Les Papes vs J.D. Vance : quel « ordo amoris » promeut l’Église ?

En début d’année 2025, une ‘polémique’ a éclaté entre le vice-président américain J.D. Vance et le pape François au sujet de l’expression « ordo amoris ». D’origine médiévale, celle-ci a été reprise par Vance pour exprimer, à travers un tweet, sa vision de l’amour en société : « tu aimes ta famille – écrit-il – et puis tu aimes ton voisin, et puis tu aimes ta communauté, et puis tu aimes tes concitoyens dans ton propre pays. Et ensuite, après tout cela, tu peux te pencher sur le reste du monde », en invitant, dans un second tweet, à « taper sur Google ordo amoris », et en ajoutant que « l’idée selon laquelle il n’y a pas de hiérarchie dans les obligations va à l’encontre du sens commun. Est-ce que Rory pense vraiment que ses devoirs moraux envers ses propres enfants sont équivalents aux devoirs envers l’étranger qui vit au loin, à des milliers de kilomètres ? Quelqu’un pourrait-il vraiment le penser ? »[1].

            Quelques jours après le partage de ce tweet et le démarrage de la politique de déportations par le président Trump et son gouvernement, le pape François a envoyé une lettre aux évêques américains. En à peine une page, il s’oppose radicalement à l’interprétation soutenue par le politicien américain : « l’amour chrétien n’est pas une expansion concentrique d’intérêts qui s’étendent peu à peu à d’autres personnes et d’autres groupes. (…) Le véritable ordo amoris qui doit être promu est celui que nous découvrons en méditant constamment sur la parabole du ‘Bon Samaritain’ (Lc 10, 25-37), c’est-à-dire en méditant sur l’amour qui construit une fraternité ouverte à tous, sans exception »[2].

            Étant donné ce désaccord profond entre Vance et François, portant sur un pilier chrétien aussi essentiel que l’amour, il est important de creuser cette affaire. Pourquoi le Pape a-t-il défendu une telle ‘utopie’, s’érigeant contre le ‘bon sens’ allégué par le vice-président américain ? Il y a sans doute une explication tenant à François lui-même, à l’axe central qu’il a choisi pour son pontificat, à savoir la défense des pauvres et des marginalisés de notre monde. Ce n’est pas surprenant, en ce sens, que la parabole du ‘Bon Samaritain’ mentionnée dans la lettre fait directement référence au chapitre 2 de l’encyclique Fratelli tutti (« Un étranger sur le chemin »), qui s’efforce de proposer une fraternité universelle pour le monde contemporain. Mais qu’en est-il de ses prédécesseurs au Saint-Siège ? François a-t-il défendu seulement sa propre lecture de l’ordo amoris ou, en revanche, le magistère social de l’Église catholique ?

            Dans cet article, nous prouverons, à l’aide des encycliques sociales, que François, dans cette lettre aux évêques américains, s’est inscrit dans la tradition du magistère social de ses prédécesseurs, et que, du même coup, la position défendue par Vance, en revanche, s’y inscrit en faux. Cela formera la partie la plus importante de notre démonstration, qui sera précédée de deux autres parties, portant respectivement sur la pensée médiévale, indirectement mise en cause par Vance, et le Concile Vatican II, qui, constituant la plus grande autorité magistérielle au sein de l’Église, a servi de base pour les encycliques sociales. En résumé, nous montrerons que l’interprétation de Vance est en contradiction avec la pensée médiévale (partie I), le Concile Vatican II (partie II), et les encycliques sociales des Papes du XXe siècle (partie III).

I. La pensée médiévale

L’amour chrétien, allègue le pape François, « n’est pas une expansion concentrique d’intérêts qui s’étendent peu à peu à d’autres personnes et d’autres groupes (…) mais une fraternité ouverte à tous, sans exception ». Voilà, l’air de rien, le cœur du christianisme : la caritas. L’amour chrétien, en effet, s’apparente à l’ἀγάπη, que les Latins ont traduit par caritas, transposée en français par le terme de « charité ». Les Grecs anciens, comme on le sait, connaissaient traditionnellement trois espèces d’amour – ἀγάπη, ἔρως et φιλία –, qu’on traduit en général par « charité », « amour sensuel » et « amitié ». Ainsi, lorsqu’un Thomas d’Aquin, à la fin du XIIIe siècle, a mené sa tentative historique d’intégrer la philosophie d’Aristote au système des savoirs chrétien, a dû résoudre, parmi la foule de problèmes philosophiques et théologiques que cette entreprise lui a posés, celui de la définition de l’amour proprement chrétien, ἀγάπη ou caritas.

            Les enjeux étaient de taille. Comme on peut le lire dans la première lettre de saint Jean, « Dieu est amour : celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu en lui » (« Ὁ θεὸς ἀγάπη ἐστίν, καὶ ὁ μένων ἐν τῇ ἀγάπῃ, ἐν τῷ θεῷ μένει, καὶ ὁ θεὸς ἐν αὐτῷ μένει », « Deus caritas est : et qui manet in caritate, in Deo manet », 1 Jn 4, 16), et, comme l’a écrit Benoît XVI, « nous avons cru à l’amour de Dieu : c’est ainsi que le chrétien peut exprimer le choix fondamental de sa vie »[3]. L’amour chrétien (agape-caritas) est donc, en quelque sorte, le chrétien lui-même, qui pourrait aussi bien s’appeler « l’amoureux car aimé de Dieu ». Répondre à cet appel revient à correspondre au mandatum novum, au nouveau commandement, à la nouvelle Loi. Comprendre l’amour-charité signifie, par conséquent, comprendre l’« être chrétien », le cœur même de l’être-au-monde du chrétien, sa modalité spécifique d’exister.

            Non seulement les enjeux étaient de taille, mais le problème était complexe. Comme on l’a dit, la tradition grecque avait légué à la culture chrétienne trois différents sens d’amour. De plus, Aristote, dont la philosophie a été massivement mobilisée pour échafauder la théologie chrétienne médiévale, a longuement traité de l’amour-amitié (φιλία) dans les livres VIII et IX de son Éthique à Nicomaque, le joyau éthique sur lequel les scolastiques ont tant débattu. De fait, les commentateurs médiévaux de ce texte, notamment pendant la période formative de la théologie chrétienne thomiste, aux XIIIe et XIVe siècles, ont souvent compris cette espèce d’amour qu’est l’amitié comme étant une vertu qui règle la manifestation de l’amour lui-même selon la droite raison[4].

            Ainsi, le problème qui incombait à Thomas d’Aquin était de comprendre la différence entre l’amour naturellement noble qu’Aristote rattache à la vraie amitié (les Médiévaux l’ont appelée « amicitia honesta », la relation où il n’y a rien de ‘malhonnête’, où l’on veutet fait sincèrement le bien d’autrui, où le plaisir et l’intérêt subsistent au plus haut degré mais ne sont pas recherchés en tant que tels, car la fin suprême est le bien d’autrui) – l’amitié proprement dite, fondée nécessairement sur la vertu et l’excellence du cœur, par opposition aux amitiés ‘dégradées’, fondées, elles, au premier chef sur le plaisir (« amicitia delectabile », celle où l’on recherche son propre plaisir, où domine l’élément de la ‘satisfaction’) et l’intérêt (« amicitia utile », celle où l’on recherche son propre intérêt, où domine l’élément de la ‘rentabilité’ de la relation) – et l’amour proprement chrétien qu’est la caritas, le ‘mandatum novum’, le début de la Loi du cœur, du « cœur nouveau, de l’esprit nouveau » (« cor novum et spiritum novum », Ez 36, 26).

            Selon l’Aquinate, il y a au moins deux différences fondamentales. Primo, la charité n’est pas principalement fondée sur la vertu humaine, c’est-à-dire sur la capacité intrinsèque à l’homme de pouvoir penser, faire, atteindre le bien, mais, bien plutôt, sur le Bien de la bonté divine, sur Son amour, sa capacité de faire-grâce, ‘gracier’ ses créatures[5]. Secundo, la charité est indifférente à la réciprocité et à la vertu d’autrui, de celui à qui l’amour-charité s’adresse, alors que l’amitié ne peut pas exister sans l’une et l’autre en même temps, la vraie amitié se vérifiant uniquement à condition que les amis (1) soient vertueux (ceux qui se font du mal ne peuvent pas être vraiment amis, mais, plutôt, ennemis), et (2) s’échangent réciproquement leur amour (une amitié non réciproque implique un amour unilatéral ; or, l’amitié est nécessairement une relation où les participants s’aiment).

            Ainsi, l’amour proprement chrétien a pour fondement et limite l’amour de Dieu, ce qui veut dire qu’il a un fondement inébranlable et une limite qui n’en est pas une : il est indissolublement infini. Voici donc la réponse à la fameuse question d’Augustin – « quid autem amo, cum te amo ? » (qu’est-ce que j’aime lorsque j’aime Toi ?)[6] : lorsque j’aime Dieu, étant donné que Dieu caritas est, j’aime l’amour­-caritas, je vis de et dans cet amour. Plongé dans une telle vie intérieure, qui boit au « fleuve qui ne s’épuise pas, qui ne passe pas »[7], il est manifestement intolérable pour l’homme de ‘calculer’ son amour en construisant des barrages et des murs, de le ‘contenir’, de l’‘endiguer’. Aucune hiérarchie, aucun calcul, aucune réciprocité ne peuvent être exigés : l’amour proprement chrétien, c’est l’amour sans borne, humble reflet de l’amour divin. Ainsi, Thomas d’Aquin n’a aucun problème à affirmer, en accord avec les plus hauts principes évangéliques, que la charité s’étend non seulement aux amis, mais aussi aux ennemis et aux pécheurs (et donc, ipso facto, à nous-mêmes, d’où l’amor sui de celui qui se sait pécheur), que nous aimons dans la charité, le regard fixé sur Dieu, grâce à Lui[8].

