Une version réduite de ce texte a été publiée le mardi 8 avril sur le site du journal La Croix.
Le climat politique et médiatique nous habitue à l’imaginaire de la guerre. On parle de réarmement comme on parlerait d’une banale politique publique, normalisant des chiffres et des perspectives d’action devant lesquels notre conscience devrait se cabrer. Nous sommes à une période décisive de l’histoire française et européenne, du genre de celles où se prennent des décisions qui engagent notre avenir. Devant la menace conjuguée des États-Unis et de la Russie, la question du fédéralisme européen resurgit. Les forces libérales, de droite comme de gauche, plaident ouvertement pour une défense européenne sans pour autant rompre avec l’atlantisme ; les forces nationalistes rejettent cette hypothèse, se réfugiant dans leur rhétorique souverainiste habituelle et minimisant les dangers constitués par le néofascisme trumpiste et l’impérialisme poutinien. La gauche, elle, est presque inaudible, oscillant entre un souverainisme – peu crédible au regard de l’ampleur des dangers et des défis mondiaux – et un idéal internationaliste – nécessaire mais qui ne peut se substituer à la question européenne. N’est-il pas temps de promouvoir un fédéralisme institutionnel et conditionner toute mise en place de l’UE de la défense à l’adoption d’une vision politique renouvelée du sens de l’Europe ?
La situation en Ukraine, marquée par l’ascendant militaire russe et le lâchage américain, pousse l’UE à prendre en main la question de la sécurisation du continent. Le projet de Poutine est de faire de l’Ukraine une autre Biélorussie, un pays satellisé soumis à ses volontés. Une bonne partie de la population ukrainienne s’est courageusement opposée à ce destin. Contrairement à ce qui se dit et s’écrit ici ou là, les révolutions politiques ukrainiennes de 2004 et 2014 n’ont pas été produites par l’Occident bien que l’Occident les ait soutenues. L’exceptionnelle résistance ukrainienne démontrée depuis trois ans nous oblige. D’une part, la demande d’adhésion de l’Ukraine à l’UE doit être honorée ; d’autre part, l’UE doit veiller à ce que le cessez-le-feu à venir inclue des garanties de sécurité solides, au risque sinon que l’Etat russe ne reprenne son invasion à la première occasion. L’une de ces garanties peut être la présence de soldats européens sur le sol ukrainien et la promesse d’une solidarité militaire européenne en cas de nouvelle agression russe. L’Europe, si prompte à se réclamer de la démocratie et des droits individuels, démontrerait ainsi son attachement à ces biens qui sont menacés de toutes parts (remise en cause de l’État de droit, montée en puissance des régimes illibéraux, concentration de plus en plus oligarchique des médias, piétinement du droit international…).
Le trumpisme, en ce qu’il est un nationalisme exclusif, est l’occasion historique d’opérer un diagnostic critique de l’atlantisme et de s’autonomiser militairement des États-Unis. Il est plus que temps de s’affranchir de la tutelle américaine en matière de défense, qui se traduit par la dépendance technologique et la subordination politique. Elle a entraîné nombre d’États européens à épouser l’impérialisme américain, par exemple lors de l’invasion injustifiée de l’Irak en 2003. L’engagement pour l’Ukraine, couplé à l’affranchissement militaire vis-à-vis des États-Unis, pousse inévitablement vers un fédéralisme européen au niveau militaire. Si un tel changement implique nécessairement de gros investissements, cela exige surtout une vaste réflexion d’ordre institutionnel et stratégique. L’usage de la force militaire doit être clairement borné. La doctrine de la guerre juste, legs historique de la théologie chrétienne, pourrait ici avoir son utilité.
