Nous reproduisons ici l’introduction de cet ouvrage, avec l’aimable permission de son auteur, Baudouin de Guillebon.
Chaque nouvelle génération de catholiques, désireuse de ne pas s’abandonner à la somnolence propre à l’âme oisive, s’interroge sur les gestes à poser pour incarner l’Évangile dans ce monde. Si le catholique porte au front l’eau de son baptême, et les trois sœurs théologales chevillées au corps, son existence n’est pas pour autant détachée de celle de ses contemporains. Il ne peut chercher à vivre au-dessus de son temps, il ne peut tenter de s’établir dans une verticalité qui le préserverait des tumultes de son époque. Le témoignage des saints nous rappelle la possibilité de ces vies plongées dans le fleuve des choses qui passent, de ces vies qui ont essayé, sans cesse, de s’immerger dans le transitoire pour y laisser résonner le Verbe.
Ce mystère de la présence du chrétien dans son temps, ce paradoxe, il ne s’agit pas de le supprimer en choisissant Dieu ou la nature, le social ou le religieux, la raison ou la foi. Au contraire, il faut transporter avec soi, la parole d’un Évangile prêché sous d’autres cieux, en d’autres temps, il faut être, au milieu de la société humaine‚ ce que les Américains appellent un « Christ-bearer », un « porteur du Christ ». Et notre existence témoignera, comme un écho des saints, un écho à la vie du Christ historique et éternellement présent, nous serons alors anachroniques, mais dans l’histoire.
Dorothy Day est un exemple éloquent de ce paradoxe, elle qui fut imprégnée des idées socialistes avant d’être touchée par la parole chrétienne. Elle reçut, par hasard, au début des années trente, la visite d’un paysan de l’Aveyron qui jamais ne repartit, un dénommé Peter Maurin. Il voulait créer avec elle un journal, initier un mouvement, instaurer une nouvelle société au sein de l’ancienne, renouveler la civilisation même, afin que « le Culte, la Culture et l’Agriculture » ne fassent plus qu’un. Le paysan était sale, il marmottait dans un anglais approximatif des propositions des plus dérangeantes. Il recommandait d’être un catholique romain et de se battre contre le mal, mais pacifiquement. D’être catholique romain et de refuser de croire au miracle d’une économie de la croissance. D’être catholique romain et de défier le pouvoir étatique. D’être catholique romain et de se rendre le frère de tous les humains. Dorothy Day raconte qu’il lui fallut un certain temps pour prendre les paroles de cet homme au sérieux. D’ailleurs, qui l’aurait empêchée de refermer sa porte, de dire non à ce petit monsieur, et de poursuivre sa vie en écrivant des méditations très catholiques ? Elle aurait pu mener une existence, certes laborieuse, mais paisible, anesthésiée, une vie de chrétienne du dimanche.
Le talent le plus évident que Dorothy met en œuvre, en premier, dans ce mouvement des Catholic Worker, c’est sa plume. En effet, dès 1933, Dorothy et Peter lancent un journal vendu à 1 centime dans les rues de New York, dont le but est d’informer les pauvres et les gens touchés par la Grande Dépression. Ce journal attire les foules, il s’accompagne bientôt d’un service de soupe populaire, puis de l’ouverture des maisons d’hospitalité pour accueillir les sans-abri. Ce sont certaines pages de ce journal, de 1933 jusqu’au décès de Dorothy en 1980, que l’on retrouve ici. Dans ces numéros, l’activiste américaine se fait journaliste au sens le plus littéral du terme : elle écrit ce qu’elle vit chaque jour. Elle invite son lecteur à vivre au rythme de ses journées, et parfois, elle truffe les pages du journal, de détails qui paraissent insignifiants, de noms inconnus, d’émotions fugaces, et c’est là‚ pourtant‚ que se trouve la vitalité de son écriture. Le journalisme de Dorothy ne se garnit pas de constructions théoriques tant elle craint la pompe et la pédanterie ; il n’est qu’observations, témoignages, descriptions d’anonymes de l’histoire. L’exigence journalistique de Dorothy lui ordonne de ne pas se cacher derrière ses phrases : tout ce qu’elle dit, elle le vit. Ainsi, pour écrire sur la pauvreté, elle choisit la vie de pauvreté dans un quartier sordide de New York où elle accueille tous les marginaux, et non pour les convertir à sa cause, ni pour les changer, mais simplement parce que dans leur pauvreté ils portent quelque chose du Christ. Avant d’écrire sur les conséquences néfastes de l’économie capitaliste, elle se rend au milieu des ouvriers, dans les usines, dans les champs, dans les mines. Elle évoque la nécessité d’une « révolution verte » ? Eh bien, ouvrons des communautés autogérées dans les campagnes, ne fumons plus‚ car des femmes et des enfants travaillent sur les champs de tabac. Et ce qu’elle vit, elle l’écrit, si bien qu’on ne sait plus si c’est l’écriture qui la conduit à vivre de cette sorte, ou la vie qu’elle mène qui la pousse à rédiger ces articles.