            Comme on peut le voir, donc, l’amour chrétien s’appelle amour-charité, et la charité n’est pas l’amour-amitié (φιλία), qui nécessite limitation (bien régler l’amour selon la droite raison), vertu (la vraie amitié se fonde toujours sur les vertus, c’est-à-dire la capacité de faire maximalement le bien) et réciprocité (les deux amis doivent s’aimer réciproquement pour qu’il y ait amitié). La charité, en somme, c’est toujours la caritas Dei : sans borne, en-deça ou au-delà de la vertu humaine, indifférente à la réciprocité. C’est très précisément l’amour de Dieu, qui aime sans limite tout être humain, peu importe la ‘réponse’ de celui-ci. Que nous, de ce fait, n’en soyons pas capables, que nous soyons impressionnés par cet incendie du cœur, vraiment excédant nos capacités de ‘gestion’, que nous restions comme pétrifiés face au « feu qui enflamme totalement et transporte en Dieu par les onctions extatiques et les affections les plus ardentes »[9], cela est humain, très humain, et ne doit pas nous désenchanter complètement, ne doit pas nous amollir et habituer au ‘sens commun’ des Vance, car cela vaudrait rien moins qu’une trahison du ‘nouveau commandement’. La Bible elle-même, d’ailleurs, cet ensemble de récits si violents et bouleversants, où tout est le drame et la tragédie d’une longue suite d’enchantements et désenchantements (victoires, défaites, espoirs, désespoirs…), est tout aussi bien une histoire de libération vis-à-vis du mal qui empêche l’affermissement de l’amour divin, culminant, justement pour les chrétiens, dans cette ‘folie amoureuse’ pour le genre humain que fut la crucifixion.

            C’est en ce sens que la Croix est folle ‘aux yeux des Grecs’ : la ‘raison pure’ ne peut pas en saisir entièrement la signification, puisque la Croix de Jésus-Christ est précisément l’incarnation parfaite de cet amour sans borne (il est allé jusqu’à la croix), sans réciproque (il a été condamné à la croix), et sans vertu (il est mort sur la croix pour la ‘rédemption’ du péché), qui n’est pas rationnellement compréhensible avec la puissance de l’intellect, mais seulement expérimentable graduellement dans l’histoire d’une âme, et même s’il n’y est pas confiné, dans l’histoire de l’Église. L’Église, d’ailleurs, est en cheminement, ‘pèlerine’ comme on dit, très exactement dans la mesure où on n’a jamais vraiment fini de se rapprocher de cette folie chrétienne. Et c’est ici, à ce niveau, qu’on peut comprendre la pensée sociale des Papes au sujet de l’ordo amoris et de l’universalisme chrétien, puisque celui-ci se fonde sur la spécificité de l’amour chrétien, qui en est en même temps la conséquence.

II. Le Concile Vatican II

Comme nous l’avons dit en introduction, le pape François a défendu une idée d’ordo amoris en accord avec ses prédécesseurs. Ceci est vrai d’une manière patente à partir du Concile Vatican II (1962-1965), où les pères conciliaires, sidérés par le désastre de la Seconde Guerre Mondiale et convaincus de l’impasse du Concile Vatican I (1869-1870)[10], ont profondément modifié la mission de l’Église dans le monde contemporain. Saisir cette mission est indispensable pour réfléchir à l’amour auquel l’Église invite.

            Le Concile, dans sa constitution pastorale sur l’Église dans le monde contemporain, a proclamé que « les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur. (…) La communauté des chrétiens se reconnaît donc réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire »[11]. Les disciples du Christ, les chrétiens, ne doivent pas vivre en dehors du monde, comme voulaient les ‘anti-modernistes’ et voudraient les ‘nostalgiques’, mais au-dedans, au cœur même de l’aventure humaine, intimement solidaires du genre humain. Autrement dit, l’Église a invité les catholiques non seulement à accepter, plus ou moins passivement, le saut d’époque, mais, pour ainsi dire, à le chevaucher.

            Comment ? La réponse se trouve dans les toutes premières lignes de la constitution dogmatique : « l’Église est, dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain »[12]. Il n’est pas facile de saisir réellement cette phrase, comme l’écrit le pape François dans son autobiographie en alléguant que le Concile Vatican II n’est « pas encore totalement compris, vécu et appliqué »[13]. C’est qu’il encourage à rien moins qu’à travailler à l’unité du genre humain, ce même genre humain que les J.D. Vance rêvent de ramener à l’ordre – mais pas à l’unité, celle du moins que proclame l’Église, comme on le montrera – avec le bon sens et les bonnes hiérarchies. Ce motif de l’unité revient, plus récemment, aussi chez Léon XIV, qui, dans l’audience jubilaire du 14 juin 2025 sur le thème « Espérer c’est relier. Saint Irénée de Lyon », a dit : « L’année jubilaire relie plus radicalement le monde de Dieu au nôtre. Elle nous invite à prendre au sérieux ce que nous prions chaque jour (« Sur la terre comme au ciel »). Telle est notre espérance. (…) Espérer, c’est relier. (…) Irénée, maître d’unité, nous enseigne à ne pas opposer, mais à relier. Il y a une intelligence non pas là où l’on sépare, mais là où l’on unit. (…) Jésus est la vie éternelle parmi nous : il rassemble les opposés et rend la communion possible »[14].

            Encore le leitmotiv du Concile et de François : l’unité et la communion. Mais quelle unité et quelle communion ? Et l’unité entre qui ? Certes, le ‘genre humain’, mais qu’est-ce que cela veut dire que d’unir le genre humain, d’en faire une communauté ? C’est ici, à ce niveau, que la question de l’ordo amoris peut être correctement soulevée. François aimait reprendre l’expression de « civilisation de l’amour » employée par Jean-Paul II[15], qui la comprenait comme la civilisation « du Cœur du Christ »[16]. C’est, en effet, avec l’encyclique Dilexit nos, le dernier grand texte de François (octobre 2024), que le dessein du Concile trouve, en quelque sorte, la pierre manquante de sa formulation claire et cohérente : le chrétien, qui vit dans le monde, au milieu de tous les processus qui le composent à un moment historiquement déterminé, a avant tout la mission, non pas d’idolâtrer un passé idéalisé, demeure de toutes les pulsions et imaginations, mais de comprendre la réalité, d’en être un acteur engagé, lucide et responsable (contemplatif dans l’action), afin de savoir entendre les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, dans le but de contribuer, au nom du Christ et grâce à son Cœur, in hoc signo, à l’unité du genre humain, c’est-à-dire à la formation d’une véritable communauté, où le ‘cum’ est assuré, justement, non pas par une Idée totalisante par rapport à laquelle tout est apodictiquement jugé, mais par le Deus caritas est, par l’amour-charité (pas philía !) qui embrasse les amis et les ennemis, les semblables et les dissemblables, presque par-delà le Bien et le Mal, éminemment conscient du fait que le caractère fondamental de l’être humain (de l’Être-là), son péché originel,est la captivitas, le fait d’être captivus (‘cattivo’, ‘méchant’ !) des passions, des plaisirs, de l’incontrôlable volonté de puissance qui le taraude et l’étrangle, à l’image des forces que le nouvel âge a déchainées, celles qui, précisément, rament contre l’émergence de cette communauté universelle dont rêve l’Église, et qui sont ‘gouvernées’ par la globalisation du marché, l’impérialisme du modèle culturel unique, la guerre permanente, la réification totalisante et le ‘désenchantement’ de toute forme de vérité à l’exception de celle que constitue le Système (Gestell).

            Telle est l’idée directrice, la voie maîtresse de l’Église au moins depuis le Concile Vatican II. La conséquence fondamentale est la défense acharnée de l’amour universel, de ce que François a appelé « une fraternité ouverte à tous, sans exception ». C’est ce qu’on peut lire dans Gaudium et spes : « Les chrétiens ne peuvent pas former de souhait plus vif que celui de rendre service aux hommes de leur temps, avec une générosité toujours plus grande et plus efficace. Aussi, dociles à l’Évangile et bénéficiant de sa force, unis à tous ceux qui aiment et pratiquent la justice, ils ont à accomplir sur cette terre une tâche immense, dont ils devront rendre compte à celui qui jugera tous les hommes au dernier jour. Ce ne sont pas ceux qui disent “Seigneur, Seigneur !” qui entreront dans le Royaume des cieux, mais ceux qui font la volonté du Père et qui, courageusement, agissent. Car la volonté du Père est qu’en tout homme nous reconnaissons le Christ notre frère et que nous nous aimons chacun pour de bon, en action et en parole, rendant ainsi témoignage à la vérité »[17]. Reconnaître le Christ en tout homme, puisque telle est la volonté du Père, voilà l’universalisme chrétien et l’ordo amoris défendu par François.

            La constitution sur les liens de l’Église avec les autres religions ne dit pas autre chose, voire elle adopte un ton encore plus résolu : « Nous ne pouvons invoquer Dieu, Père de tous les hommes, si nous refusons de nous conduire fraternellement envers certains des hommes créées à l’image de Dieu »[18]. La question, comme on peut le voir, n’est pas, comme l’allègue Vance, que le ‘quotidien’ et le ‘bon sens’ imposent d’être sérieux et d’aimer par cercles concentriques ; la question, c’est plutôt de comprendre que si nous refusons la fraternité à certains, nous ne pouvons pas invoquer Dieu. ‘Utopie’ ? Peut-être, mais quelle tâche ardue que de vouloir comprendre l’Église et le Christ avec un peu de ‘bon sens’ ou de ‘sens commun’ ! Aux pères conciliaires de préciser : « La relation de l’homme à Dieu le Père et la relation de l’homme à ses frères humains sont tellement liées que l’Écriture dit : “Qui n’aime pas ne connaît pas Dieu” (1 Jn 4, 8). Par là est sapé le fondement de toute théorie ou de toute pratique qui introduit entre homme et homme, entre peuple et peuple, une discrimination en ce qui concerne la dignité humaine et les droits qui en découlent »[19]. En d’autres termes, la proximité physique, morale ou psychologique ne peut en aucun cas entraîner une négation de la fraternité au lointain, à celui que ‘je ne vois pas’ ou que je ne considère pas partie intégrante de ‘mon réseau’.

