Les pauvres, clé du royaume : entretien avec le P. François Odinet

Le pauvre est une figure à la fois éminemment biblique et politique, spirituelle autant que concrète. Qu’est-ce que le fait de se mettre à leur écoute nous révèle du royaume de Dieu, cette réalité dont la Bible ne donne jamais de véritable définition ? C’est à cette question que le père François Odinet, prêtre du diocèse du Havre, enseignant aux Facultés Loyola Paris et depuis peu aumônier général du Secours catholique, s’est consacré dans son dernier livre Maintenant, le Royaume (Desclée de Brouwer, 2024). Anastasis l’a interrogé à l’occasion d’un podcast, dont voici la retranscription.

Anastasis : Avant d’entrer dans le fond du livre, tu fais partie d’un courant théologique dont sont membres aussi, entre autres, le père Étienne Grieu, frère Frédéric-Marie Le Méhauté ou sœur Laure Blanchon. Vous avez pour points communs d’enseigner aux Facultés Loyola (ex-Centre Sèvres) et d’avoir participé à des groupes de lecture de la Parole avec les plus pauvres, avec notamment l’approche du père Joseph Wresinski, fondateur d’ATD Quart Monde. Comment peut-on qualifier ce courant? On lit parfois « théologie de la diaconie » ou « théologie à l’écoute des pauvres ». Comment nommer ce courant et quelles sont ses principales intuitions ?

Père François Odinet : On pourrait effectivement parler d’une théologie de la diaconie, au sens où l’on essaie ensemble de penser théologiquement ce qui se joue quand l’Église se préoccupe vraiment des personnes qui connaissent la misère, la précarité, quand elle reconnaît aussi leur place centrale dans ce qu’elle vit. Qu’est-ce que cela signifie théologiquement ? Dans ce sens, on peut parler d’une théologie à l’écoute des pauvres, parce que nous essayons de travailler non seulement en relation avec des personnes qui connaissent la misère, mais aussi à partir de leur parole, à partir de ce qu’elles ont à dire. J’avoue que, à titre personnel, je dis souvent très simplement que c’est de la théologie pratique. C’est-à-dire que, de même qu’en théologie biblique, on apprend de la Bible, en théologie dogmatique, on réfléchit à partir des auteurs et de la longue tradition ecclésiale, de la même façon, en théologie pratique, on se laisse enseigner par la réalité que nous connaissons mais aussi par les pratiques ecclésiales et sociales. En résumé, je parlerais d’une théologie pratique à partir des plus pauvres ou à l’écoute des pauvres.

Anastasis : Est-ce que tu te reconnais dans l’expression de « théologie contextuelle » qui a pu être utilisée pour englober les théologie de la libération, la théologie féministe, la théologie noire etc. ?

Père François Odinet : Tout à fait. Il faut bien comprendre que la théologie contextuelle n’est pas une théologie à propos d’un contexte mais une théologie qui, en analysant un contexte et en assumant de s’enraciner dans ce contexte, essaie de parler du tout de la théologie, c’est-à-dire du mystère de Dieu, du Christ, de l’Église, etc.

Anastasis : Dans ton livre, tu disqualifies deux visions du royaume de Dieu somme toute assez courantes. D’un côté, une théocratie conquérante, une forme de chrétienté qu’il faudrait retrouver. De l’autre, une promesse lointaine, évanescente, du royaume. On ne sait pas nécessairement ce que c’est. Qu’est-ce que le royaume de Dieu ? Quel est le rapport du royaume avec le pouvoir ? Jésus dit quand même assez souvent que le royaume est au milieu de nous. Et en fait, paradoxalement, la Bible le décrit assez peu.

