Il y a quelque chose d’assez vain à analyser et à juger un mouvement collectif évolutif avant même qu’il ne se produise. Pourtant, bien des commentateurs ne se privent pas de diagnostiquer l’initiative « Bloquons tout », comme s’ils possédaient le don de prescience. Pour nous, il ne peut s’agir de juger le mouvement comme s’il était un objet froid et achevé mais plutôt d’en penser le surgissement présent et de marquer à son égard un soutien argumenté.
Pour les militants soucieux de construire une alternative au monde du capitalisme mondialisé et des États-Nations surmilitarisés, le mouvement des Gilets jaunes a livré plusieurs leçons d’importance dont certaines sont à se remémorer à l’approche du 10 septembre. Les mobilisations politiques et les changements historiques émancipateurs ne procèdent pas d’une planification orchestrée d’en haut par des institutions (États, partis de masse, syndicats…) mais d’une irruptionpopulaire dont les motifs et les finalités ont nécessairement quelque chose de pluriel voire de flou. L’irruption n’est certes pas purement spontanée, elle possède des causes profondes et lointaines, elle s’accompagne de véritables logiques organisationnelles. Reste que l’imprévisibilité fait partie de sa nature et qu’elle est riche de potentialités nombreuses et contradictoires. D’où l’intérêt qu’il y a à s’y mêler et à y agir en vue de partager des expériences, d’apprendre les un.e.s des autres, de produire de l’intérêt commun, de construire des stratégies de luttes concrètes.
Une question à se poser est de savoir pourquoi notre époque favorise de tels moments d’irruption. Une raison possible tient à la nature de la crise que nous traversons. Celle-ci n’est pas un désordre partiel et ponctuel mais bien un désordre général et exponentiel.
Nous savons que le système économique actuel n’est tenable ni écologiquement, ni socialement. Pourtant, les classes dominantes, c’est à-dire celles qui bénéficient encore matériellement de ce régime de production et de consommation, s’acharnent à le maintenir en place. Elles parviennent à entraîner avec elles une partie importante des classes moyennes fragilisées, que la perspective du déclassement effraie (on comprend bien pourquoi), et des classes populaires appauvries que des médias conservateurs de plus en plus influents tentent de convaincre du danger que représenteraient les populations racisées et la diversité culturelle. Le pouvoir détourne ainsi l’attention du combat pour la justice vers la nostalgie de la « grandeur » nationale et de la fierté culturelle.
Si le désordre systémique de notre époque, dont les classes dominantes s’évertuent à nier les causes profondes, conduit à des irruptions populaires répétées, c’est parce que les institutions de la démocratie dite « représentative » ne le combattent pas. Associée au capitalisme qui atomise et aliène les personnes, cette forme de démocratie est grippée : le lien entre élus et citoyens est distendu en raison de l’homogénéité sociologique des dirigeants qui les conduit à favoriser la reproduction des intérêts capitalistes. État et économie dominante se confondent. L’idée de politiques professionnels et de citoyens relégués à la sphère privée, hormis aux jours d’élection, ne remporte plus l’adhésion populaire. Le peuple fait le constat de la dégradation de ses conditions de vie. Dès lors, c’est la définition même de ce qu’on entend par politique qui est en jeu.
On objectera que des forces politiques partisanes organisées (comme LFI) tentent, en France, de se relier aux classes populaires et de lutter à l’intérieur des institutions. C’est vrai et c’est pour cela qu’il ne s’agit pas de diaboliser les politiques ou de nier que le fait d’y militer ou de voter représente tout de même un petit levier de pouvoir qu’il serait sans doute assez ridicule de proscrire par principe. Mais il serait tout aussi ridicule d’en exagérer la portée et de réduire la politique à cela. Elle ne peut plus être que cela. Face à un pouvoir contemporain qui s’apparente de plus en plus à un ensemble de flux mondiaux économiques et technologiques pénétrant l’intimité des vies et les enrôlant à son profit (qu’on pense par exemple à la monétisation de nos données personnelles), la politique renoue nécessairement avec des formes insurrectionnelles et des projets de démocratie directe.
Dans de telles conditions, l’appel à « tout bloquer » est à prendre au sérieux. C’est une tentative de résister à la mécanique de l’enrôlement par le pouvoir, d’imposer à ce dernier une suspension dans la cadence infernale qu’il nous impose pour ses propres intérêts destructeurs (*). La grève – le refus de produire et d’acheminer les marchandises –, le boycott de la consommation, le blocage de certains axes de communication ou de certains canaux de télé-communication… Tous ces gestes paraissent peut-être dérisoires face aux maux qui sont à combattre. Pourtant, leur force se situe moins dans leur efficacité mesurable que dans leur sens pressenti : ils indiquent la possibilité d’un changement et peuvent susciter des rencontres, des amitiés, des projets. Pensons aux liens tissés par des milliers de Gilets jaunes, par leur affirmation d’une « dignité retrouvée » dans ces simples cabanes érigées par centaines sur les ronds-points. S’affirmait alors, depuis des marges, le désir d’être des citoyens en fait et non plus seulement en droit, d’échanger et de décider ensemble. On sait ce que fut la réponse macroniste : grands discours et grosses matraques.