III. Les encycliques sociales

Sur ces bases, les Papes, notamment de Paul VI (1963-1978) à François (2013-2025), ont tiré les conséquences pour ainsi dire concrètes des principes du Concile, sur le plan théologique, culturel, social, économique et politique. Ne pouvant pas tout traiter, nous nous bornerons ici aux plans social, économique et politique, car c’est là le niveau dans lequel se place la thèse vancienne des ‘cercles concentriques’. Deux thèmes majeurs se dégagent chez les Papes, savoir le mode de production – impliquant, entre autres, des réflexions sur le travail et le capital, la distribution des profits, les procédures de transformation des ressources naturelles etc. – et les relations internationales, donnant lieu, entre autres, à des réflexions sur l’inégalité mondiale, l’hégémonie culturelle, les fonctions et les limites des États-nations et ainsi de suite. Bien que les Papes ne s’y réfèrent pas directement, la notion d’ordo amoris est sous-tendue dans toutes les encycliques sociales, puisque la mission que l’Église s’est donnée lors du Concile – contribuer à l’unité du genre humain à travers le Cœur du Christ – exige nécessairement de se forger une vision sociale, économique et politique du monde contemporain tel qu’il est et qu’il devrait être.

            Les Papes, bien avant le Concile, dès Léon XIII au moins, avaient déjà pris conscience du caractère incontournable et décisif des réalités économiques et politiques dans la vie de l’homme moderne. Non pas que l’Église ait vécu ‘hors-sol’ pendant deux millénaires : pendant longtemps, elle formait, dans quelques pays d’Europe de l’Ouest, la société elle-même, en prenant ainsi la responsabilité de très nombreuses questions économiques et politiques. Mais, entre le XVIIIe et le XIXe siècles, des changements extraordinaires d’ordre politique et économique se sont produits : d’une part, d’un point de vue politique, la pleine autonomie du ‘pouvoir temporel’, incarné désormais par l’État moderne, la fin de l’histoire millénaire des États pontificaux avec la « Brèche de Porta Pia » (20 septembre 1870), prélude à l’occupation du Vatican par les troupes italiennes, et les révolutions (avant tout française en 1789, et soviétique en 1917) ; d’autre part, d’un point de vue économique, l’émergence du système de production capitaliste, qui a amené une Mobilmachung, une ‘mobilisation totale’, où a progressivement conflué la force-travail manuelle et intellectuelle, et qui a radicalement bouleversé les formes de vie partout où il s’est imposé. Face à ces chamboulements, l’Église s’est d’abord mise sur la défensive (par exemple avec le Concile Vatican I en 1869-1870), pour ensuite, dès la fin du XIXe siècle, adopter une attitude plus positive. C’est Léon XIII (1878-1903) qui, avec de grands efforts, lança l’aggiornamento de l’Église catholique.

            Dans l’une de ses 86 encycliques, Rerum novarum (1891), Léon XIII inaugure le « magistère social de l’Église catholique », promis à un bel avenir, qui est précisément au centre de nos réflexions ici. Ses mots ont toute la force des commencements : sidéré par « la division de la société en deux castes », où la première, « très puissante puisque très riche », en possédant « toute sorte de production et commerce, exploite à son profit toutes les sources de richesse et exerce également une immense influence sur le devenir de l’État », alors que la seconde est « une multitude misérable et faible, et de ce fait toujours prête aux révoltes »[20], Léon XIII met en garde les responsables politiques non seulement sur l’injustice sociale que cela représente mais aussi sur l’impact dévastateur sur « les biens de l’âme » de la classe ouvrière, qui représentait à cette époque le prolétariat tout entier, sur la dégradation de son ‘état spirituel’[21].

            Il est intéressant, par ailleurs, de noter que, dans le même chapitre 35, Léon XIII propose de faire en sorte que cette « multitude » ait accès à l’industrie, « avec l’espoir de pouvoir acquérir des propriétés stables », de telle manière « qu’une classe se rapprochera peu à peu de l’autre, en éradiquant ainsi le gigantesque écart entre la grande pauvreté et l’immense richesse », condition sine qua non de la ‘régénération’ physique, morale et spirituelle des masses oppressées. Cette proposition permet, au passage, de préciser que la défense de la propriété privée par l’Église, qu’on met souvent en avant, a certes de nombreuses causes historiques et théoriques, mais, comme on le voit ici chez Léon XIII, elle devait et doit avant tout permettre que tout le monde ait accès à la propriété. En ce sens, rappelons que, pendant longtemps, l’une des grandes luttes sociales a été celle du « la terre appartient à ceux qui la travaillent »[22] et que, comme les travaux de Thomas Piketty le montrent, l’extrême concentration des patrimoines d’avant 1914 (Léon XIII écrit Rerum novarum en 1891) n’a d’égal que dans l’après 2009, notre époque, qui a donc poussé François à ‘hausser le ton’ comme l’avait fait Léon XIII plus d’un siècle avant lui[23]. La proposition de Léon XIII consistant à élargir aux masses l’accès « à l’industrie » et à « des propriétés stables » (d’abord, donc, une maison, ce qui n’est absolument pas acquis encore de nos jours) peut donc s’apparenter à une forme de collectivisme ‘avant-gardiste’, plus qu’à un positionnement ‘conservateur’ pro-bourgeois, comme certains le donnent trop rapidement pour acquis.

            Que Léon XIII, d’ailleurs, était radicalement contraire à toute forme de concentration de richesse, et, en général, au capitalisme tel qu’il s’est manifesté, est manifeste d’un bout à l’autre de l’encyclique : « D’abord, ce qui fait mal aux yeux tient au fait que, aujourd’hui, on n’assiste pas seulement à une concentration de richesses, mais aussi à l’accumulation, également, d’une puissance énorme, d’une domination despotique de l’économie dans les mains d’un tout petit groupe, qui, souvent, n’est même pas formé de propriétaires, mais de dépositaires et administrateurs du capital, dont, néanmoins, ils disposent à leur gré et comme bon il leur semble »[24]. Une telle concentration de force et pouvoir, poursuit-il, « est le fruit naturel de la liberté effrénée de concurrence, qui ne laisse survivre que les plus forts, c’est-à-dire, souvent, les plus violents dans la lutte et les plus indifférents vis-à-vis de la conscience »[25]. Loi de la concurrence et distinction étanche entre possesseurs des capitaux et force-travail : deux piliers du capitalisme que Léon XIII déplore ici.

            Comme on peut le voir, donc, bien avant le Concile Vatican II, les Papes avaient compris que, dans le monde contemporain, dominé, pour le mieux et pour le pire, par l’économie, le Saint-Siège ne peut plus parler de la vie de l’esprit – qui, pour un chrétien, se nourrit du Cœur du Christ, de cet amour-caritas dont on a parlé plus haut – de manière détachée, hors-sol, éthérée ; que, en somme, même si, pour reprendre encore les mots de Léon XIII, « la vie d’ici-bas, tout en étant bonne et désirable, ne constitue pas la fin pour laquelle nous avons été créés, mais la voie et le moyen pour perfectionner la vie de l’esprit à travers la connaissance du vrai et la pratique du bien »[26], l’Église se doit impérativement de répondre de manière positive à la « soif d’innovations qui depuis longtemps s’est emparée des sociétés et les tient dans une agitation fiévreuse »[27], car les esprits « sont en suspens et dans une anxieuse attente », comme emportés, physiquement, moralement et spirituellement par les res novae et, en particulier, les grands espoirs de libération amenés par les révolutions politiques et les innovations scientifiques.

            Léon XIII, en définitive, avait déjà exprimé la nécessité, pour l’Église, de décliner l’amour qu’elle propose à l’humanité dans des perspectives non seulement plus ‘terrestres’, ‘matérielles’, ‘concrètes’, mais aussi – en renouant, au fond, avec une certaine identité ancienne et médiévale – résolument tournées vers la ‘société’. Tel est, encore aujourd’hui, l’ordo amoris de notre temps, la direction vers laquelle l’Église entend orienter les efforts. En accord avec Léon XIII, cette orientation se retrouve chez Pie XI (1922-1939), qui succède à Benoît XV (1914-1922), le Pape ‘désespéré’ de la Lettre aux chefs des peuples belligérants[28], où il posa la question dramatique : « Et l’Europe, si glorieuse et si florissante, va-t-elle donc, comme entraînée par une folie universelle, courir à l’abîme et prêter la main à son propre suicide ? »[29]. Terminée la catastrophe de la Première Guerre Mondiale, Pie XI décide, en effet, de prendre le relais de Léon XIII, en publiant une encyclique pour le quarantième anniversaire de Rerum novarum, intitulée Quadragesimo anno (1931).

            S’attaquant à ce qu’il appelle la « question sociale », il partage la vision de fond de Léon XIII, à savoir que la société est divisée « en deux classes : d’un côté, une minorité de riches jouissant à peu près de toutes les commodités qu’offrent en si grande abondance les inventions modernes, de l’autre, une multitude immense de travailleurs réduits à une angoissante misère et s’efforçant en vain d’en sortir »[30], et que le système économique et politique qui en est responsable doit par conséquent être critiqué et vaincu. Loin de faire marche arrière par rapport à son prédécesseur, Pie XI marque ici, comme on peut le voir, sa continuité dans le magistère social naissant d’inspiration Léon XIII : oui, le capitalisme, encadré juridiquement par les organes de l’État moderne, a déchainé une force productive colossale (« …les commodités qu’offrent en si grande abondance les inventions modernes… ») dont, néanmoins, s’empare une minorité de riches contre une multitude immense de travailleurs. C’est là, ouvertement pointée, la lutte de classe, le conflit travail-capital, dont traitera longuement Jean-Paul II, dans les années 1980, dans l’encyclique Laborem exercens.

            Déjà à cette époque, il semblerait que les catholiques n’aient pas été unanimement d’accord avec la critique pontificale, venant, en l’occurrence, de Léon XIII et Pie XI, et plus tard des autres Papes : « quelle joie parmi les ouvriers chrétiens (…), parmi les hommes généreux, soucieux depuis longtemps d’améliorer le sort des ouvriers », mais, en même temps, « au milieu de ce concert d’approbations, il y eut quelques esprits un peu troublés », l’enseignement de Léon XIII ayant provoqué « chez certains catholiques, de la défiance, voire du scandale », car « il renversait si audacieusement les idoles du libéralisme, ne tenait aucun compte des préjugés invétérés et anticipait sur l’avenir »[31]. Il est probable que Pie XI renvoie ici aux élites industrielles catholiques et aux politiciens catholiques qui en défendaient les activités, ce qui, mutatis mutandis,n’est pas sans lien avec le présent et, au fond, avec la controverse entre le pape François et J.D. Vance.

