire de la politique, au-delà des slogans et des conférences sur qui est Giorgia. Nous allons alors faire un tour des politiques qu’elle a menées à la tête du gouvernement depuis trois ans, soulignant aussi, ensuite, les problèmes qui n’ont pas été touchés.

Sur le plan institutionnel, deux phénomènes se font jour clairement : la centralisation du pouvoir dans l’exécutif et l’affaiblissement des institutions démocratiques. Démocratie non-présidentielle, l’Italie ressemble, d’un point de vue institutionnel, à la Quatrième République en France : le Président revêt des fonctions morales et symboliques tandis que la ligne politique est dictée par le Premier ministre et son gouvernement, avec un grand pouvoir dévolu au Parlement. Même si l’instabilité gouvernementale en est une conséquence systémique, on empêche ce faisant de tomber dans une forme de césarisme, comme on le voit systématiquement en France. Or, l’extrême droite italienne prévoit de se rapprocher du présidentialisme français et américain à travers une réforme constitutionnelle extrêmement délicate, déjà approuvée par le Sénat et qualifiée de « mère de toutes les réformes », devant déboucher sur un « premierato« .

Celui-ci a pour caractéristique principale l’élection directe du Premier ministre, en permettant ainsi aux citoyens d’exprimer directement leur préférence pour le chef du gouvernement, alors que la Constitution actuelle établit qu’aux élections politiques les citoyens élisent les membres du Parlement, qui, à leur tour, doivent exprimer leur préférence pour un gouvernement et un Premier ministre, qui, lui, enfin, doit recevoir la charge du Président de la République sur la base du résultat électoral et des majorités possibles au Parlement[15]. À travers cette réforme, autrement dit, la personne appelée à présider le gouvernement obtiendrait le pouvoir directement du « peuple », non plus des membres du Parlement et du Président de la République. De plus, le pouvoir du Président de la République, d’ores et déjà très limité, serait significativement amoindri, laissant à sa charge des fonctions trop restreintes pour en faire un vrai acteur politique. D’où la possibilité que, une fois entériné le premierato, la charge du Président de la République, y compris sa fonction de garant ultime des institutions, soit progressivement résorbée par le Premier ministre, qui serait de plus en plus seul face au Peuple.

Ce qui accrédite l’interprétation « sceptique » de cette réforme institutionnelle, c’est que l’extrême droite semble tout à fait vouloir miner la division des pouvoirs typique des institutions démocratiques, notamment dans la tradition républicaine italienne. À côté du premierato, en effet, le gouvernement défend à tout prix une loi sur la magistrature : « la séparation des carrières ». La Constitution actuelle établit que « la magistrature constitue un ordre autonome et indépendant de tout autre pouvoir » (n° 104). Or, la réforme de l’extrême droite entend ajouter que la magistrature est « composée de magistrats de la carrière giudicante [procureur] et de la carrière requirente [juge] ». Aujourd’hui, en Italie, lorsqu’on devient magistrat, il ne faut pas choisir entre la carrière de procureur et juge, parce qu’on considère que le pouvoir judiciaire est simplement indépendant et que le pouvoir exécutif n’a pas à s’y mêler. Or, le gouvernement actuel veut bel et bien s’en mêler en séparant les carrières dès le début : une fois devenu magistrat, on choisit d’entamer une « carrière » soit de procureur soit de juge. En outre, avec cette loi, qui a désormais été approuvée par le Parlement et sera l’objet d’un referendum dont la date reste à définir[16], la responsabilité du juge en cas de sentence erronée sera plus importante.

L’Association Nationale des Magistrats est profondément défavorable à cette réforme constitutionnelle, puisque, selon les mots du secrétaire général Rocco Maruotti, « nos nombreuses propositions pour améliorer l’efficacité de la justice n’ont pas été écoutés par un gouvernement qui préfère tout miser sur une révision des équilibres constitutionnels ne servant qu’à contrôler la magistrature et à la rendre dépendante du pouvoir exécutif »[17]. C’est l’avis également de Luigi Ferrajoli, disciple de Norberto Bobbio, ancien magistrat et éminent penseur italien de théorie juridique[18]. Tous les partis de gauche et centre-gauche ont voté contre au Parlement. Cette réforme, clairement un héritage du berlusconisme, qui a toujours bataillé contre l’indépendance de la magistrature et du pouvoir judiciaire, se rapproche idéologiquement, dans la conjoncture actuelle, des attaques menées contre la magistrature par Trump aux États-Unis. Même si, en effet, les gestes de l’extrême droite italienne sont moins spectaculaires qu’aux États-Unis, la vigilance doit être sans faille : compte tenu du pouvoir actuellement dévolu à l’exécutif en Italie, les modifications constitutionnelles défendues par le gouvernement de Meloni constituent des actes de fragilisation démocratique très significatifs.

