Plusieurs d’entre nous ont manifesté, jeudi 18 septembre, pour protester contre les politiques austéritaires qui s’annoncent. Celles-ci ne pourront en effet, qu’aggraver la crise sociale déjà présente, et retarder encore les nécessaires investissements pour planifier la bascule vers une société post-carbone. Si aucune mesure forte n’est prise pour résorber les inégalités, la fragilisation des solidarités risque d’étendre encore le ressentiment et le désespoir, et de préparer l’avènement de l’extrême droite au pouvoir.
Depuis le début du premier mandat d’Emmanuel Macron, l’explosion de la dette publique n’a pas été seulement configurée par la crise du Covid (soutien aux acteurs de l’économie durant les confinements) et par la guerre en Ukraine (subvention des prix à la pompe) ; elle a aussi résulté d’une volonté délibérée de baisser fortement les prélèvements sur les grandes entreprises – ou de les subventionner, le plus souvent sans contrepartie – en allégeant, dans le même temps, la contribution fiscale des plus riches (suppression de l’ISF, flat tax sur les revenus du capital, etc.) Le chantage à la dette de François Bayrou, loin de prendre acte d’une situation purement “objective” et “technique”, s’inscrit dans une longue tradition d’imposition des politiques d’austérité budgétaire – et relève, pour cette raison même, d’une véritable guerre de classes.
“Guerre de classes” : très peu de voix chrétiennes, aujourd’hui, sont capables d’employer ce terme, qui fait presque figure d’épouvantail. Le mot “guerre” s’oppose, de fait, à la paix dont tout·e chrétien·ne sincère doit se faire l’artisan ; pourquoi, dès lors, utiliser des mots qui risquent d’approfondir les clivages déjà présents ? Mais tournons, ici, le problème à l’envers : le simple fait que nous préférions ne pas utiliser ce mot ne trahirait-il pas, au fond, notre inconfort face à une réalité qui existe déjà, quoiqu’il arrive – et vis-à-vis de laquelle nous aurions peur de nous positionner ?
Au siècle dernier, Dorothy Day a été l’une des grandes voix de la justice sociale aux États-Unis. Pour elle, l’existence d’une guerre de classes ne faisait aucun doute et interpellait vivement sa conscience chrétienne. Nous publions ci-dessous la traduction de l’un de ses éditoriaux, paru initialement en 1948. Bien entendu, près de quatre-vingt ans se sont écoulés depuis l’écriture de ce texte : bien des décalages entre la situation américaine d’alors et la réalité de ce que nous vivons en France aujourd’hui. Il nous semble cependant crucial de partager ce texte de Day, qui peut aider les chrétien·ne·s d’aujourd’hui à s’équiper intellectuellement et spirituellement pour lutter concrètement contre le système capitaliste.
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La guerre des classes et la révolution à venir
Dorothy Day
Publié pour la première fois sous forme d’éditorial dans The Catholic Worker, volume XIV, numéro 11, 1er février 1948.
La guerre des classes prendra fin lorsque nous aurons mis un terme à la société de classes fondée sur l’accumulation. L’approche syndicaliste traditionnelle de ce problème repose sur une erreur, celle de supposer la possibilité d’une collaboration entre les classes, ce qui est impossible dans le capitalisme, sauf au détriment des travailleurs. En effet, dans un tel système, les intérêts des travailleurs et des employeurs sont nécessairement opposés. L’objectif des capitalistes est d’avoir une main-d’œuvre bon marché et des prix élevés ; celui des travailleurs est d’avoir des salaires élevés et des prix bas. Il existe là un conflit qui ne peut être résolu par la piété. C’est un conflit inhérent au système, et c’est un système qui doit disparaître pour que le conflit cesse. Car si le système capitaliste basé sur la propriété privée est supplanté par un système coopératif où la production est destinée à l’usage, où les moyens de production et de distribution appartiennent aux travailleurs et où l’État centralisé cesse d’exister, alors il y aura un environnement dans lequel il n’y aura pas nécessairement d’opposition entre les classes. Les classes qui pourraient exister seront de nature fonctionnelle et n’auront aucune base économique. Il sera possible de coopérer, car tous seront des travailleurs d’une manière ou d’une autre et tous recevront le produit intégral de leur travail. Les personnes incapables de travailler, les personnes âgées, infirmes, déficientes mentales, etc. seront prises en charge, car elles ont légitimement droit à leur part du bien commun.