            En effet, comme on a pu déjà le voir jusqu’ici à travers les encycliques sociales pré-Concile Vatican II, les Papes, du moins avec leur plume, ne se sont pas ralliés aux diktats des élites économiques et politiques du monde contemporain. Au lieu d’encourager au ‘chacun pour soi dans le meilleur des mondes’, ils ont sans cesse poussé, au contraire, à une catholicité intelligemment critique, politisée et tout à fait concrète. Si, de plus, jusqu’aux années 1940, la doctrine des ‘cercles concentriques’ et de l’‘ordre hiérarchique’ pouvait encore exercer un semblant de fascination de type nostalgique envers un passé pré-révolutionnaire idéalisé – au fond, celui du Moyen-Âge (pré-capitaliste, pré-révolution industrielle, pré-globalisation, pré-révolution copernicienne etc.) –, avec la Seconde Guerre Mondiale l’Église prend définitivement conscience de l’impraticabilité d’une telle voie.

            Il était désormais à la vue de tous que la science moderne, non seulement elle avait ‘irrémédiablement’ bouleversé la vision du monde ancienne et médiévale et donc radicalement sapé les fondements cosmologiques et métaphysiques de la théologie chrétienne[32], non seulement elle avait balayé, ou promettait de le faire partout où on ne l’aurait pas empêchée, les modalités traditionnelles dans lesquelles, pendant des siècles ou même des millénaires, s’était instancié le travail, dans tous les secteurs – agriculture, manufacture, commerce –, en rendant ainsi obsolète une certaine spiritualité proprement catholique-chrétienne qui avait accompagné, voire propulsé, ces mêmes modalités de transformation de la nature qui étaient alors réduites à néant[33], mais aussi, maintenant qu’elle était ‘libre’ et entièrement mobilisée par le mode de production capitaliste, cette science s’était manifestement rendue capable de forger à la fois des machines soulageant l’homme du travail pénible qui l’avait soumis pendant des millénaires, ou des médicaments lui permettant de soigner des maladies autrefois incurables et mortelles, tout comme des armes de destruction de masse, celles, précisément, que la Seconde Guerre Mondiale avait permis de déployer massivement.

            Hiroshima-Nagasaki fut, en ce sens, un véritable choc pour les consciences : pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le genre humain disposait des moyens techniques pour s’autodétruire. Le débat politique et aussi culturel post-2GM, notamment en Europe, a mis au centre cette question, si bien que, en Italie, où le débat politique était suivi de près par le Saint-Siège, Palmiro Togliatti (chef du Parti Communiste Italien de 1927 jusqu’à sa mort en 1964) fit un discours, en 1954, intitulé « Pour un accord entre communistes et catholiques pour sauver la civilisation humaine »[34], où il proposait d’axer cet « accord » avant tout sur le refus radical de la « folle » politique impérialiste américaine fondée sur les « instruments de destruction de masse comme moyens de menace et intimidation envers les autres »[35].

            Les Papes, en somme, ont fini par se convaincre que la science moderne et le capitalisme qui l’a accaparée ont enfanté des forces tellement puissantes et potentiellement incontrôlables que même le domaine spirituel en venait à être irrémédiablement impacté. La formule de Léon XIII – « tous les esprits sont comme en suspens et dans une agitation anxieuse » – s’était avérée correcte et tournée vers l’avenir. L’Église, si elle voulait ‘se justifier’ dans le monde contemporain, ne devait pas seulement offrir une proposition religieuse solide, mais, par un mouvement inverse à celui du Vatican I, se placer au cœur même de l’aventure humaine, s’adressant « à tous les hommes », au genre humain qui, comme l’établit le Concile Vatican II, « saisi d’admiration devant ses propres découvertes et son propre pouvoir, s’interroge, souvent avec angoisse, sur l’évolution présente du monde, sur la place et le rôle de l’homme dans l’univers, sur le sens de ses efforts individuels et collectifs, enfin sur la destinée ultime des choses et de l’humanité », en lui proposant « la collaboration sincère de l’Église pour l’instauration d’une fraternité universelle qui réponde à cette très noble vocation de l’homme »[36]. En d’autres mots, l’« âge nouveau » de l’histoire de l’humanité, extraordinairement différent du point de vue social (Gaudium et spes, § 6), psychologique, moral et religieux (§ 7) de tous les âges précédents grâce à « l’intelligence et à l’activité créatrice des hommes », exige que l’Église réponde « aux aspirations de plus en plus universelles du genre humain » (§ 9), car « le monde moderne apparaît à la fois comme puissant et faible, capable du meilleur et du pire, et le chemin s’ouvre devant lui de la liberté ou de la servitude, du progrès ou de la régression, de la fraternité ou de la haine »[37].

            C’est une véritable ‘période axiale’ qui s’ouvre[38]. Le Concile le comprend et s’efforce d’inscrire pleinement l’Église dans le monde, car c’est ici-bas qu’une partie extraordinaire est en train de se jouer : une puissance technologique formidable se fait jour en même temps que la bombe atomique extermine deux-cents mille âmes en quelques secondes ; d’immenses espoirs de libération des peuples se répandent en même temps que les dictatures les plus odieuses s’installent ; les masses ‘entrent’ dans l’Histoire en même temps qu’elles se font exploiter sous le joug d’un travail aliénant ; et ainsi de suite. Oui, il était définitivement clair qu’un nouveau Zeit, une nouvelle époque de l’histoire humaine, s’était imposée. Comment s’y confronter ? Bref, quelle doit être la place de l’Église dans ce monde nouveau ?

            Telle est, précisément, la question du Concile Vatican II (1962-1965). Le cadre choisi par les pères conciliaires n’est pas entièrement nouveau dans l’esprit de quelques ecclésiastiques, mais, du point de vue ecclésial, a marqué un grand changement par rapport au passé : l’Église, comme nous l’avons amplement dit plus haut, entend accompagner ce formidable processus de rassemblement du genre humain, en fournissant essentiellement ce que, en scrutant dans sa propre histoire et tradition, elle croit pouvoir offrir, à savoir la fraternité qui dérive du fait d’être toutes et tous filles et fils du Père, et l’unité qui vient du Cœur du Christ, de cet amour-agape-caritas dont on a longuement parlé dans la première partie de cet article. Telle est, en définitive, la conscience de l’Église au sortir du Concile.

            En fonction de cette conscience, le cadre résolument tourné vers le monde qu’elle élabore prévoit, entre autres, la demande faite aux catholiques de s’engager concrètement dans les défis économiques, sociaux et politiques, car ce monde-ci est dominé par l’économique : on ne peut pas y échapper. S’il faut s’engager concrètement, c’est que cette mission-là, celle de la fraternité et de l’unité, est radicalement entravée par les puissances en jeu, ainsi que les événements tragiques du XXe siècle le montrent. Ainsi, l’Église ne nous invite nullement au bon sens ‘casanier’ et ‘ordonné’ auquel Vance fait allusion, mais au déchaînement des meilleures énergies morales et spirituelles pour « participer activement à la vie publique et contribuer à la réalisation du bien commun de la famille humaine et de sa propre communauté politique », écrivait Jean XXIII (1958-1963)[39].

            Les Papes post-Concile Vatican II acceptent, d’une manière ou d’une autre, les principes élaborés et essayent de les transposer dans les réalités sociales et politiques. Au-delà des différences sur tel ou tel point de détail, tous les Papes sont unanimes sur quelques idées de fond, dont, avant tout, l’injustice des inégalités mondiales – empêchement majeur au surgissement d’une véritable communauté du genre humain – qu’on retrouve déjà explicitement chez Jean XXIII : « Le problème peut-être le plus important de notre époque moderne tient aux rapports entre les communautés politiques économiquement développées et les communautés politiques en voie de développement économique : les premières, par conséquent, vivent dans un niveau de vie élevé, les secondes, dans des conditions de détresse ou même de grande détresse »[40]. La conséquence la plus grave est aussitôt tirée par le Pape : « étant donné l’interdépendance grandissante entre les peuples, il n’est pas possible qu’entre eux règne une paix durable et féconde si le déséquilibre entre leurs conditions économico-sociales est par trop accentué »[41].

            Sur ces bases, Jean XXIII confie « un devoir » – dont Jean-Paul II fera une « obligation morale » – aux communautés politiques « qui disposent de moyens de subsistance à volonté », savoir celui de « ne pas rester indifférentes face aux communautés politiques dont les membres se démènent dans les difficultés de l’indigence, de la misère et de la faim, et qui ne jouissent pas des droits élémentaires de la personne » »[42]. De plus, ce devoir, précise-t-il, « doit être éminemment senti par les catholiques, puisqu’ils ont une motivation très noble dans le fait qu’ils sont membres du corps mystique du Christ »[43]. Le « you love your family and then, maybe, the rest of the world » de J.D. Vance est, donc, ouvertement en contradiction avec le « devoir » de ne pas rester indifférents devant les pauvres et les nécessiteux, qu’ils soient proches ou lointains. En jeu, selon Jean XXIII, il n’y a rien moins que le corps mystique du Christ. Osons, quitte à ossifier quelque peu le langage parfois ‘diplomatique’ des Papes, typique de l’époque successive à la perte de tout pouvoir temporel (les citations de Léon XIII reportées plus haut montrent que le langage des Papes reflétait encore, à cette époque-là, une certaine ‘confiance en soi’) : les catholiques occidentaux ne sont pas réellement catholiques s’ils ne font rien pour détruire les structures qui engendrent les inégalités produisant la misère (et les guerres fratricides) dans le Sud global.

