Walter Benjamin, « prophète » juif au milieu du XXe siècle (1), nous a rappelé que l’histoire du salut – celle qui culmine dans l’accueil de la venue imminente du Messie – n’est pas l’histoire homogène et continue des vainqueurs, mais celle, hétérogène et discontinue, des vaincu.es. Cette leçon nous semble essentielle pour comprendre ce que signifie « tradition » et « magistère » pour nous autres – lointains héritiers des prophètes – catholiques.
Histoire des vainqueurs, histoires des vaincu.es.
Que l’histoire soit le plus souvent l’histoire racontée « du point de vue des vainqueurs » signifie qu’à chaque moment de l’histoire, les puissants se retournent et racontent le passé en n’en retenant que ce qui justifie leur présence et leur domination. Dans leur récit, le passé nous apparaît alors comme l’enchaînement nécessaire dont ils sont le couronnement.Cette illusion rétrospective étouffe la voix de la foule des vaincu.es de l’histoire. Tout ce qui, dans notre passé, ne légitime pas les puissances du moment est oublié. Dans nos manuel d’histoire : rien – ou presque rien, ce qui revient au même – sur la Commune de Paris ; rien sur le savoir obstétrique des femmes d’avant ces messieurs de l’Université de Médecine, rien sur les solidarités paysannes et les révoltes rurales, rien sur les peuples indigènes ou l’art de réparer le monde que se transmette clandestinement les générations. L’avenir est aux mains des Pharaons et l’avancée de l’histoire s’impose comme nécessaire. Contester les « trônes, puissances et dominations » (Col 1, 16) passe pour un péché contre le sacro-saint « Progrès » historique. Le moindre chargé de communication – que ce soit pour vous vendre un smartphone, justifier la course à l’armement ou la destruction du droit du travail – invoque le fameux « sens de l’histoire », sans même se rendre compte qu’il ne fait que porter la voix des puissants.
Face à cela, l’urgence révolutionnaire et messianique consiste, pour Benjamin, dans la rédemption du passé : dans l’exigence de faire ressurgir l’histoire « du point de vue des vaincu.es ». Chaque instant passé – jusque-là présenté comme un simple moment nécessaire du progrès historique – doit apparaître comme ayant porté en lui une infinité d’autres avenirs possibles. La flèche unidirectionnelle de nos frises l’historique est brisée et laisse place à l’étoile de la rédemption dont les rayons sont autant de possibilités messianiques en réserve. L’ouverture du temps (des vaincu.es) s’oppose à l’unité de l’histoire (des vainqueurs).
Attendre la venue, c’est alors, rappelle Benjamin, ne plus suivre du regard de la flèche de l’histoire mais fixer l’instant présent : la « porte étroite » par laquelle peut entrer le messie. Guetter le discontinu, l’hétérogène, l’irréductible, l’autre.
La tradition comme discontinuité
Une telle conversion de notre sens historique fait apparaître un concept inattendu de « tradition ». La tradition des vaincu.es, en effet, ne consiste en aucune « continuité », en aucune « homogénéité » ou « unité de développement ». Elle n’est rien d’autre que le témoignage, sans cesse renouvelé, de ce qui n’est pas assimilable par les logiques du monde. Elle est l’autre qui conteste le règne du même ; une tradition dont la force de soulèvement et de rédemption est celle de la discontinuité ; une puissance d’interruption : « je vous dis un mystère […] en un instant, en un clin d’œil […] La trompette sonnera […] et nous, nous serons changés » (1 Co 15, 52)
On sait l’importance catholique du concept de « tradition », on sait aussi le souci permanent qu’a le « magistère » catholique de mettre en scène sa continuité – la fameuse herméneutique de la continuité (2) – et l’unité de son développement dogmatique. De l’allocution pontificale devant un groupe de pèlerins à la constitution conciliaire, en passant par la lettre encyclique ou l’exhortation apostolique, chaque prise de parole ecclésiale commence par un tissage de citations des textes magistériels antérieurs. Comme si la continuité et l’homogénéité du propos était la garantie de la fidélité à la Parole première de Dieu.
Cette compréhension de la tradition semble pauvre, et finalement plus mondaine que théologique. Elle n’illustre en fait rien d’autre que la nécessité toute humaine pour l’institution ecclésiale de consolider son pouvoir, de se faire une place du côté des « vainqueurs » en s’assurant d’une nécessité historique. Cela dit, il ne s’agit pas pour moi de contester l’importance catholique de la tradition. Il s’agit, au contraire, de la penser et de l’accueillir radicalement. Loin d’être du côté de la continuité, la traditionnalité catholique me semble à découvrir dans le fait que, malgré la puissance institutionnelle de l’Église et ses infinies compromissions avec les pouvoirs du monde, et donc derrière cette apparente continuité magistérielle, la radicalité toujours nouvelle de l’Évangile continue d’opérer des percées. La tradition catholique ne réside donc pas le fait de subsister à l’identique mais se réfère à un geste de brisure infiniment répété ; la tradition n’est pas l’ancestralité, mais la nouveauté inassimilable du salut. L’histoire du salut ne se déroule pas du côté de l’homogénéité de surface du magistère, mais du côté de la tradition mineure et discontinue d’une Église (c’est-à-dire de femmes et d’hommes) capables de rappeler et d’incarner la radicale nouveauté de l’Évangile. Ecclesia semper reformanda.