La réalité de la lutte des classes
Ne pas reconnaître la réalité de la lutte des classes conduit à prôner le réformisme, à rafistoler le système capitaliste jusqu’à obtenir ce qu’on appelle le « capitalisme progressiste » — qui n’est qu’une forme édulcorée de socialisme dont la caractéristique la plus marquante est une augmentation considérable de la bureaucratie et de la centralisation du gouvernement, ainsi qu’une coloration prolétarienne garantie de la société. Bien sûr, la lutte des classes n’est pas souhaitable, bien sûr, le pape s’y oppose, mais lorsqu’elle existe dans la réalité, lorsqu’elle est la conséquence inévitable d’un système économique injuste, nous ne pouvons nous en débarrasser qu’en nous débarrassant du système qui la produit. Et nous ne nous débarrasserons pas du système qui la produit en adhérant à un type de syndicalisme qui ne dépasse pas une mentalité axée sur les salaires et les heures de travail, qui prône d’aller à la table de négociation et la collaboration de classe. Une telle approche aboutit inévitablement à la trahison des travailleurs et à l’établissement d’une bureaucratie syndicale jalouse de ses intérêts propres. Les syndicats pourraient très bien servir à se projeter vers une société sans État dans laquelle les classes possédantes cesseraient d’exister, et où des associations décentralisées prendraient en charge les fonctions gouvernementales qui pourraient s’avérer nécessaires. La question de savoir où se trouvent de tels syndicats dans le contexte actuel est une autre question, des plus difficiles. S’ils sont introuvables, ils devraient être abandonnés car ils constituent un obstacle à la révolution, et il faudrait former des cellules composées de toutes les personnes de bonne volonté qui partagent ces objectifs et qui agiront directement pour atteindre ces buts que nous avons jugés impossibles à atteindre par des moyens politiques et juridiques.
Ceux qui ne sont JAMAIS pacifistes dans la guerre internationale mais TOUJOURS pacifistes dans la guerre des classes soulignent constamment qu’une reconnaissance aussi franche de la réalité de la guerre des classes est contraire à la charité chrétienne, et qu’il est impossible de parler de l’élimination des classes possédantes sans offenser la charité et sans recourir à la violence. Et ils sont horrifiés par la violence dans ce contexte. Cela devient une affaire tellement personnelle, tellement proche d’eux, et cette violence leur causerait tellement de désagréments… En revanche, une guerre avec l’Allemagne, le Japon ou la Russie est beaucoup plus confortable, car beaucoup plus lointaine, impersonnelle. Ces personnes ne voient pas que la lutte des classes existe, qu’elles le veuillent ou non, et qu’elle continuera d’exister jusqu’à ce que l’humanité se débarrasse (non pas par une liquidation physique ou violente, mais par assimilation) des classes qui s’accaparent les richesses des autres. L’hostilité entre les humains ne disparaîtra pas non plus tant que le Sermon sur la montagne ne sera pas pleinement accepté. Mais ce que nous devons comprendre, c’est que la société capitaliste crée un modèle social qui aggrave et encourage cette inimitié, qui s’appuie délibérément sur tous les aspects les moins aimables de l’humain et fournit les conditions qui conduisent à l’exploitation du travail, en maintenant celui-ci dans une condition prolétarienne permanente – une condition qui, bien entendu, l’éloigne de la perspective de devenir effectivement propriétaire des biens ou des moyens de production.
Une seule classe
La charité est une obligation chrétienne indispensable envers tous les humains. Mais c’est aussi une charité de longue portée qui peut sembler difficile – par exemple, pour l’individu à qui l’on demande de faire défection de sa classe sociale parce qu’en y restant, il fait du tort à ses semblables. C’est ce que nous voulons dire lorsque nous parlons de « nourrir les pauvres et affamer les banquiers » : nous voulons dire que le banquier devrait cesser d’être banquier et gagner sa vie honnêtement, et alors le pauvre n’aura plus besoin de mourir de faim. Il en va de même pour toute la classe capitaliste. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une seule classe dans laquelle tous sont des travailleurs, exerçant certes des fonctions différentes, mais dans laquelle personne ne profite de ses semblables ni ne vit des produits de la communauté sans rendre de service à celle-ci, que ce soit un service manuel, éducatif ou spirituel.