            Paul VI (1963-1978), dont le pontificat est profondément marqué par de très nombreux voyages apostoliques, dont un, crucial pour sa pensée sociale, en Inde, où il voit avec ses propres yeux un peuple – composé aussi de catholiques – extrêmement sous-développé, frappe les esprits du monde entier avec la publication de l’encyclique Populorum progressio (1967), qui déplore très fortement les inégalités extrêmes de revenus, d’accès aux soins, d’éducation entre l’Occident opulent et ce qu’on appelait, à l’époque, le ‘Tiers monde’ : « Rappelons-le à nouveau : le superflu des pays riches doit servir aux pays pauvres. La règle qui valait autrefois en faveur des plus proches doit être aujourd’hui appliquée à la totalité des nécessiteux du monde. Les riches en seront, d’ailleurs, les premiers bénéficiaires. Autrement, leur avarice inextinguible ne pourrait que susciter le jugement de Dieu et la colère des pauvres, aux imprévisibles conséquences. Repliées dans leur égoïsme, les civilisations actuellement florissantes porteraient atteinte à leurs valeurs les plus hautes, en sacrifiant la volonté d’être plus au désir d’avoir davantage »[44].

            Revient, explicitement, dans ces mots forts, l’ordo amoris que François a défendu contre J.D. Vance : « la règle qui valait autrefois en faveur des plus proches doit être aujourd’hui appliquée à la totalité des nécessiteux du monde ». Il ne s’agit donc pas d’évaluer combien Untel est proche de moi physiquement, mon devoir, le devoir auquel l’Église m’invite – Jean-Paul II, plus apodictique, dirait « m’enjoint » – est celui de voir en mon prochain un frère et d’aller à son secours s’il en a besoin, car l’« autrefois » n’est pas l’« aujourd’hui » : si, autrefois, dans le monde ‘en petit format’ la règle d’or de la charité valait nécessairement pour « les plus proches », aujourd’hui, dans notre monde globalisé et interdépendant cette règle doit être « appliquée à la totalité des nécessiteux du monde ». L’amour-agape-caritas, de fait, est le même, sous le point de vue de l’essence, mais, sous le point de vue de ses conditions de manifestation et d’application, a complètement changé de forme : telle est l’idée que les Papes, en l’occurence Paul VI, essaient de faire passer.

            « Ce qui compte pour nous, renchérit Paul VI, est l’homme, chaque homme, chaque groupe d’hommes, jusqu’à comprendre l’humanité tout entière »[45]. Par conséquent, il n’y a aucune raison de privilégier telle ou telle partie du monde ou tel ou tel État-nation : le sujet des réflexions, le sujet de Dieu, c’est le genre humain. Du point de vue de l’Église, donc, il apparaît évident que, pour elle, les réductionnismes ethniques ou nationalistes – voire, dans cette époque dominée par le hubris, les réductionnismes familiaux – sont radicalement inacceptables. En somme, il n’y a là aucune invitation à se contenter de l’amour envers ‘sa famille’ ou ‘ses voisins’. Ces réflexes sont, comme on peut le voir, symptomatiques d’un hiatus, d’un écart gigantesque, entre la constitution de l’Église et la réalité des messages qui arrivent aux catholiques.

            Pourtant, les textes sont clairs. Paul VI le répète d’un bout à l’autre de son encyclique : « chaque homme est membre de la société : il appartient à l’humanité tout entière. Ce n’est pas seulement tel ou tel homme, mais tous les hommes qui sont appelés à ce développement plénier. Les civilisations naissent, croissent et meurent. Mais, comme les vagues à marée montante pénètrent un peu plus avant sur la grève, ainsi l’humanité avance sur le chemin de l’histoire. Héritiers des générations passées et bénéficiaires du travail de nos contemporains, nous avons des obligations envers tous et nous ne pouvons nous désintéresser de ceux qui viendront agrandir après nous le cercle de la famille humaine. La solidarité universelle qui est un fait, et un bénéfice pour nous, est aussi un devoir »[46].

            À partir de ces bases, et étant donné que, d’un point de vue économique, le système de production est capable de pourvoir à la subsistance de tous, et que, d’un point de vue théologique, « Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples, en sorte que les biens de la création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de la justice, inséparable de la charité »[47], aux yeux de Paul VI, il est inacceptable et immoral que quelqu’un soit exclu des fruits de la terre, qu’il n’ait pas de maison, de nourriture, d’eau, et, également, d’hôpitaux, d’écoles, et il l’est encore plus que des peuples entiers en soit privés.

            Mais, dira-t-on, l’Église ne défendait-elle pas acharnement la ‘propriété privée’ ? Nous avons déjà montré que, même chez Léon XIII, ce principe était destiné à assurer que tout le monde ait accès à la propriété privée, d’abord une maison et puis, si possible, les moyens de travail (formation, participation à la propriété des instruments de travail etc.), ce qui anticipait certaines politiques sociales des ‘démocraties chrétiennes’ (en Italie par exemple), fortement soutenues par les communistes et les socialistes, dans l’après-guerre. Paul VI, sur ce point, est encore plus ferme que son prédécesseur : « la propriété privée ne constitue pour personne un droit inconditionnel et absolu. Nul n’est fondé à réserver à son usage exclusif ce qui dépasse son besoin, quand les autres manquent du nécessaire »[48]. En d’autres termes, étant donné que le genre humain forme une seule communauté universelle, les pays riches sont appelés à céder ses excédants économiques aux pays pauvres[49].

            Par conséquent, poursuit-il, le bien commun, loin d’être un principe ‘fourre-tout’ et générique, « exige parfois l’expropriation si, du fait de leur étendue, de leur exploitation faible ou nulle, de la misère qui en résulte pour les populations, du dommage considérable porté aux intérêts du pays, certains domaines font obstacle à la prospérité collective »[50]. Ce n’est pas loin, ou même équivalent, du chapitre 120 de Fratelli tutti : « Le droit à la propriété privée ne peut être considéré que comme un droit naturel secondaire et dérivé du principe de la destination universelle des biens créés ; et cela comporte des conséquences très concrètes qui doivent se refléter sur le fonctionnement de la société »[51].

            Mais, entre Paul VI et François, il y a eu le long pontificat de Jean-Paul II (1978-2005), qui est l’auteur du plus grand nombre d’encycliques sociales[52]. Dans Sollicitudo rei socialis (1987), publiée en l’occasion du vingtième anniversaire de Populorum progressio de Paul VI, Jean-Paul II crédite son prédécesseur d’avoir affirmé clairement que « la question sociale a acquis un caractère mondial », et que « nous sommes face à un grave problème d’inégalité dans la distribution des moyens de subsistance, destinés à l’origine à tous les hommes, et en même temps des bénéfices également qui en dérivent », ceci se produisant « non pas à cause des populations en détresse, ni encore moins en raison d’une sorte de fatalité dépendant des conditions naturelles ou de l’ensemble des circonstances »[53]. Sur ces bases, le Pape Wojtyla réaffirme que « les responsables des choses publiques, les citoyens des pays riches personnellement considérés, notamment s’ils sont chrétiens, ont l’obligation morale – en fonction du degré respectif de responsabilité – de prendre en compte, dans les décisions personnelles et gouvernementales, ce rapport d’universalité, cette interdépendance qui subsiste entre leurs comportements et la misère et le sous-développement de tant de millions d’hommes »[54].

            En accord avec le Vatican II et ses prédécesseurs, Jean-Paul II revient aussi sur la mission de l’Église dans le monde contemporain en la reliant aux enjeux socio-politiques : « quand on observe les diverses parties du monde séparées par ce fossé qui continue à s’élargir, quand on remarque que chacune d’entre elles semble poursuivre son propre chemin, avec ses réalisations particulières, on comprend pourquoi dans le langage courant on parle de plusieurs mondes à l’intérieur de notre monde unique : premier monde, deuxième monde, tiers-monde, voire quart-monde. De telles expressions (…) sont significatives : elles témoignent d’une perception diffuse que l’unité du monde, en d’autres termes l’unité du genre humain, est sérieusement compromise. Cette façon de parler (…) cache sans aucun doute un contenu moral, vis-à-vis duquel l’Église, “sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’unité de tout le genre humain”, ne peut pas rester indifférente »[55].

            Il est intéressant de noter que, dans cette même encyclique, qui remonte à il y a moins de quarante ans, Jean-Paul II emploie le mot « impérialisme » pour qualifier « les deux blocs » : « chacun des deux blocs cache au fond de lui, à sa manière, la tendance à l’impérialisme, selon l’expression reçue, ou à des formes de néo-colonialisme : tentation facile dans laquelle il n’est pas rare de tomber, comme l’enseigne l’histoire, même récente »[56]. De ta fabula narratur devrait-on dire aux promoteurs des interprétations exotiques de l’ordo amoris.

            Le Pape Wojtyla émet également un jugement très sévère sur le commerce des armes, qui, contrairement aux richesses, peuvent circuler librement, notamment dans les zones du monde les plus pauvres : « nous nous trouvons devant un phénomène étrange : tandis que les aides économiques et les plans de développement se heurtent à l’obstacle de barrières idéologiques insurmontables et de barrières de tarifs et de marché, les armes de quelque provenance que ce soit circulent avec une liberté quasi absolue dans les différentes parties du monde »[57]. Rappelons que, notamment à cette époque-là, le grand producteur d’armes n’était autre que les États-Unis.

            À cause des inégalités mondiales et la production et la distribution incontrôlables d’armes, il y a, poursuit Jean-Paul II, « l’aggravation d’une plaie typique et révélatrice des déséquilibres et des conflits du monde contemporain, à savoir les millions de réfugiés auxquels les guerres, les calamités naturelles, les persécutions et les discriminations de tous genres ont arraché leur maison, leur travail, leur famille et leur patrie », cette tragédie déferlant sur « ces multitudes (…) qui, dans un monde divisé et devenu inhospitalier, n’arriver plus à trouver un foyer »[58]. En d’autres mots, Jean-Paul II, déjà en 1987 avait observé et pressenti que les phénomènes migratoires seraient devenus l’énième injustice provoquée par les inégalités entretenues dans le monde contemporain par l’Occident et, en son sein, les entreprises responsables de l’accaparement des richesses partout dans le globe.