Le journalisme, sous les coups de machine à écrire de Dorothy Day, devient un chemin moderne de sainteté. Tenue, par son métier même, de s’informer de ce monde, de se jeter dans l’arène, elle appartient à son temps, et mieux encore, elle se fait la voix de chaque sursaut de son époque. Non pas pour vendre à ses contemporains des reportages sensationnels, mais véritablement pour qu’ils comprennent ce monde, qu’ils en cernent les maux, et qu’ils se souviennent de quel amour Dieu nous a aimés.
Mais Dorothy ne cherche pas à offrir un journalisme objectif (si tant est que cette expression ait un sens), elle n’a pas d’actionnaire majoritaire à contenter, ni de parti politique à soutenir : sa déontologie, ce sont les Écritures. Comme Charles Péguy dont elle admirait l’œuvre, elle se permet une liberté de ton qui ne laisse personne indemne :
« Nous sommes traités de communistes par de faux conservateurs qui ne savent pas ce qu’ils veulent conserver. Et nous sommes traités de fascistes par les communistes[1]. »
Elle rue dans les brancards, tantôt gueulant devant l’injustice, tantôt pleurant devant sa propre impuissance. Elle maudit, elle prie, elle implore, car elle a décidé de se faire du même bois que celui de la Croix. Sa propre vie ne lui appartient plus, elle s’est, selon ses mots, « conformée à la folie de la Croix ».
En cela, Dorothy Day dérange. Mais – et l’on pressent la récrimination des fidèles convenables, des « bons chrétiens[2] » – le chrétien ne doit-il pas agir dans le secret, sans bousculer, sans heurter la sensibilité des uns et des autres ? Le chrétien n’est-il pas ouverture et écoute de l’autre ? La fondatrice des maisons d’hospitalité n’y trouve là aucune contradiction. Elle a « l’esprit dur et le cœur doux[3] », comme le répétait un certain philosophe français qu’elle a toujours chéri. Oui, Dorothy Day est scandaleuse aux yeux de la bourgeoisie américaine, des puritains – à bien des égards, elle est toujours scandaleuse à nos propres yeux. Elle dérange nos visions politiques et sociales contemporaines ; d’autant plus dérange-t-elle nos catégories de pensées françaises : elle est une progressiste dans le domaine social‚ mais elle s’oppose à la régulation des naissances ; elle est pour une meilleure reconnaissance de la place des femmes dans l’Église‚ mais elle ne comprend pas la liturgie postconciliaire et n’y retrouve aucun parfum de sacré. Ni les progressistes, ni les conservateurs ne peuvent la ranger dans leur camp. Elle n’est ni pro– ni anti-. Scandale pour les socialistes, scandale pour les libéraux.
Alors, que faire des écrits de cette anarchiste chrétienne ? Quelle inspiration cette femme qui a choisi d’incarner l’Évangile jusque dans sa radicalité la plus farouche, refusant à tout prix l’usage des armes, pacifiste absolue, peut-elle offrir au xxie siècle ?