D’ailleurs, ces deux réformes, touchant aux pouvoirs exécutif et judiciaire, doivent être inscrites dans le processus général de délégitimation voire de criminalisation croissantes de tous les garde-fous démocratiques, qu’ils soient institutionnels (Conseil constitutionnel, Cour des comptes etc.) ou non (la presse, la recherche académique). Si l’on prend le thème de l’information, on peut constater que toutes les chaînes télévisées les plus suivies relèvent de la coalition d’extrême droite (la Rai est contrôlée par le gouvernement[19], Mediaset est propriété de la famille Berlusconi), les journalistes réputés « gauchistes » sont régulièrement attaqués ad personam par Giorgia Meloni et des membres de son gouvernement[20] – chose impensable dans d’autres pays démocratiques – et la Première ministre contourne systématiquement les conférences de presse, comme la dernière, censée rendre compte de la loi budgétaire 2026 déjà approuvée, où Meloni est partie après vingt-cinq minutes et deux questions. Bref, tout porte à croire que le régime démocratique constitue un boulet aux pieds insupportable pour Giorgia Meloni, son parti et sa coalition d’extrême droite.

À confirmer une telle impression il y a également la politique extérieure, marquée par l’alignement inédit avec le réseau international de l’extrême droite réactionnaire, de Trump a Orban en passant par Vox en Espagne, Bardella et Le Pen en France, Milei en Argentine. Alors que les États-Unis de Trump virent vers une sorte de monarchie technocratique, Giorgia Meloni s’impose comme la grande amie européenne du président américain, tandis que Matteo Salvini déroule le tapis rouge à Elon Musk pendant le dernier congrès de son parti. Néanmoins, malgré cet alignement, le gouvernement italien d’extrême droite a une marge de manœuvre économique extrêmement réduite par rapport à l’Empire états-unien. D’où une politique économique tout à fait de droite libérale, sans modification significative de ce qu’avait fait le prédécesseur de Giorgia Meloni, Mario Draghi, thuriféraire du néo-libéralisme techniciste imbu d’outrecuidance européenne et atlantiste. Au-delà des résultats directement dépendants du plan de relance européenne post-Covid, toutes les promesses sociales faites par Meloni avant la montée au pouvoir ont été déçues.

En lieu et place, la Première ministre a promu un nationalisme ethnique, voire racial, et religieux, en renouant avec les vieux mythes du Peuple qu’on croyait enterrés le 28 avril 1945 avec la mort de Benito Mussolini. Biberonnée, pendant tout son parcours militant, aux idéaux fascistes et néofascistes, Giorgia Meloni cache l’impuissance politique de son gouvernement pour répondre aux besoins réels des citoyens derrière une idéologie suprématiste qui flatte un électorat ballotté entre une crise et l’autre du capitalisme et fragilisé par un néo-libéralisme sans frein qui a balayé du quotidien une bonne partie des mécanismes de solidarité assurant la cohésion sociale des groupes sociaux qui n’ont pas accédé à la bourgeoisie globale.

D. Vide politique de l’extrême droite face à une conjoncture inédite

Diaspora, paupérisation généralisée, effondrement des petites entreprises, déconfiture de l’État social avec une crise majeure et de plus en plus irréversible du système hospitalier public, colonisation des centres-villes par la bourgeoisie globale, absence totale de politiques d’intégration, de politiques vertes, d’un plan de rénovation des structures publiques : tel est un échantillon des problèmes structurels que, en trois ans, le gouvernement d’extrême droite n’a jamais pris au sérieux.

Alors que les forces vives du pays, notamment les jeunes diplômés, partent en masse (6 millions d’Italiens résident à l’étranger selon l’AIRE), alors que les villes telles que Venise, Florence, Bologne, Milan sont achetées par des milliardaires ou envahies par des millions de touristes, privant ainsi les citoyens de logements où habiter et d’un sentiment d’appartenance, alors que les crises permanentes du capitalisme ont débouché, non sur des investissements sociaux, mais sur des formes impitoyables de néo-libéralisme globalisé, alors que, en somme, l’Italie se transforme en une sorte de royaumé enchanté pour les globetrotters milliardaires tandis que le 10 % des Italiens n’ont pas assez d’argent pour se soigner[21], le gouvernement d’extrême droite se pose en sauveur de l’identité nationale contre la « barbarie » des migrants, la « folie » des anormaux, le « terrorisme » des islamistes, appuyant son appareil idéologique sur un christianisme fidéiste, prétendument traditionnel, apolitique et surtout national voire racial.

