Alors que débutait la semaine sainte, plusieurs membres du collectif Anastasis se sont rendus à Bure, petit village de Meuse où l’État français prévoit l’enfouissement des déchets ultimes de son industrie nucléaire. Un chantier à ciel ouvert pendant au moins cent cinquante ans pour enfouir, dans près de trois cents kilomètres de galeries souterraines, des déchets toxiques pour plus de cent mille ans. Il s’agissait d’y visiter celles et ceux qui y luttent, vivent et aiment, d’y méditer sur le nucléaire et d’espérer, malgré tout.
Nous rassemblons ici quelques notes.

Texte 1. Descensus Christi ad Infernos – il descendit aux enfers
En Meuse, quelques jours avant Pâques
Sous mes yeux les colzas, les blés, au loin, le bois Lejuc. Il est midi. Une ligne très haute tension, transportant ses kilovolts. Pas un bruit, si ce n’est une légère brise ; quelques oiseaux, peut-être. Terres préemptées en jachères, récupérées par les pissenlits. Carte des environs en main, A. nous aide à visualiser, depuis ce point haut, les pourtours fantomatiques d’un projet qui n’existera peut-être jamais, mais dont la simple virtualité suffit à susciter l’effroi. Les gendarmes de la brigade mobile payés par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs venus nous tenir compagnie se justifient de ne faire « que leur travail ». À la jonction de trois communes – Bure, Mande-en-Barrois, Saudron – la machine de l’État s’emploie à produire une « anti-terre promise », que tous les vivants sont déjà cordialement invités à quitter, pour ne jamais y revenir. Au sein de la no go zone sanctuarisée, bardée de capteurs, de caméras, de barbelés, – rendez-vous dans 50, 60, 80 ans ? – personne n’entrera. Dans les galeries souterraines dûment sécurisées et ventilées, notre déréliction collective restera – disent-ils – sous contrôle rationnel : enfouie, et pour longtemps. Sous mes yeux les colzas, les blés, au loin, le bois Lejuc. Rien n’a bougé. Je pense à cette histoire d’Adam et Eve, qui, ayant goûté le fruit de l’arbre de la connaissance, vont eux aussi se cacher, s’enfouir, tenter de se faire oublier. Panique des yeux grand ouverts : on préférerait les refermer. Mais le propre d’une vérité est qu’elle finit souvent par éclater au grand jour. À Bure, il n’y a pas de solution ; juste un désastre. C’est à partir de là qu’il faut, qu’il faudrait penser. Descensus Christi ad Inferos – jusqu’à quel tréfonds par nous créé lui faudra-t-il aller ?
H. B.

Texte 2. Prendre la vie au sérieux
Deux jours de voyage en extrémité, en profondeur et en radicalité qui nous plonge dans la signification pénétrante de l’aphorisme « prendre la vie au sérieux ».
Joie militante et chaleur communautaire
Ce qui frappe d’abord, c’est la chaleur et la joie du groupe qui nous accueille dans la cuisine de la maison de la résistance, aussi appelée « BZL », Bure Zone Libre, du nom de l’association qui a servi à en faire l’acquisition.
Joie vraie, fraternelle, profonde. On sent qu’ici, on est ensemble. Que les personnes qui font le choix d’être là, à court ou long terme, sont unies par des liens denses, consistants, loin des relations froides et distendues qui président à nos relations ordinaires de voisinage.
La joie militante, vraie, saine, fraternelle et chaleureuse. Celle qui manifeste que l’épreuve du combat pour une cause commune, menée au nom de tous.tes (y compris celles·eux qui ne sont pas encore né·e·s) et de la justice, engendre des liens solides, tissés dans l’espérance que l’humain est aussi capable du meilleur.
Dimension eschatologique de la lutte antinucléaire
Est-ce que le projet Cigéo se fera ? Est-ce que le nucléaire civil permet effectivement d’alimenter des pays entiers en électricité fonctionne ? Celles.eux qui donnent leur corps, leur temps, un bout de leur vie à ce lieu qu’iels habitent dans des conditions rudes et extrêmes pour le défendre physiquement ne semblent, au fond, pas se poser cette question. La question est plutôt celle de rappeler que l’humain ne peut pas prétendre maîtriser une source d’énergie qui lui donne, de manière soudaine et inédite, le pouvoir de s’autodétruire quasi-immédiatement, inconséquemment.
Devant ce feu prométhéen mis dans les mains du grand Capital, iels sont là pour témoigner du supplice promit au Titan, enchaîné à son rocher, redisant par son corps que la bonne « fée » de nos foyers et de nos machines alimentées en masse par cette lumière magique est un courant délétère et destructeur. Que notre mode de vie est une course vers notre autodestruction.
Quand d’autres choisissent d’étudier ou d’écrire ou de continuer la recherche scientifique, elles·eux s’enchaînent au sol d’une gare désaffectée, vivent dans des chalets construits de leur main, comme de petits ermitages promis à être rasés.
Martyre, grande pénitence, témoignages et espérance
Ces corps sont enchaînés volontairement à l’autel du capitalisme. Non seulement par le lieu et les conditions de vie qu’ils mènent. Mais aussi dans leur chair, dans laquelle ils consacrent tangiblement les mutilations invisibles infligées par la normativité violente aux corps et aux âmes des femmes et des hommes que le Capital doit conditionner à le servir et le nourrir.
Corps punks, tatoués et parés de bijoux emmêlés dans la peau, corps queer, doux et étranges, tant de corps qui, violemment ou mendiant, nous adjoignent à entendre leur message. C’est le témoignage des grands pénitents, pendant que le monde produit, croît, et croit : iels nous disent qu’ici, aux confins de l’espace stabilisé des États-nation, une partie de nous témoigne de la violence sur laquelle la joie outrancière de la surabondance prend sa source.
Violence de l’État
Comment ne pas également relever que ce lieu est une scène où l’État manifeste l’un des pires aspects de sa puissance dans la défense de ses intérêts propres ?
Faisant quelque ballade inoffensive, nous avons profité de la distraction d’une interpellation arbitraire d’une brigade de gendarmes. Jeunes et bien armés, détachés spécialement pour le projet Cigéo, ces équipes tournantes sont envoyées sur le territoire pour un temps court. Un turn-over qui permet d’envoyer des agents étrangers au projet, qui n’ont pas le temps de rencontrer les habitant·e·s, militant·e·s ou non, ou de s’attacher à la région. La police de proximité a été jugée un modèle trop défaillant pour assurer ce type de surveillance : interpellation, photographie des plaques d’immatriculation, harcèlement. LA DISPROPORTION des moyens révèle, sans aucun doute, que lorsque l’État se sent insécurisé, il se défend arbitrairement, au mépris du respect de la vie des citoyen·ne·s dont il est sensé défendre inconditionnellement les intérêts.
De beaux jeunes hommes armés, manifestement ignorants des mécanismes juridiques et politiques qui organisent leur présence sur le territoire nous ont ainsi assurés qu’ils faisaient « simplement leur travail » et que « tout allait bien » puisqu’ils « ne nous frappaient pas ».
C. C.