L’Église catholique tient ensemble la valorisation de la résistance non-violente au mal[1] et la justification de la violence armée dans certains cas précis. La non-violence est non seulement un témoignage spirituel extrêmement puissant – inspiré directement de l’attitude du Christ devant ses ennemis – mais également un mode de lutte qui mine la légitimité des pouvoirs injustes et peut conduire à leur écroulement.[2] La figure de Dorothy Day (1897-1980) incarne cette voie avec une radicalité intransigeante. Dans sa pensée, la violence armée est toujours contradictoire avec la foi évangélique ; les seules armes chrétiennes sont des « armes spirituelles » qui peuvent s’accompagner d’actions collectives publiques : la prière, la pénitence, l’amour de l’ennemi, la résistance passive, la désobéissance civile. La doctrine de la guerre juste a quant à elle des racines théologiques anciennes (chez saint Augustin et chez saint Thomas par exemple), les autorités ecclésiales ne l’ont jamais révoquée. Au XXe siècle, Paul VI, par exemple, laisse ouverte la possibilité de « l’insurrection révolutionnaire » en cas de « tyrannie évidente et prolongée qui porterait gravement atteinte aux droits fondamentaux de la personne et nuirait dangereusement au bien commun du pays ».[3] Pour le religieux jésuite spécialiste de la non-violence Christian Mellon, la guerre juste « consiste en un ensemble de critères pour juger dans quels cas il est moralement permis de recourir aux armes (jus ad bellum) et quelles limites on doit respecter dans cet usage des armes (jus in bello). »[4] Les conditions à réunir sont la juste cause (aujourd’hui réduite à la légitime défense[5]), l’ultime recours, la proportionnalité et l’espérance de succès. Concernant l’exercice de la guerre en lui-même, l’Église interdit absolument tout assassinat de civils et distingue fermement entre actes de guerres et crimes de guerre. La limite de cette approche de la guerre juste est évidente et très concrète : elle postule la possibilité du discernement clair, de la certitude rationnelle et de la maîtrise pratique là où la guerre se présente souvent, dans les faits, comme une situation de grande confusion où les distinctions habituelles menacent de s’étioler, par exemple celle entre les civils et les militaires.
Pour en revenir à la situation présente, il serait dramatique que le réarmement de l’Europe ne s’accompagne pas d’une réflexion sur la question de son sens. Ce sens se trouve du côté du droit international, de la révolution écologique et de la justice sociale. En matière de droit international, l’UE s’est perdue, depuis 2023, dans une logique du deux poids deux mesures honteuse, qui mine sa crédibilité. Comment peut-on condamner l’Etat russe tout en laissant s’accomplir l’annihilation du peuple palestinien par l’Etat israélien ? Comment peut-on soutenir le mandat d’arrêt de la CPI à l’encontre de V. Poutine et ignorer celui visant B. Netanyahou ? La fidélité au droit international doit être réaffirmée. Depuis des décennies, l’UE a joué le jeu de la mondialisation capitaliste, vecteur des inégalités socio-économiques et de la destruction de la nature. Un saut fédéral en matière militaire doit être conditionné par une rupture de fond avec la doctrine néo-libérale. La production de biens et services doit enfin obéir à des critères sociaux et écologiques exigeants. Berceau du capitalisme, l’Europe a pour mission de forger un modèle économique alternatif, seul à même de limiter la catastrophe écologique et humaine déjà en cours au niveau mondial.
Certains jugeront une telle proposition idéaliste. Pourtant, s’ils veulent réaliser la défense européenne, les libéraux doivent faire des concessions sur certains sujets. Bien que minoritaires dans les institutions de l’UE, les forces politiques de gauche peuvent saisir cette opportunité pour ouvrir un débat. Une difficulté massive demeure : la réorientation de l’UE n’est-elle pas conditionnée par une révolution profonde de nos repères culturels ? Le capitalisme – ainsi que l’hédonisme et l’anthropocentrisme qui l’accompagnent – semble avoir presque totalement asséché les ressources spirituelles et morales qui figuraient comme les promesses d’un monde enfin plus juste et plus fraternel. L’Europe, qui demeure scandaleusement inactive devant le massacre du peuple palestinien, semble mourir de la trahison de ses propres principes qui s’enracinent, au-delà du droit positif, dans les idées d’égalité et de dignité de la personne humaine. Si aucune réflexion de fond n’accompagne la métamorphose fédéraliste de l’Europe, le risque est que celle-ci soit conçue comme un simple outil de puissance sans finalité. Et qu’elle ne fasse finalement que mimer la logique du droit du plus fort qui s’impose peu à peu comme la norme au niveau mondial.
Foucauld Giuliani
Illustration de l’article : Abdelkader Benchamma, 2023, Archaeologies of silence
[1] Le terme « action non-violente » apparaît dans l’exhortation apostolique Justicia in mundo de Paul VI de 1971.
[2] La Congrégation pour la doctrine de la foi parle ainsi de la « résistance passive » comme une voie « prometteuse de succès », refusant ainsi de poser le dilemme en ces termes : soit l’efficacité du combat armée, immoral mais potentiellement vainqueur d’un côté, soit l’impuissance de la non-violence, moral mais incapable d’avoir des effets concrets sur l’histoire. Non seulement le combat moral peut être justifié à certaines conditions et dans certains cas bien précis, mais la non-violence possède toujours des effets et produit des fruits parfois inattendus (Libertatis conscientia, 1986).
[3] Popularum progressio, 1967.
[4] Revue Choisir, « La guerre juste existe-t-elle ? Ce que dit l’Église », octobre 2022.
[5] « On ne saurait dénier aux gouvernements, une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique, le droit de légitime défense. » (Gaudium et Spes, 1965)