Il reste peu de doutes sur l’évaluation globale du moment que traverse l’Italie : pays perdant pendant la Seconde Guerre Mondiale, puis protagoniste, pendant les Trente Glorieuses, d’une industrialisation accélérée sous l’égide d’un pacte atlantiste constamment mis sous tension par « le risque » de soviétisation, l’Italie connait depuis les années 1980-1990 une dégradation de la qualité des institutions démocratiques et de la conjoncture économico-politique sans doute due à la fois à la disparition de la superpuissance de l’Est, qui frénait l’hybris de la superpuissance de l’Ouest et permettait au PCI et aux syndicats de valoir dans le jeu politique, et à l’effondrement des partis traditionnels au début des années 1990, auxquels rien de politiquement sérieux n’a succédé pour contrecarrer la vague Berlusconi (1990-2010), qui a ouvert les portes à une extrême droite dont le poids politique, jusqu’il y a 5 à 10 ans, était infinitésimal. L’appareil industriel étant resté en place, malgré les délocalisations et la financiarisation des capitaux, les Italiens ont dû se soumettre aux diktats néolibéraux de l’ère impériale américaine et de l’irréfrainable globalisation, périssant, souvent, sous les coups soit d’un saut technologique soit d’une crise cyclique. Enfin, confrontée à un déclin démographique inédit, l’Italie a progressivement ouvert ses frontières à la main-d’œuvre extra-européenne, mieux exploitable dans le secteur primaire et des services de bas étage, alors que, en même temps, son système éducatif a commencé à produire de la main-d’œuvre intellectuelle pour les centres du capitalisme occidental.

Tout cela peut en partie expliquer l’émergence et l’affirmation de l’extrême droite actuellement au pouvoir : en l’absence d’alternatives crédibles venant de gauche, qui semble avoir perdu tout contact avec la réalité sociale et économique depuis le tournant 1989-91, et se trouvant au milieu d’un déclin démographique inédit doublé d’une diaspora des jeunes diplômes, l’ancien électorat qui allait de l’aile droite de la Démocratie chrétienne jusqu’à Forza Italia de Berlusconi ainsi que le nouvel électorat de la classe moyenne paupérisée et bouleversée par l’effritement de l’État social et la globalisation du marché dans un contexte professionnel de plus en plus néolibéral, ont été captés par le discours « rassurant » de Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni qui a promis, au fond, notamment aux générations nées avant les années 1980, que les processus de décomposition nationale, de relativisation des us et coutumes régionaux, de fragilisation socio-économique ou même de déclin démographique n’étaient pas irréversibles ou complètement aboutis, que, en somme, une Italie « en petit format » mais respectée au niveau international, encore fondée sur la famille traditionnelle, les solidarités villageoises et des petites villes ou des quartiers des grandes, ainsi que sur un christianisme plus ou moins pratiquant, n’est pas un projet irrécupérable. Or, le désastre, c’est précisément le fait, désormais indubitable, que ces espoirs sont forcément destinés à être déçus. D’où, compte tenu de la conjoncture qui est la nôtre, le devoir de ne pas se lasser de surveiller les événements italiens, car, dans un pays en situation de rupture profonde avec le passé, où de grands flux de populations extra-européennes sans aucun droit vont sûrement perdurer dans le temps, d’une manière comparable aux vagues migratoires aux États-Unis à la fin du XIXe siècle ou en France après la Première Guerre mondiale, alors même que nombre d’effets économiques du Covid ont sans doute été seulement retardés par des mécanismes de relance et que l’État social est en voie d’effondrement total, une extrême droite raciste, suprématiste et, en général, « néonazie dans l’âme »[22], peut facilement transformer ce dangereux mix en une véritable catastrophe[23].

D’où, enfin, le devoir pour les chrétiens de déjouer l’idéologie fasciste de l’extrême droite au pouvoir en montrant que le mariage qu’elle voudrait acter avec le christianisme est un monstre idéologique qui n’a aucun lien avec le Christ, l’Évangile et l’Église, et que tout ce que cette idéologie a produit ou produira de néfaste au nom de Dieu constitue un blasphème inacceptable. Dans le deuxième volet de ce travail, donc, je mènerai une analyse critique du rôle du christianisme dans la constitution de l’appareil idéologique de l’extrême droite italienne.