3. Construire une cabane
À Bure on planifie d’éventrer la terre pendant plus de cent cinquante ans et d’y enfouir les déchets ultimes de l’industrie nucléaire, toxiques pour plus de cent mille ans. Sous quelques hectares anodins de champ de colza et de blé, de prairies ou de bois, à plus de trois cents mètres sous terre, deux cent soixante dix kilomètres de galeries doivent être creusés pour enfouir la mort. Ici le temps et l’espace sont déréalisés et la vie est rendue fantomatique. L’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) arrose les municipalités de milliers d’euros, les trottoirs et les lampadaires sont flambants neufs, et les villages se vident.
La bataille du nucléaire est perdue. Les déchets sont déjà là, toxiques pour des milliers d’années. Ils s’entassent et imposent avec eux : l’État centralisé, l’armée, l’industrie, les guerres, etc. Lutter contre le nucléaire, c’est mener une lutte de vaincus. La lutte de celles et ceux qui ne pourront jamais crier « victoire » de leur vivant.
Certain.es, pourtant, luttent. Certain.es, pourtant, opposent, font vivre dans leurs gestes quotidiens l’espoir des vaincu.es de toute l’histoire. Sur une gare abandonnée – rachetée par un collectif militant mais convoitée par l’ANDRA pour acheminer par train les déchets nucléaire jusqu’au site d’enfouissement –, alors que la procédure d’expropriation ne tardera pas à arriver, ielles construisent des cabanes en palettes à faire rêver. Face aux milliers d’années de toxicité nucléaire que l’État prétend gérer rationnellement, la précarité de ces cabanes oppose la vie à la mort. Quelques individus plantent des clous, vissent et se découpent un coin de paysage au milieu d’une friche battue par les vents. Quelques planches de bois que l’État rêve de mettre à terre, quelques planches qui ne tiendront pas face à la pieuvre nucléaire.
Ici pourtant les gestes ont du sens. Les vies des gendarmes chargés de relever toute la journée les plaques d’immatriculation des militants anti-nuc de Bure, des ingénieur.es planifiant le chantier d’enfouissement et des consommateur·rices de kilowatts, vies rassurantes et sécurisées, vies de vainqueurs, n’auront jamais la grâce de celles de celles.eux qui bâtissent des cabanes. Les enfants des gendarmes, des ingénieur.es, des consommateur·rices savent, elle.eux, que de fragiles cabanes valent mieux que l’assurance d’un salaire en fin de mois.
« Et Jésus dit: Laissez les petits enfants, et ne les empêchez pas de venir à moi; car le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent. » Mt 19, 14.
Ici, l’histoire des vaincu.es – dans les marges d’un monde écrit par avance pour des centaines de milliers d’années – s’écrit librement. Ici, le règne du même est rompu. Même s’ils rasent tout, ils ne sauraient mettre la main sur la liberté de ces instants passés à bâtir en commun des cabanes. Ici, partout.
B. S.
Pour aller plus loin : « Le cri de la terre« , texte collectif, écrit par des chrétien·nes, en soutien avec la lutte anti-nucléaire de Bure.