Herméneutique de la discontinuité
Dès lors, lire un texte magistériel en catholique – et nous venons de recevoir une exhortation apostolique du pape – c’est ne pas être dupe de l’illusion de continuité et d’homogénéité du « magistère », mais chercher ce qui, derrière un tissage de citations des éminents prédécesseurs, parvient à surgir de radicalement neuf. C’est adopter une herméneutique de la discontinuité, c’est-à-dire prenant comme principe d’interprétation qu’est Parole de Dieu ce qui vient déjouer nos croyances préétablies. Puisqu’un seul est « maître » (magister), et qu’être disciple du messie consiste à refuser tout autre maître (Mt 23, 10), la fidélité au magistère ne peut vouloir dire autre chose que l’écoute de cette unique parole qui vient briser de l’intérieur toute tentative d’appropriation.
Un exemple tiré de la toute récente Exhortation apostolique du pape Léon illustrera notre propos. Comme tout document magistériel, ce texte singe la continuité et fait mine de répéter la sagesse accumulée par les prédécesseurs. Pourtant, derrière ce geste, il s’agit en réalité d’une fidélité à une radicalité évangélique qui dans l’histoire (y compris la noble histoire catholique) n’a eu de cesse d’être étouffée. Il faut lire les citations des ancien.nes non comme les arguments d’autorité d’une doctrine immuable mais comme un effort pour une rédemption du passé cherchant à ressusciter en lui tout ce qui vient dénoncer nos certitudes et nos tiédeurs.
Le paragraphe 98 est particulièrement marquant de ce point de vue. Il n’est, à première vue, qu’une longue citation d’un document romain de 1984 :
« Aux défenseurs de “l’orthodoxie”, on adresse parfois le reproche de passivité, d’indulgence ou de complicité coupables à l’égard de situations d’injustice intolérables et de régimes politiques qui entretiennent ces situations. La conversion spirituelle, l’intensité de l’amour de Dieu et du prochain, le zèle pour la justice et pour la paix, le sens évangélique des pauvres et de la pauvreté, sont requis de tous, et tout spécialement des pasteurs et des responsables. Le souci de la pureté de la foi ne va pas sans le souci d’apporter, par une vie théologale intégrale, la réponse d’un témoignage efficace de service du prochain, et tout particulièrement du pauvre et de l’opprimé ».
Apparente homogénéité d’un magistère qui ne fait que se répéter. En réalité, ce texte est tiré d’une note de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi dont l’intention en 1984 était de mettre un coup d’arrêt à la « théologie de la libération » latino-américaine. Le pape Léon en cite ici l’un des rares passages élogieux envers ce christianisme des pauvres. Derrière la continuité d’une institution humaine ayant à assurer sa solidité – nous ne faisons que répéter ce que nos pères nous ont transmis – perce une discontinuité, un contre-pied – la bonne nouvelle (3). L’exigence évangélique brise, interrompt, suspend nos logiques de puissances. La parole des vaincu.es – la Parole du Vaincu, messie crucifié – ne cesse de surgir.
Être catholique est inséparable du souci pour la tradition, la tradition discontinue et hétérogène du Vaincu dont la résurrection « renverse les puissants de leurs trônes » (Lc 1, 52).
Benoît
(1) Pour une présentation de l’apport théologico-politique de Benjamin, cf. M. Löwy, Walter Benjamin, avertissement d’incendie, Ed. de l’éclat, 2018.
(2) L’herméneutique désigne l’art de l’interprétation. L’expression « herméneutique de la continuité » renvoie dans le monde catholique aux débats sur l’interprétation du Concile Vatican II. Elle fut constituer pour rassurer une partie du monde catholique craignant que ce concile soit une rupture dans la « tradition » catholique.
(3) On pourrait donnait une multitude d’exemples de ce type. Dans Laudato Si’, par exemple, en parlant de « clameur des pauvres et de la terre » (LS 49) le pape François reprenait sans le dire le titre d’un livre du théologien de la libération Leonardo Boff (Ecologia : grito da terre, grito dos pobres, 1995) largement humilié par le Vatican dans le passé. Si la voix du Maître passe dans le « magistère », c’est, je crois, lorsqu’il est capable de se désavouer ainsi.