Loin de tout pragmatisme politique, Dorothy dessine une Troisième Voie. La vie politique contemporaine ne cesse d’organiser des duels, de tracer des simplifications du réel, la vie politique ne distingue pas, elle oppose. Dorothy Day, et avant elle, les hommes dont elle se réclame, les partisans du distributisme en Angleterre (Chesterton, Belloc), les philosophes du personnalisme que furent Emmanuel Mounier, Jacques Maritain, et tous les chrétiens qui ont aidé à développer la doctrine sociale de l’Église, refusent pour ces raisons d’entrer dans le jeu des partis. Il ne s’agit pas‚ avec Dorothy‚ de se ranger derrière un quelconque homme politique providentiel. Ni de soutenir, par souci de realpolitik, le moindre mal. Car tout indique chez elle le rejet d’un christianisme qui tendrait à se conserver en tant que civilisation. Car, si civilisation chrétienne il y a, dit Dorothy, elle ne peut se sauver qu’à travers la prière, la charité et le sacrifice.
Cette thèse radicale conduit Dorothy à une impasse apparente : le refus de prendre les armes contre le nazisme. Ce pacifisme acharné fut l’objet de nombreuses critiques, mais jette-t-il pour autant le discrédit sur l’œuvre pacificatrice de Dorothy Day ? « Nous sommes encore aux commencements du christianisme » ‚ écrit-elle en 1940. Saurons-nous entendre l’appel de cette tradition à laquelle Dorothy appartient ? Une tradition qui renaît toujours dans les temps apocalyptiques, et porte en elle des hommes et des femmes de bonne volonté, qui n’ont qu’un désir simple, naïf (Chesterton dirait « childish »), celui de « créer une société où il serait plus facile d’être bon ».
Ainsi, en plus de déranger les structures économiques, politiques et religieuses de leur temps, Dorothy Day et Peter Maurin exigent « une révolte métaphysique de l’homme contre ses conditions de vie[4] ». L’ascétisme des Catholic Worker, leur volonté de se défaire d’une certaine participation à la vie politique, le rejet de tout un système, ne peut que conduire Dorothy à exiger une nouvelle métaphysique. Une fois que nous avons questionné nos moyens de subsistance, que nous avons examiné la manière dont nous gagnons de l’argent et que nous avons reconnu notre propre culpabilité, on ne peut agir autrement qu’en réclamant une société fondée sur de nouveaux présupposés métaphysiques.
« Il s’agit maintenant, dans le Parti comme dans l’Église, de ne pas paraître différent des autres, d’avoir les mêmes cosmétiques, de suivre les mêmes modes et les mêmes amusements que la masse – et de s’y ennuyer. Sanctifiez le coin où vous êtes. Prenez le monde tel qu’il est. Soyez réalistes. Sortez de votre tour d’ivoire. Faites les comptes. Restez sur vos deux pieds. Ne soyez pas visionnaires[5]. »
Contre cette réduction de la puissance de l’être humain, Dorothy n’appelle pas à une vie d’utopie, mais à reconnaître la soif qui nous anime : nous sommes appelés à des affaires plus grandes que la mécanique et les tranquillisants de ce monde. La révolte métaphysique n’est pas une Terreur, ni une révolution sanglante, c’est la reconnaissance d’une nouvelle hiérarchie des valeurs, la redécouverte de la primauté du spirituel. Et cela n’est compréhensible que pour celui qui‚ une fois dans sa vie‚ a éprouvé une « soif de Dieu ». Que ce soit par la beauté, par la solitude, que ce soit par le spectacle de la misère du monde, de l’injustice ; une soif qui ne peut naître que si l’on est soi-même dérangé.