Tout cela plaide pour un accueil humble et un soutien résolu de l’initiative du 10 septembre. Des espaces d’autonomie, dans la pensée comme dans l’action, peuvent en émerger. Il ne s’agit pas pour nous, petit collectif chrétien, d’appeler à telle ou telle action mais d’inviter à être attentif et à rejoindre les groupes se formant autour de nous, où que nous nous trouvions dans le pays. En tant que chrétiens, nous savons que le trône est vide (**) : le vrai Maître dont nous nous inspirons pour mener notre vie en commun, pour combattre le mal en nous et hors de nous, pour faire naître le Royaume de l’amour mutuel est le Christ, le Sauveur. Il est mort il y a deux mille ans, crucifié par l’alliance des pouvoirs politiques et sacerdotaux, mais nous lègue son Esprit Saint pour poursuivre la création du monde et réaliser la communion. Pour nous, chrétiens et chrétiennes, la question pratique qui se pose est celle de notre mode de présence particulier au sein d’un mouvement tel que celui du 10. Attaché.e.s au principe de la non-violence évangélique envers les personnes, convaincu.e.s que le pire n’est jamais sûr et que notre rôle n’est pas de précipiter l’affrontement direct, il nous faut discerner, dans la prière et à partir des rencontres concrètes que nous faisons dans ce contexte, des gestes et des paroles justes.
Les prises de conscience collectives sur le caractère invivable et insoutenable de notre civilisation moderne effondrée, comme l’appel du 10 septembre, sont des occasions de manifester qu’une autre histoire est toujours possible. Bloquons tout, pour laisser passer la lumière.
Collectif Anastasis
* : Dans La communion qui vient (2021), certains d’entre nous avons tenté de décrire cet aspect du pouvoir contemporain via le concept de « surpolitisation » : « Malgré son inconsistance, le mythe de la dépolitisation est tenace. Par « dépolitisation », on entend habituellement le désintérêt supposé des citoyens pour les questions allant au-delà de leur sphère privée, comme si un égoïsme coupable, doublé d’une réticence à s’engager avec les autres et pour le bien de tous, définissait l’individu contemporain. Ce regrettable état d’esprit exigerait en retour un exécutif fort et des personnalités politiques charismatiques capables d’incarner l’intérêt général et de sauver la cité d’une funeste atomisation. Une telle interprétation de la situation politique est erronée : le repli apparent des individus sur eux-mêmes n’est que le symptôme d’une surpolitisation. Penser la politique sous l’angle de la démocratie représentative, du taux de participation électorale et des niveaux d’adhésion aux partis politiques nous fait rater en effet ce que la politique et l’économie sont devenues : un pouvoirplastique exercé sur toutes les sphères de nos vies. Par surpolitisation, nous visons la mécanique et les effets de ce pouvoir qui s’apparente à une mise sous tutelle extensive de sujets que les droits individuels et la philosophie libérale ont pourtant tendance à présenter comme de plus en plus « libres et autonomes ». Se nourrir, se divertir, faire l’amour… : tous ces actes sont politisés jusqu’à l’os dans la mesure où ils sont configurés et commandés par des intérêts qui subordonnent les personnes à grande échelle. Aucun d’eux ne peut plus être vu à la lumière innocente de la satisfaction d’un besoin naturel. Le faire, c’est céder à la mauvaise foi. Entre nos désirs et leur satisfaction s’élève tout l’imaginaire de la marchandise avec ses slogans, ses injonctions et ses représentations publicitaires obsédantes. (…) La surpolitisation est l’inscription du pouvoir au plus profond et au plus intime de nos existences. Ce pouvoir est celui du capitalisme contemporain. Lequel n’a pas une figure unique ni une liste précise et définie de représentants ; il est multipolaire et tire sa force de son extension et de sa fluidité. (…) La surpolitisation génère mécaniquement une incapacité collective à comprendre le cours de l’Histoire et à imaginer les voies d’une vie alternative en son sein. En exerçant son pouvoir depuis le cœur même de nos existences, elle nous rend sa présence aveugle. La conscience du mythe de la dépolitisation et la pensée de la surpolitisation nous libèrent d’une double illusion : la croyance en l’existence d’une « sphère privée » miraculeusement soustraite aux influences extérieures, et la croyance en la liberté individuelle comme point de départ de la constitution et de l’organisation de la société. Nous sommes bel et bien engagés dans l’Histoire, un engagement qui n’est pas de notre fait et qui rime avec la contrainte et la destruction, un engagement qui est un enrôlement. »
** : https://collectif-anastasis.org/2022/03/28/nous-voulons-assumer-nous-le-messianisme-du-trone-vide/