Francesco


[1] VEYNE Paul, Comment on écrit l’histoire, p. 149 : « …en histoire naturelle, les types ont des supports substantiels, qui sont les organismes vivants ; ceux-ci se reproduisent à peu près identiquement et on peut y distinguer objectivement le typique et les particularités individuelles ; en histoire, au contraire, le type est ce qu’on le fait être ; il est subjectif, au sens de Marrou : il est ce qu’on choisit comme typique dans le champ événementiel » ; p. 331 : « …comment se fait-il que, alors qu’on croit apercevoir partout des leçons de l’histoire, il soit pourtant impossible d’énoncer noir sur blanc ces leçons sans tomber dans la fausseté ou la platitude ? Nous connaissons la réponse : nominalisme historique, caractère vague de la causalité sublunaire, fait qu’aucun ordre de cause ne s’impose constamment comme plus décisif que les autres ».

[2] ECO Umberto, Il fascismo eterno, in Cinque scritti morali, Milano, Bompiani, 1997 ; CANFORA Luciano, Il fascismo non è mai morto, Dedalo, Bari, 2024.

[3] Frères d’Italie (existant depuis 2012) dérive d’Alliance nationale (1995-2009), lui-même dérivé du Mouvement social Italien, fondé en 1946 après la chute de la République sociale italienne de Mussolini et l’interdiction du Parti fasciste d’abord par le gouvernement provisoire et les Alliés puis par la Constitution de 1948, qui est actuellement en vigueur. Donc, le parti majoritaire depuis trois ans en Italie est historiquement enraciné dans l’idéologie de Mussolini : sa vision de l’histoire, ses cadres mentaux, ses références culturelles sont fascistes.

[4] La Ligue pour Salvini Premier ministre (existant depuis 2017) dérive de la Ligue du Nord (1991-2017), un parti régionaliste et sécessioniste ayant lutté pour l’indépendance de la Padania, c’est-à-dire, en fonction des périodes et des variantes, soit pour le détachement du Nord de l’Italie de l’État italien (à l’instar des mouvements régionalistes de Catalogne ou de la Corse) soit pour la création d’une Italie fédérale (plus ou moins à l’image de l’Allemagne). Depuis quelques années, le parti de Salvini s’est transformé en un parti réellement national, s’éloignant progressivement des revendications indépendantistes d’antan. Il n’en demeure pas moins que, dans l’imaginaire de la Ligue du Nord, l’État, Rome, les élites, les intellectuels, les communistes sont les ennemis par excellence. 

[5] Forza Italia est un parti fondé en 1994 par Berlusconi, qui l’a dirigé jusqu’à sa mort, c’est-à-dire pendant presque trente ans. Il est donc un parti personnaliste. Il est aussi le produit de l’effondrement des partis traditionnels (Démocratie chrétienne, Parti socialiste et Parti communiste), Berlusconi s’étant lancé en politique au milieu d’une crise systémique. En dépit de quelques soubresauts, Forza Italia se caractérise depuis sa naissance par une vision du monde néolibérale, la haine contre les communistes, l’encouragement à « ne pas faire trop de politique », l’idolâtrie de Silvio Berlusconi, censé représenter la vraie « âme » du peuple italien. 

[6] Berlusconi a été, dans les années 1980, le fondateur de Mediaset, qui est encore de nos jours la plus importante entreprise privée dans le domaine des communications en Italie. En particulier, elle gère trois chaînes télévisées (Rai 4, Canale 5, Italia 1) qui constituent, avec les chaînes de la télévision publique, la Rai (Radiotelevisione italiana, « Radio-télévision italienne »), l’essentiel de l’offre radio-télévisée en Italie.

[7] Selon Giovanna Orsina (Il berlusconismo in Italia, Feltrinelli, 2013), le berlusconisme peut être défini comme la rencontre entre populisme et libéralisme, reposant en particulier sur quatre grandes idées : le mythe de la bonne société civile, l' »hypopolitique », l’État ami et l’identification d’une nouvelle élite vertueuse (p. 187). Berlusconi aurait opéré une « sanctification » du peuple, considéré comme le dépositaire de toutes les vertus, mais corrompu par les élites qui l’auraient trahi. Ce mythe de la bonne société civile va de pair avec la promotion d’une forme d’hypopolitique, c’est-à-dire, non pas d’un sentiment antipolitique proprement dit, mais plutôt d’un encouragement à « ne pas faire trop de politique ». Puis, le berlusconisme aurait invité l’électorat à considérer l’État comme un ami auquel on peut faire confiance et qui a le rôle justement de faire de la politique, alors que les citoyens, conformément aux fondements du libéralisme, doivent être considérés des individus « libres », en mouvement et rattaché au système productif, qui avance vers un progrès économique général.