            Parfois, l’on croit que, avec Benoît XVI, il y a eu un retour en arrière par rapport au Concile Vatican II et, selon notre développement, aux Papes. Ceci n’est pas vrai eu égard à notre question. Benoît XVI a eu le mérite d’exprimer clairement que l’amour-caritas chrétien est appelé, dans notre monde contemporain, à se décliner dans les réalités sociales : « “caritas in veritate in re sociali”, annonce de la vérité de l’amour du Christ dans la société », qui fait suite à l’encyclique Deus caritas est, dont on a parlé plus haut[59]. La ‘charité dans la vérité’, explique le Pape, « est un principe sur lequel se fonde la doctrine sociale de l’Église », qui se développe en fonction de deux concepts principaux, savoir « la justice et le bien commun »[60]. La justice, explique-t-il, est certes moins noble que la charité, car par celle-ci on peut « offrir du [nôtre] à l’autre », tandis que par celle-là on peut « donner à l’autre ce qui est le sien », ce qui lui revient en propre[61], mais la charité « n’existe jamais sans la justice ». Autrement dit, les chrétiens ont beau se sacrifier pour leurs prochains, à l’instar du ‘Bon Samaritain’, mais, sans un cadre juridique et politique juste, leur sacrifice sera toujours instable et potentiellement inefficace. D’où la nécessité de se battre pour « la reconnaissance et le respect des droits légitimes des individus et des peuples ». C’est ainsi qu’on peut atteindre le bien commun, qui « signifie d’une part, prendre soin, et, d’autre part, se servir de l’ensemble des institutions qui structurent juridiquement, civilement et culturellement la vie sociale qui prend ainsi la forme de la polis, de la cité ».

            Mais, la question surgit spontanément : quel contenu donner au bien commun, à la charité, à la justice ? Le risque est celui d’en appeler à des concepts ‘vides’, ‘fourres-tout’. Benoît XVI a-t-il renié la vision de la fraternité et de l’unité de l’Église pour le genre humain? Le Pape, dans le même passage, clarifie la vision globale qui doit orienter la compréhension de ces concepts et répond clairement à cette question : « Quand elle est inspirée et animée par la charité, l’action de l’homme contribue à l’édification de cette cité de Dieu universelle vers laquelle avance l’histoire de la famille humaine. Dans une société en voie de mondialisation, le bien commun et l’engagement en sa faveur ne peuvent pas ne pas assumer les dimensions de la famille humaine tout entière, c’est-à-dire de la communauté des peuples et des Nations, au point de donner forme d’unité et de paix à la cité des hommes, et d’en faire, en quelque sorte, la préfiguration anticipée de la cité sans frontières de Dieu »[62].

           Ainsi, loin de rompre avec le Concile et ses prédécesseurs, Benoît XVI décide de reprendre la réflexion de Paul VI dans Populorum progressio, en le créditant d’avoir « compris clairement que la question sociale était devenue mondiale » et saisi « l’interaction existant entre l’élan vers l’unification de l’humanité et l’idéal chrétien d’une unique famille des peuples, solidaire dans une commune fraternité », en proposant « la charité chrétienne comme force principale au service du développement »[63]. Oui, « la société, écrit-il, toujours plus mondialisée nous rapproche, mais elle ne nous rend pas frères ». Voilà le refrain du Concile Vatican II, que Benoît XVI, comme ses prédécesseurs, a essayé d’approfondir en analysant le contexte qu’il observait, sans jamais rompre avec le fond de ses intuitions.

CONCLUSIONS

            Nombreux sont les points des encycliques sociales, pourtant essentiels, que nous n’avons pas pu soulever dans cet article. Le corpus est, en effet, étoffé, complexe et foisonnant. Néanmoins, nous croyons avoir démontré une thèse : le ‘conflit’ entre J.D. Vance et François au sujet de l’ordo amoris s’enracine, non pas simplement dans le pontificat du pape François, mais dans l’identité et la mission de l’Église catholique elle-même, dans son magistère et sa tradition. Sans aller jusqu’à l’analyse des Évangiles et de la Bible, on peut affirmer, à partir des preuves textuelles que nous avons fournies au long de cet article, que l’ordo amoris soutenu par Vance est en contradiction avec la tradition théologique médiévale représentée par Thomas d’Aquin, le Concile Vatican II et la pensée des Papes du XXe siècle.

            En effet, la doctrine des ‘cercles concentriques’ et de la ‘hiérarchie des relations’ s’inscrit en faux par rapport à la mission que l’Église, réunie lors du Vatican II, s’est donnée, à savoir contribuer à l’unité du genre humain par le Cœur du Christ, et, en conséquence, aux nombreux appels à la fraternité universelle que les Papes, dès Léon XIII mais surtout à partir de Pie XII, Jean XXIII et Paul VI, ont adressés au monde entier et tout particulièrement aux catholiques. En une époque qui, selon la formule de Benoît XVI, est « toujours plus mondialisée sans pour autant nous rendre frères », la mission des disciples du Christ est celle de répondre au devoir de solidarité universelle, dans le but de bâtir la « civilisation de l’amour » (François), la « préfiguration anticipée de la cité sans frontières de Dieu » (Benoît XVI), où les différences ethniques, culturelles et politiques ne soient pas un obstacle, ou, pire, un motif de discrimination, mais une aide pour la réalisation de cette mission fondamentale.

            L’Église, comme l’a ouvertement écrit Jean-Paul II, juge immorale toute tentative impérialiste et, ajoute François, toute dérive nationaliste. Tous les Papes ont prié les responsables politiques de l’Occident d’en finir avec le colonialisme et le néo-colonialisme ; tous les Papes, même et on pourrait dire surtout Léon XIII et Pie XI, ont déploré l’« impérialisme de l’argent » (la formule est de Pie XI) dans le monde contemporain, jugeant nuisible le capitalisme, notamment si le concert des États ‘le laisse faire’. Par conséquent, tous les Papes, en plus de ne jamais encourager aux cercles concentriques et aux hiérarchies entre personnes, se sont érigés clairement contre toute forme de‘first’.

            En ce sens, le slogan « America first », apparenté à la doctrine de l’ordo amoris, qui commence à séduire de nombreux peuples dans le monde, est ouvertement anti-catholique, car l’Église catholique ne voit en les nations et les civilisations que des humbles serviteurs de l’humanité tout entière : ce n’est qu’à cette condition, pas donc par la puissance ou la violence, qu’elles peuvent se justifier. Comme l’écrivait Paul VI, le cœur plein de compassion envers les millions d’exclus et sacrifiés de notre monde : « chaque homme est membre de la société : il appartient à l’humanité tout entière. Ce n’est pas seulement tel ou tel homme, mais tous les hommes qui sont appelés à ce développement plénier. Les civilisations naissent, croissent et meurent. Mais, comme les vagues à marée montante pénètrent un peu plus avant sur la grève, ainsi l’humanité avance sur le chemin de l’histoire. Héritiers des générations passées et bénéficiaires du travail de nos contemporains, nous avons des obligations envers tous. (…) La solidarité universelle qui est un fait, et un bénéfice pour nous, est aussi un devoir »[64].

            U-topie ? Peut-être. Mais le topos, la demeure, du Deus caritas est est encore à-venir : ce sera notre monde, ce monde où, à présent, « l’ordre si parfait de l’univers contraste douloureusement avec les désordres qui opposent entre eux les individus et les peuples, comme si la force seule pouvait régler leurs rapports mutuels »[65]. Oui, ce sera notre monde, si et seulement si, en résistant contre tous les captivi, on décide de répondre ‘oui’, individuellement et collectivement, au mandatum novum : « Je vous donne un commandement nouveau : que vous vous aimiez les uns les autres ; que, comme je vous ai aimés, vous vous aimiez aussi les uns les autres. À ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres » (Jn 13, 34-35). Et nous, qui brûlons de ce feu dévorateur, qui crions « oui, Seigneur ! Toi, tu le sais : je t’aime » (Jn 21, 15), nous ne nous apaiserons pas, nous ne serons pas en paix, nous ne connaîtrons pas de répit « tant que notre système économique et social produira encore une seule victime et tant qu’il y aura une seule personne mise à l’écart »[66] sur ce « petit jardin fleuri », cette Terre si petite et qui pourtant nous rend si féroces[67].

Francesco Antonini

BIBLIOGRAPHIE

ACTES CONCILIAIRES :

  1. CONCILE VATICAN II, Constitution dogmatique sur l’Église. Lumen gentium, 1964.
  2. CONCILE VATICAN II, Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps. Gaudium et spes, 1965.
  3. CONCILE VATICAN II, Déclaration sur les relations de l’Église avec les religions non crétiennes, Nostra aetate, 1965.

MAGISTÈRE PONTIFICAL :

  • BENOÎT XV, Lettre du pape Benoît XV aux chefs des peuples belligérants, 1er août 1917.
  • BENOÎT XVI, Deus caritas est, 2005.
  • BENOÎT XVI, Caritas in veritate, 2010.
  • FRANÇOIS, Fratelli tutti, 2020.
  • FRANÇOIS, Dilexit nos, 2024.
  • FRANÇOIS, Lettre aux évêques des États-Unis d’Amérique, 10 février 2025.
  • FRANÇOIS, Espère, Albin Michel, Paris, 2025.
  • LÉON XIII, Rerum novarum, 1891.
  • LÉON XIV, Audience jubilaire. « Espérer, c’est relier. Saint Irénée de Lyon », 14 juin 2025.
  • JEAN XXIII, Pacem in terris, 1963.
  • JEAN-PAUL II, Sollicitudo rei socialis, 1987.
  • JEAN-PAUL II, Catéchèse du 8 juin 1994.
  • JEAN-PAUL II, Lettre au Préposé Général de la Compagnie de Jésus, Paray-le-Monial, 5 octobre 1986.
  • JEAN-PAUL II, Audience générale du 15 décembre 1999, « Édifier la civilisation de l’amour ».
  • PAUL VI, Populorum progressio, 1967.
  • PIE XI, Quadragesimo anno, 1931.