Père François Odinet : Je ne dirais pas qu’il y peu de description du royaume dans la Bible, justement parce qu’il y a les paraboles, mais qu’il y a peu de définitions. Je dirais même qu’il n’y a pas de définition. Il y a la phrase de Paul, « Le royaume de Dieu est justice, paix et joie dans l’Esprit Saint », en Romains 14, qui est, pour reprendre l’expression d’un bibliste, ce qui ressemble le plus à une définition. En tout cas, un premier critère de définition du royaume, c’est de dire qu’il concerne notre histoire, maintenant. Il me semble qu’il ne faut pas opposer ce qu’on appelle l’eschatologie – c’est-à-dire parler de la fin des temps mais aussi parler de ce qui est dernier, de ce qui est ultime – et le maintenant. Autrement dit, il ne faut pas opposer ce qui est dernier et ce qui se passe maintenant. Au contraire, en régime chrétien, ce qui est ultime s’avance vers nous et nous pouvons en faire l’expérience maintenant. Dans la foi chrétienne, la résurrection du Christ tient une place centrale. Or, il y a un consensus théologique pour dire que la résurrection du Christ, c’est un acte eschatologique de Dieu. C’est-à-dire que ce qu’il y a d’ultime dans le mystère de Dieu se manifeste dans la résurrection du Christ. De la même manière, le royaume de Dieu, c’est une grandeur eschatologique qui a trait au bout de l’histoire, non seulement au terme de l’histoire mais aussi au sens de l’histoire. Quand on parle du royaume de Dieu, c’est tout le sens de l’histoire qui est concerné. En même temps, cela nous arrive maintenant, nous pouvons en faire l’expérience maintenant. Nous attendons la plénitude du royaume pour le jour du Jugement – je préfère dire le jour de la justice de Dieu – mais mais nous en faisons l’expérience maintenant, et c’est cela toute la pointe.

Anastasis : Justement, à ce propos, tu dis bien que cette notion de royaume de Dieu parle assez peu aux catholiques que l’on pourrait rencontrer à la sortie des messes, aux catholiques « ordinaires ». Comment peut-on faire l’expérience autour de soi, dans sa vie de tous les jours, du royaume de Dieu ?

Père François Odinet : D’abord, le royaume de Dieu, on en fait toujours l’expérience sur le mode de la venue. Jésus n’annonce pas le royaume de Dieu : il annonce que le royaume de Dieu s’approche, et qu’on peut le discerner. Donc ce n’est pas anormal d’avoir du mal à repérer le royaume de Dieu autour de soi ou à côté de soi, précisément parce que pour cela il faut un discernement et qu’on en fait toujours l’expérience sur le mode de la venue. Cela veut dire que, pour moi, le royaume de Dieu n’est pas un état stable dans lequel on entre ou duquel on sort, mais c’est un dynamisme dans lequel on est invité à se laisser prendre d’une certaine manière. Comment en fait-on l’expérience ? Je dirais à partir des pauvres, c’est-à-dire au contact des plus pauvres et dans des manières de vivre où l’on essaie au moins de ne pas s’y opposer, d’être le moins possible complice de la violence qui pèse sur les plus pauvres, voire même, je l’espère, de vivre dans une forme de d’amitié, de fraternité avec les plus pauvres. Je suis convaincu que c’est là qu’il y a une expérience. Et je suis assez convaincu aussi que dans les récits évangéliques – pas forcément les paraboles -, les signes du royaume sont donnés quand Jésus est au contact des pauvres. Ce n’est pas dans de longs discours que les signes du royaume apparaissent, mais précisément dans ces récits très concrets où Jésus croise des personnes qui sont extrêmement éprouvées, qui portent sur elles tout le poids du monde. Là, dans ces signes, dans ces rencontres, le royaume s’approche.

Anastasis : Ces plus pauvres, qui sont-ils dans la Bible et dans notre réalité contemporaine ? Et que nous disent-ils de ce royaume de Dieu ?

Père François Odinet : D’abord, je dois préciser pourquoi j’utilise beaucoup le terme « pauvres », qui peut paraître un terme condescendant ou méprisant, et qui a été beaucoup délaissé par le champ académique pour cette raison. Je l’emploie parce qu’il a un arrière fond biblique mais aussi parce que les personnes concernées l’emploient. Les gens pauvres ne disent pas « des personnes dans la précarité », ne disent pas « des personnes qui subissent la pauvreté ». Ils disent les galères, ils disent la souffrance, notamment la souffrance des corps. Ils disent la pauvreté aussi. C’est pour cela que je persiste à employer ce terme. Dans la Bible, les travaux des théologiens de la libération m’ont aidé à relire les écrits bibliques pour voir combien le terme de pauvres est un terme concret, qui renvoie à des expériences très concrètes. Soit des expériences d’être confronté à la survie, c’est-à-dire que la survie soit un problème, alors que pour toute une partie de l’humanité, la survie est quand même assurée. Pour une autre partie de l’humanité, la survie est un problème éminent, permanent, brutal. L’autre chose, c’est une dimension d’oppression, c’est-à-dire que la pauvreté n’est pas naturelle, ce n’est pas le fruit malheureux du hasard, c’est vraiment un processus historique installé par l’humanité avec des structures qui soutiennent cela. Et donc c’est le fruit d’une violence, d’une oppression, d’une domination. Cela me semble bien présent dans la Bible, à la fois ce côté très concret de la survie, de la menace qui pèse sur la vie et, d’un autre côté, cette violence que la Bible ne tolère pas, que la Bible dénonce complètement.