La charité exige que nous aimions tous les humains, mais elle n’exige pas que nous soutenions un système économique injuste ; or, pour l’éradiquer, il faudra marcher sur les pieds de certains. Et si, dans le processus de lutte contre un système injuste, nous adressons des paroles dures à ceux qui en sont les représentants, c’est parce que nous voulons faire comprendre à chaque individu sa responsabilité personnelle dans cette affaire et lui rappeler son devoir de prendre des mesures pour contribuer à une sortie du système. Si, ce faisant, nous nous rendons compte que nous prenons plaisir à critiquer, si cela devient une libération consciente d’anomalies vénériennes, alors nous devons savoir que nous avons manqué notre objectif, que nous avons trahi la révolution, que nous avons renié la responsabilité que tous les humains doivent assumer lorsqu’ils offensent Dieu et les humains par leurs péchés personnels et qu’ils ajoutent à la misère totale qui découle de toute vie ou de tout système s’écartant de la morale chrétienne. Les révolutions qui engendrent la haine personnelle ou qui recourent à la violence échouent, et c’est pourquoi nous nous sommes lassés de la révolution ; de fait, elle ne suscite plus aucun enthousiasme, et nous la réservons à l’intelligentsia des années 1920. Mais le chrétien ne peut pas rejeter la révolution aussi facilement, il ne peut pas la subordonner à la mode, elle ne peut pas devenir dépassée. Car c’est une révolution nouvelle vers laquelle nous devons tendre. Une révolution qui commence en nous-mêmes et qui, à mesure qu’elle se propage dans la société, s’accroche fanatiquement à l’esprit du Christ en insistant tout au long sur la non-violence, sur le respect de la personne, un respect qui n’aura rien à voir avec les chambres de torture, qui ne tuera pas les opposants à la révolution, qui n’instaurera pas d’Inquisition, qui fera de tous des chrétiens, mais jamais au détriment de la liberté, qui ne demandera aucune concession spéciale pour l’Église, mais qui procédera dans la tolérance personnelle et persuadera dans l’amour. C’est la seule révolution digne de ce nom. La seule qui réussira sans aboutir à de nouvelles tyrannies – c’est une révolution qui n’a pas encore été tentée. Personne ne peut affirmer avec certitude qu’elle se produira, mais personne ne peut non plus affirmer avec certitude qu’elle est impossible, car il n’y a pas de limites à ce qui est possible en Christ.
Renouveler toutes choses
Les chrétiens, ceux qui composent l’Église, doivent être prêts à se sacrifier pour la révolution, et reconnaître que la puissance spirituelle de l’Église augmente proportionnellement à la diminution de sa puissance matérielle. Car alors les hommes et les femmes y adhèrent parce qu’ils croient en elle, et non parce qu’elle est une puissance temporelle grande et influente. Qu’il serait magnifique que tous les chrétiens, ecclésiastiques et laïcs, se retirent des maux du capitalisme et du latifundisme, et que même la papauté renonce au peu de pouvoir temporel qui lui reste ! Si l’on reconnaissait franchement les maux de l’État centralisé moderne, si l’on cessait de flirter avec les régimes autoritaires pour se concentrer sur la personne, dont les revendications dépassent les gouvernements et reposent finalement en Dieu. Alors que nous deviendrions véritablement le levain qui imprègne toute la pâte, c’est alors que nous pourrions véritablement faire bouger le monde. Car aucune violence ne peut troubler, aucune tyrannie ne peut fragiliser, la forteresse invincible qu’est l’âme d’un homme, d’une femme sauvée par Jésus-Christ. Cet homme, cette femme ne se reposera pas tant que l’injustice existera ; il-elle sera à jamais révolutionnaire et en désaccord avec le monde, et ne se reposera en effet qu’en rencontrant Dieu par-delà la mort.
Il convient donc de souligner qu’il y aura une guerre des classes tant que nous nous contenterons d’un système économique (et de l’État qui en est le fer de lance) où les classes s’affrontent nécessairement parce que leur fonction dans l’économie les place dans cette position. Et cette situation perdurera jusqu’à ce que nous soyons prêts à prendre des mesures radicales pour y mettre fin et [re]construire une société fondée sur la coopération, dans laquelle tous les hommes partageront équitablement la terre et ses fruits, où personne n’aura plus que ce dont il a besoin et où il ne servira à rien d’accumuler des richesses ou des biens matériels, car les valeurs spirituelles prévaudront et renouvelleront toutes choses sur la surface de la terre.