[8] ECO Umberto , Il fascismo eterno, La Nave di Teseo, Milano, 2018.

[9] Luciano Canfora le considère comme étant l’élément fondamental du fascisme, dans la mesure où il est le point culminant de l’exaltation de la Nation, conçue comme une « communauté ». Cf. Il fascismo non è mai morto, Dedalo, Bari, 2024, p. 13 : « “Nocciolo” del fascismo può ritenersi, al di là di altri caratteri contingenti, il suprematismo razzistico, in quanto punto terminale della costante esaltazione della propria nazione avvertita come “comunità” ».

[10] VANNACCI Roberto, Il mondo al contrario, auto-edito, p. V.

[11] En italien : « …per non parlare di razze ».

[12] Id., p. VIII.

[13] MELONI Giorgia, Io sono Giorgia, Rizzoli, Milano, 2019.

[14] Id., p. 8.

[15] Corriere della Sera, 5 settembre 2025, « Riforme costituzionali, verso dove? ».

[16] Il Sole 24ore, 30 ottobre 2025, « Giustizia, separazione delle carriere: ecco cosa cambia con la riforma per Pm e giudici ».

[17] Il Fatto Quotidiano, 30 ottobre 2025, « Separazione carriere, Meloni: “Anm mai d’accordo a nessuna riforma”. La replica: “Notre proposte inascoltate” ».

[18] FERRAJOLI Luigi, « Crisi del diritto e dei diritti nell’età della globalizzazione », Relazione al XXIV Congresso di Magistratura Democratica, Napoli, 9-11.11.2023: « …l’indépendance non seulement externe mais aussi interne de la juridiction, inévitablement menacée par la restauration des carrières que la Magistrature Démocratique de ma génération avait réussi à abattre ».

[19] BARBERIS Mauro, « La nuova occupazione della Rai: l’ortodossia, che orrore », Micromega, 26 maggio 2023.

[20] Elle a nommément attaqué, par exemple, Roberto Saviano, le célèbre journaliste qui a enquêté sur les mafias et leurs trafics : Corriere della Sera, « Meloni critica Saviano: “Raccontare i camorristi fa vendere copie”. Lo scrittore: “Dimmi chi ti attacca e ti dirò chi sei”, 17 dicembre 2023. Voir aussi : Il Fatto Quotidiano, « Meloni attacca i giornali: il comunicato dei Cdr del Fatto Quotidiano e Ilfattoquotidiano.it », 30 luglio 2024 ; Repubblica, « Meloni e l’attacco ai giornali non filo-governativi, insorgono opposizioni e Fnsi: “Le liste di proscrizione una pratica inaccettabile », 30 luglio 2024.

[21] Il Corriere della Sera, « Sanità, il 10% degli italiani (soprattutto donne) rinunciano a curarsi: prima causa le liste d’attesa mentre continuano a mancare i medici », 6 novembre 2025.

[22] L’expression « neonazista nell’anima » a été employée par l’intellectuel Luciano Canfora pour qualifier la Première ministre Giorgia Meloni, qui a porté plainte contre lui.

[23] Peuvent s’appliquer ici les mots qu’employa Eric Hobsbawm pour décrire « le ciment commun » de la constellation de mouvements fascistes, réactionnaires, conservateurs qui ont parsemé le monde, notamment dans la première moitié du XXe, depuis la fin du XIXe siècle : « Le ciment commun de ces mouvements fut donc le ressentiment des petits dans une société qui les écrasait entre le roc du grand capitalisme et le rouleau compresseur de mouvements ouvriers de masse en plein essor. Ou qui, à tout le moins, les privait de la position respectable qu’ils avaient occupée dans l’ordre social, et qu’ils considéraient comme un dû, ou encore du statut social auquel ils estimaient pouvoir légitimement aspirer dans une société dynamique ». Cf. HOBSBAWM Eric, L’Âge des extrêmes. Histoire du Court XXe siècle, Éditions Complexe, Bruxelles, 2003, p. 166. L’idée de fond pour Hobsbawm, c’est que le capitalisme amène le fascisme, de la même manière que pour Lénine l’impérialisme est un stade « suprême » du capitalisme.