sur des monceaux de corps morts
nous respirons encore
c’est à se demander
comment nous pouvons
et comment nous osons
***
serait-ce qu’ils nous haussent
par-dessus l’espace par-dessus le temps
qu’ils nous maintiennent en vie
abreuvent en sang nos veines
ressourcent en air notre avenir
charpentent invisibles notre mémoire
***
serait-ce que vivre n’est qu’oublier
les matières qui nous font vivre
et que scruter leurs yeux de morts
leurs yeux de mis à mort
effrayés
bombardés
écrasés
est impossible sans mourir
de toute l’âme
de tout le cœur
***
la vie exhale ses sacrifices oubliés
***
tu dois scruter les yeux
ouverts et blancs
des mis à mort
non pour vérifier qu’ils ne méritent pas
mais pour t’infliger une bonne fois
la marque de l’histoire sa vérité
les poignards des passés et présents
plantés
dans les yeux
comme la souffrance de connaître
enfin sans mentir
l’urgence libératrice
de s’avouer
vainqueurs mais déchus
« la vérité vous rendra libre »
***
j’hésite pourtant si fort
que je reste immobile
et faussement discret
prenant la pose du diverti
de l’inconscient
le regard jeté au loin
vers quel avenir possible on se demande
et non tourné en bas
vers le royaume des mis à mort
comme il se doit
***
m’effraient-ils plus que le néant
m’effraie-il leur pouvoir d’yeux-miroirs
leur pouvoir
d’où surgit le secret
de notre violence
acharnée séculaire têtue
d’Occident
de « civilisation »
notre violence
comme une avidité
qui veut posséder
sans nul désir d’aimer
notre violence de velours
de justice et de droit
notre rage de garder la main
comme on dit
la main au collet
la maîtrise
et toujours le pouvoir
qui rend fou
rend malade
***
notre raison avait ses rêves
ses récits nécessaires
d’immunité morale
ses mythes démontrés
d’un triomphe assuré
établis par mille preuves
plus lourdes à déplacer
que les montagnes les plus lourdes
et leurs sommets nimbés de gloire
***
14-18 « der des der » y crurent-ils
39-45 impensables tant d’horreurs
« Auschwitz plus jamais ça »
le mal commis fut soldé
repentance et justice ont fondé le nouveau droit
croissance Union Européenne FMI OMC
recettes de paix et de prospérité universelles
le monde suivra
aimanté par nos succès
éclairé par nos Lumières
des crises oui mais temporaires
fugaces accrocs dans le filage du progrès
dysfonctionnements momentanés de la machine
optimisme raisonnable
fin de l’histoire
2001 irruption du Mal invaincu
« barbarie » venue d’ailleurs
deus ex machina
ce qui encore dévie
de la voie du bien fatal
***
l’envers de cette toile
aux couleurs favorables
cousue de fils d’or
figure une autre histoire
le rêve inavouable
de tout posséder
l’extension de la force
en tout recoin de l’univers
terre-moyen terre-moteur terre-fusée
souveraineté absolue de notre volonté
***
ô qu’elle est profonde
la maladie
dont il faudrait guérir
non pas l’erreur mais le péché
purifier le sang noir des origines
le transmuter en source pure
limpide et fraîche
création transfigurée
ô vie sauvée
serait aimer
serait louer
serait bénir
alchimie de quelle grâce
parfois vécue
***
j’hésite aussi à les scruter
les mis à mort
car je sais qu’il existe
une manière fausse de savoir
sans être changé
une manière fausse de pleurer
sans être ému
contradictions de notre esprit
de modernes essoufflés
de blancs déracinés
cœur de pierre un jour
sensiblerie un autre jour
avions de chasse et bonbons roses
Dassault et Disneyland entrelacés
bouquet de fleurs en plastique
impersonnels mais qui tuent
gerbes de terre organes soulevés par tant de bombes
« un bel obus semblable aux mimosas en fleur »
***
oui vraiment tout à l’envers
à contretemps
le cœur de chair et la raison lucide
comme disparus
les ailes de la bonté et du courage
comme arrachés
les pages légères et blanches des psaumes
comme envolés
aux quatre vents empoisonnés
***
les images des plaies imprègnent nos mémoires
mais nos corps alourdis esquivent les blessures
narcisses en fuite face aux miroirs
craignant que l’ombre
n’avale nos reflets
ô malheur
car souffrir de l’âme-corps
amputée de ses ailes
car sentir nos blessures
serait un peu
se rédimer
déjà
peut-être
***
scruter les yeux des mis à mort
sans les tuer encore
le peut-on
inconscients de nous-mêmes
comment se faire conscients des autres
***
n’a-t-on pas épuisé
la patience de Dieu
la confiance des anges
qui relient terre et ciel
en d’incessantes courses
de lumière et de pluie
***
aporie
***
nos reniements fuient nos mémoires
ou s’empoisonnent de vivre sans pardon
***
sans toi
ô Christ
et ton amour
nos vies sèment les morts
dont nous mourons
Foucauld Giuliani