SOURCES ANCIENNES :

  • ASPASIUS, In Ethica Nicomachea (trad. latine Grosseteste), Paul Mercken (éd), The Greek commentaries of the Nicomachean ethics of Aristotle in the Latin translation of Robert Grosseteste, Brill, Leiden, 1991.
  • BONAVENTURE, Itinéraire de l’esprit jusqu’en Dieu, Vrin, Paris, trad. André Ménard, o.p., 2019.
  • THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, éd. Revue des Jeunes, 68 vol., Paris, Tournai, Rome, 1925-.
  • AUGUSTIN, Confessions, De Gruyter, Berlin-New York, 2009.

SOURCES MODERNES :

  • Les Constitutions soviétiques : 1918-1977 : texte intégral des 4 constitutions suivi de commentaires de Lénin, Staline et Trotsky, trad. Guy Desoire, Savelli, Paris, 1977.
  • MARX Karl, Le Capital, t. 1, Pléiade, Paris, 1963, éd. et trad. Maximilien Rubel.
  • PIKETTY Thomas, Le capital au XXIe siècle, Seuil, Paris, 2013.
  • TOGLIATTI Palmiro, Opere scelte, Edizioni Riuniti, Roma, 1974.

[1]« You love your family, and then you love your neighbor, and then you love your community, and then you love your fellow citizens in your own country. And then after that, you can focus and prioritize the rest of the world ». « Just google ‘ordo amoris’ (…). The idea that there isn’t a hierarchy of obligations violates basic common sense. Does Rory really think his moral duties to his own children are the same as his duties to a stranger who lives thousands of miles away ? Does anyone ? ».

[2]FRANÇOIS, Lettre aux évêques des États-Unis d’Amérique, 10 février 2025.

[3]BENOÎT XVI, Deus caritas est, § 1. « Nous avons cru à l’amour de Dieu » est repris du même verset de la première lettre de Jean. Le mot pour « amour » est toujours agape (« πεπιστεύκαμεν τὴν ἀγάπην », « credidimus caritati). Le fait que Benoît XVI a intitulé son encyclique Deus caritas est, et non pas Deus amor est, est tout à fait significatif du fait que l’amour proprement chrétien s’exprime avant tout avec le mot de caritas, « charité ». Autre preuve, cette fois-ci de l’Évangile : « Je vous donne un commandement nouveau : que vous vous aimiez (ἀγαπᾶτε, diligatis) les uns les autres ; que, comme je vous ai aimés (ἠγάπησα, dilexi), vous vous aimiez (ἀγαπᾶτε, diligatis) aussi les uns les autres. À ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour (ἀγάπην, dilectionem) les uns pour les autres » (Jn, 13, 34-35). D’où la nécessité de suivre, dans la pensée médiévale, le sens de la caritasagape, non pas de l’amor, quitte à s’éloigner de la littéralité de l’expression de « ordo amoris ».

[4]Le commentaire ancien de référence était celui d’Aspasius († 150 ap. J. C.), pour qui l’objet de l’amitié est l’amour, et l’amitié est la médiété permettant de régler selon la droite raison l’usage de l‘amour. Cf. Aspasius, in In Ethica Nicomachea (trad. latine Grosseteste), VIII, I : «…superabundantem et indigentem, hunc quidem aliquem maniace utentem eo quod est amare et superabundanter (…), hunc autem totaliter impassibilem et neque potentem amare neque volentem, amicum autem medie utentem eo quod est amare (τὸν δὲ φίλον μέσως χρώμενον τῷ φιλεῖν) » (éd. Paul Mercken, The Greek commentaries of the Nicomachean ethics of Aristotle in the Latin translation of Robert Grosseteste, Brill, Leiden, 1991, p. 106). Un grand commentaire médiéval, en cours d’édition, où cette définition de l’amitié apparaît est celui du maître parisien Raoul le Breton († v. 1320) : «…quidam est amor amicitie qui est quando aliquis diligit aliquam personam rationalem communicantem secum in virtute… » (cf. Quaestiones super librum Ethicorum, q. 183).

[5]THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, 2a-2ae, q. 23, art. 1: « Nec est simile de caritate, que non fundatur principaliter super virtute humana, sed super bonitate divina ».

[6]AUGUSTIN, Confessions, X, 6.

[7]FRANÇOIS, Dilexit nos, § 219.

[8]THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, 2a-2ae, q. 23, art. 1 : « Et hoc modo amicitia caritatis se extendit etiam ad inimicos, quod diligimus ex caritate in ordine ad Deum (…). Et hoc modo caritas, quae maxime est amicitia honesti, se extendit ad peccatores, quos ex caritate diligimus propter Deum ».

[9]BONAVENTURE, Itinéraire de l’esprit jusqu’en Dieu, Vrin, Paris, trad. André Ménard, o.p., 2019, p. 147 (ch. VII, § 6) : « Tu demandes comment y arriver ? Interroge donc : la grâce, non pas la doctrine ; le désir, non pas l’intellect ; le gémissement de la prière, non pas l’étude des livres ; l’Époux, non pas le maître ; Dieu, non pas l’homme ; les ténèbres, non pas la clarté ; non pas la lumière, mais le feu qui enflamme totalement et transporte en Dieu par les onctions extatiques et les affections les plus ardentes. Ce feu, c’est Dieu, et son foyer est à Jérusalem (Is., 31, 9) ; c’est le Christ qui l’a allumé dans la ferveur de sa très ardente passion ».

[10]Rappelons que le Concile Vatican I s’est subitement arrêté à cause de l’occupation du Rome par les troupes italiennes du Royaume d’Italie, la fameuse « Brèche de Porta Pia » (20 septembre 1870). Autant dire que les stratégies mises en place par Pie IX n’avaient pas été particulièrement sagaces. Le besoin d’un autre Concile Vatican était évident, même après l’effort d’aggiornamento de Léon XIII. La catastrophe de la 2GM leva tout doute.

[11]CONCILE VATICAN II, Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps. Gaudium et spes, § 1.

[12]CONCILE VATICAN II, Constitution dogmatique sur l’Église. Lumen gentium, § 1.

[13]FRANÇOIS, Espère, Albin Michel, Paris, 2025, p. 270.

[14]LÉON XIV, Audience jubilaire. « Espérer, c’est relier. Saint Irénée de Lyon », 14 juin 2025.

[15]JEAN-PAUL II, Catéchèse du 8 juin 1994 : « L’homme de l’an 2000 a besoin du Cœur du Christ pour connaître Dieu et se connaître lui-même ; il en a besoin pour construire la civilisation de l’amour » ; Id., Audience générale du 15 décembre 1999 « Édifier la civilisation de l’amour ».

[16]JEAN-PAUL II, Lettre au Préposé Général de la Compagnie de Jésus, Paray-le-Monial, 5 octobre 1986 : « la civilisation du Cœur du Christ pourra être bâtie sur les ruines accumulées par la haine et la violence ».

[17]CONCILE VATICAN II, Gaudium et spes, § 93

[18]CONCILE VATICAN II, Nostra aetate, § 5.

[19]Ibidem.

[20]LÉON XIII, Rerum novarum, § 35.

[21]Id., § 32 : « L’État doit également protéger beaucoup de choses chez l’ouvrier, et avant tout les biens de l’âme ». Pour se faire une idée des conditions physiques et morales de la classe ouvrière au XIXe siècle, il peut être instructif de lire le chapitre X de la 3ème section du tome 1 du Capital de Marx, « la journée de travail ». « Rien ne caractérise mieux l’esprit du capital, écrit-il, que l’histoire de la législation manufacturière anglaise de 1833 à 1864 ».

[22]D’ailleurs, pendant longtemps, le problème a été d’obliger tout le monde de travailler. Ainsi, la première constitution soviétique, celle de 1918, déclare, à l’article 18, « le travail obligatoire pour tous les citoyens de la République », en faisant appel, de manière assez surprenante, à une phrase de Saint Paul dans la deuxième épître aux Thessaloniciens : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus ! ».

[23]PIKETTY Thomas, Le capital au XXIe siècle, Seuil, Paris, 2013, p. 26 : « Au cours des années 1870-1914, on assiste au mieux à une stabilisation des inégalités à un niveau extrêmement élevé, et par certains aspects à une spirale inégalitaire sans fin, avec en particulier une concentration de plus en plus forte des patrimoines ». P. 76 : « Pour résumer : les choc du ‘premier XXe siècle’ (1914-1945) – à savoir la 1GM, la révolution bolchevique de 1917, la crise de 1929, la 2GM, et les nouvelles politiques de régulation, de taxation et de contrôle public du capital issues de ces bouleversements – ont conduit à des niveaux historiquement bas pour les capitaux privés dans les années 1950-1960. Le mouvement de reconstitution des patrimoines se met en place très vite, puis s’accélère avec la révolution conservatrice anglo-saxonne de 1979-1980, l’effondrement du bloc soviétique en 1989-1990, la globalisation financière et la dérégulation des années 1990-2000, événements qui marquent un tournant politique allant en sens inverse du tournant précédent, et qui permettent aux capitaux privés de retrouver au début des années 2010, malgré la crise ouverte en 2007-2008, une prospérité patrimoniale inconnue depuis 1913 ».

[24]LÉON XIII, Rerum novarum, § 105.

[25]Id., § 107.

[26]Id., § 32.

[27]Id., § 1.

[28]BENOÎT XV, Lettre du pape Benoît XV aux chefs des peuples belligérants, 1er août 1917.