Foin des carrières et des vies rangées comme des lignes de comptable, le Dieu appelle et nous poursuit de son amour comme ce « limier céleste » de Francis Thompson qui hantait Dorothy Day[6]. Il bouscule, il jappe, il aboie, ce Dieu qui a du chien de chasse l’affection et la persévérance. Et nous le contemplons, et nous mirons notre temps à la lumière de son éternelle présence, afin de saisir cette soif qui est la nôtre, selon les mots mêmes de Benoît XVI :
« Notre manière de vivre dans la foi et dans la charité devient une manière de parler de Dieu dans l’aujourd’hui, car elle montre à travers une existence vécue dans le Christ la crédibilité, le réalisme de ce que nous disons avec les paroles, qui ne sont pas seulement des paroles, mais qui montrent la réalité, la véritable réalité. Et dans cela nous devons être attentifs à saisir les signes des temps à notre époque, c’est-à-dire à définir les potentialités, les désirs, les obstacles que l’on rencontre dans la culture actuelle, en particulier le désir d’authenticité, l’aspiration à la transcendance, la sensibilité pour la sauvegarde de la création, et à communiquer sans crainte la réponse qu’offre la foi en Dieu[7]. »
Il faut oser, au regard de l’éternité, nous n’avons rien à craindre.
Cet ouvrage est une sélection des articles de Dorothy Day, il est de ce fait insuffisant. Il ne peut, à lui seul, témoigner de toute la pensée de l’auteur. On espère, cependant, que le lecteur y trouvera la matière nécessaire pour comprendre le cheminement auquel nous invite l’activiste américaine.
Peter Maurin avait l’habitude de dire que les conservateurs se tenaient dans les branches des arbres, en surplomb, tandis que les radicaux revenaient aux racines. Le mouvement des Catholic Worker est un mouvement radical, anarcho-pacifiste, dira Dorothy. On ne peut saisir pleinement le sens de ces termes qu’en acceptant, à la suite de la journaliste catholique, de retourner à la racine des choses, c’est-à-dire à l’essentiel. Il nous faut suivre le travail de celle qui se fait chroniqueuse, polémiste, enquêtrice, reporter, afin de découvrir ce siècle de chômage, de guerres, d’impérialisme des machines et de destruction de l’homme. On s’étonnera de trouver, à l’intérieur de ce siècle, les grâces spirituelles décelées par la journaliste catholique : le renouvellement de l’Église, la prière et l’extraordinaire combat des chrétiens auprès des plus démunis. Ce livre est le réceptacle des notes établies par Dorothy Day afin de diriger nos vies vers le bien commun, et vers le bien éternel. Par ces mémoires fragmentaires d’une existence communautaire douloureuse, pénible, souvent faillible, nous voulons transmettre cet esprit de veille sur le monde. Le travail d’attention aux lèpres humaines continue. Il s’agit de garder l’esprit éveillé (stay woke) contre le ricanement de ceux qui savent, contre l’épuisant esprit somnolent de ceux qui sont établis. Il s’agit de garder l’esprit éveillé, contre l’esprit qui est à l’aise. Et de garder l’esprit des franciscains qui dorment à même la terre, pour en entendre les remous.
[1]. Dorothy Day, « Les trois ans du Catholic Worker », Mai 1936.
[2]. Jean de Saint-Chéron, Les bons chrétiens, Salvator, 2021.
[3]. Jacques Maritain, Réponse à Jean Cocteau.
[4]. Dorothy Day, « Une clarification », octobre 1957, en paraphrasant Albert Camus.
[5]. Dorothy Day, « S’enfuir de la ville », mai 1953.
[6]. Francis Thompson, « The Hound of Heaven » (1890). Un poème qui accompagnera Dorothy Day toute sa vie. En voici un extrait : « Qui trouveras-tu pour aimer, ignoble toi, / à part moi, et moi seul ? / Tout ce que je t’ai pris je ne l’ai pas pris / pour ton mal / mais pour que tu puisses le chercher dans mes bras. / Tout ce que ton erreur d’enfant / imagine perdu, je l’ai / gardé dans cette maison pour toi : / relève-toi, prends ma main, viens ! »
[7]. Benoît XVI, Audience générale, mercredi 28 novembre 2012.