[29]Il serait intéressant de recueillir et étudier les lettres envoyées par les Papes aux dirigeants politiques avant et pendant les deux guerres mondiales et les guerres de décolonisation, tout au long du XXe siècle. En ce sens, on met souvent en avant, d’un point de vue politique, l’anticommunisme de l’Église, qui est effectivement affiché de façon plus ou moins franche par tous les pontifes, mais on omet, quelquefois, de mentionner que leur première lutte, de loin plus importante que leur ‘anticommunisme’, a constamment été celle contre la production et la vente d’armes, ainsi que contre le phénomène de la guerre moderne, des phénomènes souvent liés au fonctionnement du capitalisme contemporain. Sur cette question, comme sur beaucoup d’autres, le pape François est parfaitement ‘traditionnel’. Voir les innombrables et touchants messages-radio de Pie XII pendant la 2GM : « Message-radio du pape Pie XII pour appeler à la paix’, 24 août 1939 ; « Discours de Pie XII aux populations tombées sous l’occupation étrangère », 2 juin 1940 ; « Message-radio de Pie XII pour la Pentecôte 1941, en l’occasion des 50 ans de la Rerum novarum » ; « Message-radio de Pie XII, Prière pour la consécration de l’Église et du genre humain au cœur immaculé de Marie », 31 octobre 1942 ; « Message-radio de Pie XII aux peuples du monde entier », 24 décembre 1943 ; « Message-radio de Pie XII aux peuples du monde entier », 24 décembre 1944 ; Message-radio de Pie XII pour le cinquième anniversaire du début de la guerre mondiale », 1et septembre 1944 ; « Discours de Pie XII “Dans les six dernières années” », 24 décembre 1945. Mais aussi, l’encyclique de JEAN XXIII, Pacem in terris (1963), et le fameux discours à l’ONU de Paul VI (« Discours de Paul VI à l’Organisation des Nations-Unies en l’occasion du vingtième anniversaire de l’organisation) » : « Et ici notre message atteint son sommet (…) : jamais plus les uns contre les autres, jamais, plus jamais ! (…) Il n’est pas besoin de longs discours pour proclamer la finalité suprême de votre institution. Il suffit de rappeler que le sang de millions d’hommes, que des souffrances inouïes et innombrables, que d’inutiles massacres et d’épouvantables ruines sanctionnent le pacte qui vous unit, en un serment qui doit changer l’histoire future du monde : jamais plus la guerre, jamais plus la guerre ! C’est la paix, la paix, qui doit guider le destin des peuples et de toute l’humanité ! ». Il apparaît clairement, à partir de ces lignes, combien le pape François fût un fidèle successeur de ses prédécesseurs et combien il soit faux d’en peindre une image particulièrement ‘progressiste’.

[30]PIE XI, Quadragesimo anno, § 3.

[31]Id., § 13-14.

[32]KOYRÉ Alexandre, From the closed world to the infinite world, John Hopkins University Press, Baltimore, 1957. Trad. fra. : Du monde clos à l’univers infini, Presses Universitaires de Frances, Paris, 1962. Koyré reconstruit comment le cosmos éminemment ordonné de la science classique issue d’Aristote et de Ptolémée, puis adaptée par la théologie chrétienne au cours du Moyen Âge, qui croyait que l’univers était clos, ordonné, hiérarchisé, géocentrique, partant du milieu avec la Terre, passant par les sept planètes et culminant dans l’Empyrée, où vit le Dieu suprasensible avec les Anges et les Saints, comment, donc, ce cosmos est bouleversé par la découverte de notions telles que l’infini (mathématique et cosmologique), à partir de Nicolas de Cues († 1464, réfutation du mouvement circulaire uniforme des astres) et Nicolas Copernic († 1543, héliocentrisme et réfutation de l’immobilité de la Terre), en passant par Giordano Bruno († 1600, hypothèse d’un univers infini dépourvu de centre), Kepler († 1630, héliocentrisme), jusqu’à Leibniz († 1716, calcul infinitésimal) et Newton († 1727, mécanique classique, notamment la loi de la gravitation universelle, réfutant la thèse médiévale telle que la Terre et les corps célestes ne sont pas gouvernés par les mêmes lois). Le coup a été tellement profond qu’il a fallu attendre le XXe siècle pour voir un intellectuel catholique essayer de reprendre, avec sérieux, la question des fondements cosmologiques et physiques de la théologie chrétienne, avec Teilhard de Chardin. Lire les livres de ce dernier permet de comprendre combien le bouleversement amené par la science moderne doit nécessairement être pensé dans toute sa radicalité, sans compromis facile.

[33]Chez Jean-Paul II (Laborem exercens), on sent encore, d’une certaine manière, la persistance de cette vision quelque peu ‘moyenâgeuse’ du travail. Le lien presque ‘affectif’ avec le monachisme et la paroisse du village ou le système manufacturier des corporations médiévales nous paraît extrêmement fort. Chez Léon XIII, par exemple, il y a probablement la dernière tentative des autorités de l’Église de défendre réellement la nécessité du système médiéval des corporations, c’est-à-dire un système où, précisément, la loi empêche au maître de devenir capitaliste (limitation du nombre maximum des compagnons qu’il avait le droit d’employer, interdit de l’emploi de compagnons dans tout genre de métier autre que le sien, refus total de tout empiètement du capital marchand, possession des moyens de production par le travailleurs etc. ; cf. Marx, Le Capital, éd. Pléiade, t. 1, section 4, XIV « La manufacture », V « Division du travail dans la manufacture et dans la société », p. 901-902) : « Le dernier siècle a détruit, sans rien leur substituer, les corporations anciennes qui étaient pour eux une protection. Les sentiments religieux du passé ont disparu des lois et des institutions publiques et ainsi, peu à peu, les travailleurs isolés et sans défense se sont vu, avec le temps, livrer à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d’une concurrence effrénée. (…) À tout cela, il faut ajouter la concentration entre les mains de quelques-uns de l’industrie et du commerce devenus le partage d’un petit nombre d’hommes opulents et de ploutocrates qui imposent ainsi un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires. (…) Il sera donc préférable d’en réserver en principe la solution [de la question ouvrière] aux corporations ou syndicats » ; « Nos ancêtres éprouvèrent longtemps la bienfaisante influence de ces corporations. (…) Il n’est donc pas douteux qu’il faille adapter les corporations à ces conditions nouvelles » (Léon XIII, Rerum novarum). C’est là l’une des sources, peut-être, de la méfiance diffuse chez les Papes, et disons au Saint-Siège, par rapport au mode de production capitaliste, qu’on considère être privé de spiritualité tout comme de toute médiété. D’où aussi, croyons-nous, la ‘naturalité’ d’une encyclique comme Laudato si’, même s’il ne faut pas oublier l’interprétation historique d’une éventuelle racine chrétienne du problème écologique (cf. WHITE Lynn, « The historical roots of our ecological crisis », Science 155 (1967) 1203-1207).

[34]TOGLIATTI Palmiro, « Per un accordo tra comunisti e cattolici per salvare la civiltà umana », Opere scelte (Edizioni Riuniti, Roma, 1974), pp. 644-659. Discours tenu au Comité central du PCI, le 12 avril 1954. Togliatti, en politicien avisé, savait bien que l’Église catholique était très engagée dans la dénonciation des armes et des guerres, qui plus est de la bombe atomique, dont elle a immédiatement jugé immorale la possession. La gauche, notamment en Italie, partageait exactement le même combat, en interprétant la 2GM comme l’énième preuve du fait que le capitalisme mène, dans son stade suprême, à l’impérialisme, et l’impérialisme, à son tour, mène, lorsque les empires entrent en conflit, à la guerre, qui ne peut qu’être mondiale, étant donné que les empires sont, précisément, mondiaux. Rappelons que le mot d’« impérialisme » est explicitement employé par Jean-Paul II dans Sollicitudo rei socialis § 22.

[35]Id., p. 645.

[36]CONCILE VATICAN II, Gaudium et spes, § 3.

[37]Id., § 9.

[38]Le texte de Gaudium et spes ‘sent’ d’un bout à l’autre le sentiment partagé par les pères conciliaires que le monde traverse un véritable âge axial, sans précédent dans l’histoire, en raison des résultats de l’esprit humain : « L’ébranlement actuel des esprits et la transformation des conditions de vies sont liés à une mutation d’ensemble qui tend à la prédominance, dans la formation de l’esprit, des sciences mathématiques, naturelles ou humaines et, dans l’action, de la technique fille des sciences. Cet esprit scientifique a façonné d’une manière différente du passé l’état culturel et les modes de penser. Les progrès de la technique vont jusqu’à transformer la face de la terre et, déjà, se lancent à la conquête de l’espace. Sur le temps aussi, l’intelligence humaine étend en quelque sorte son empire : pour le passé, par la connaissance historique ; pour l’avenir, par la prospective et la planification. Les progrès des sciences biologiques, psychologiques et sociales ne permettent pas seulement à l’homme de se mieux connaître, mais lui fournissent aussi le moyen d’exercer une influence directe sur la vie des sociétés par l’emploi de techniques appropriées. (…). Le mouvement même de l’histoire devient si rapide que chacun a peine à le suivre. Le destin de la communauté humaine devient un, et il ne se diversifie plus comme en autant d’histoires séparées entre elles. Bref, le genre humain passe d’une notion plutôt statique de l’ordre des choses à une conception plus dynamique et évolutive : de là naît, immense, une problématique nouvelle, qui provoque à de nouvelles analyses et à de nouvelles synthèses ».

[39]JEAN XXIII, Pacem in terris, § 76.

[40]Id., § 143.

[41]Id., § 144.

[42]Id., § 144.

[43]Id., § 146.

[44]PAUL VI, Populorum progressio, § 49.

[45]Id., § 14

[46]Id., § 17.

[47]CONCILE VATICAN II, Gaudium et spes, § 69.

[48]PAUL VI, Populorum progressio, § 23.

[49]C’est le sens du rapport pour réduire la dette des pays en développement que François a demandé, dans le cadre du Jubilé 2025, à une trentaine d’experts sous la direction du prix Nobel Joseph Stiglitz.

[50]Id., § 24.

[51]FRANÇOIS, Fratelli tutti, § 120.

[52]Recueillies dans Jean-Paul II, Les réalités sociales. Trois encycliques, Parole et Silence, Paris, 2017.

[53]JEAN-PAUL II, Sollicitudo rei socialis, § 9.

[54]Id.

[55]Id. § 14.

[56]Id., § 22.

[57]Id., § 24.

[58]Id., § 24.

[59]BENOÎT XVI, Caritas in veritate, § 5.

[60]Id.

[61]Id.

[62]Id.

[63]Id., § 13.

[64]Id., § 17.

[65]JEAN XXIII, Pacem in terris, § 4.

[66]FRANÇOIS, Fratelli tutti, § 110.

[67]DANTE, Divina commedia, Paradis, XXII, 151-153 : « Pendant qu’avec les éternels Gémeaux je tournais, ce petit jardin fleuri qui nous rend si féroces m’apparut tout entières, des collines aux mers ».