Anastasis : Tu parles d’oppression, de domination. Dans l’Église, on entend souvent parler de pauvreté spirituelle. Cette pauvreté spirituelle est réelle, et en même temps, tu parlais de survie, quand tu n’as pas de quoi manger, est-ce que l’on peut vraiment mettre ces deux choses-là sur le même plan ? Est-ce qu’on ne peut pas un peu critiquer cette notion de pauvreté spirituelle ?

Père François Odinet : On doit la critiquer pour savoir ce qu’on met derrière ce terme. Est ce que la pauvreté spirituelle existe ? Certainement. C’est quasiment un équivalent de la sainteté. Donc elle existe, oui, mais ce n’est pas un état qui nous est donné, c’est quelque chose que nous essayons de recevoir, c’est-à-dire nous sommes petits devant Dieu. Dire que nous sommes fragiles parce que nos corps sont fragiles, parce que nos psychismes sont fragiles, ce n’est pas la pauvreté spirituelle. Dans les Écritures, le terme de pauvreté est en général concret. Il y a de très rares occurrences de la pauvreté spirituelle. On doit s’interroger sur pourquoi est-ce que l’on valorise des occurrences rares en délaissant le terme de pauvreté tel qu’il est couramment employé dans les Écritures. Quand c’est employé par exemple dans le livre du prophète Sophonie, c’est l’idée que Dieu va laisser subsister un peuple humble et pauvre plutôt qu’un peuple qui fait le mal. Cela ne veut pas dire que Dieu rêve d’un peuple qui a faim. Cela ne veut pas dire que Dieu rêve d’un peuple où les enfants meurent de malnutrition. C’est pas c’est pas cela. En revanche, Dieu rêve d’un peuple où l’on apprenne à croire et à espérer comme les pauvres. C’est-à-dire que, dans le Livre de Sophonie, il y a cette inversion où les pauvres deviennent le modèle de la foi et de l’espérance. C’est comme cela que je comprends « bienheureux les pauvres de cœur », « bienheureux les pauvres en esprit » : pas du tout au sens où l’on se reconnaîtrait simplement petit, ou bien dans le sens où l’on progresserait dans l’humilité. Tout cela, c’est très bien, mais ce n’est pas la pauvreté, c’est autre chose. Être pauvre en esprit, c’est apprendre à regarder Dieu, à croire en Dieu, à parler de Dieu avec les pauvres, à partir des pauvres, à l’école des pauvres. Autrement dit, la pauvreté spirituelle, c’est se tenir devant Dieu à l’école des pauvres. Et il me semble que c’est cela la sainteté, c’est-à-dire qu’elle n’est pas coupée de la réalité des pauvres. Donc il faut vraiment, je pense, que l’on s’interdise de parler d’une pauvreté spirituelle qui serait déconnectée de la pauvreté réelle, sinon c’est un subterfuge et parfois cela sert, dans la prédication chrétienne, de subterfuge qui invisibilise les pauvres. Si on est tous pauvres spirituellement, la pauvreté réelle n’est plus un problème pour la foi. Or, la pauvreté réelle est un problème pour la foi. Donc la pauvreté spirituelle, c’est faire face à cela avec les pauvres et même oser porter notre regard sur Dieu en apprenant des pauvres.

Anastasis : Sur cette spiritualisation et donc invisibilisation des pauvres, tu donnes un exemple très intéressant à partir du Magnificat dont tu proposes une traduction un peu alternative. Là où l’on lit généralement « il a élevé les humbles » ou « il élève les humbles », tu substitues à « humbles »le terme « humiliés ». Tu écris que l’on devrait traduire « il a élevé les humiliés » ou « il élève les humiliés ». Est-ce que tu peux nous dire quelques mots sur ce choix de traduction ?

Père François Odinet : C’est un terme qui apparaît deux fois dans le Magnificat. Il y a « il élève les humiliés », mais il y a aussi « il a posé son regard sur l’humiliation de sa servante », que l’on traduit par « son humble servante », ce qui est absurde grammaticalement, parce qu’il y a un nom et un complément du nom, ce n’est pas un adjectif. On pourrait s’interroger : pourquoi est-ce qu’on invisibilise, là aussi, la force de ce que dit Marie en la transformant en une sorte de modèle de piété ? En fait, elle jette ce cri de louange, de joie en se présentant clairement du côté des pauvres, du côté des humiliés. Je m’appuie sur des travaux d’exégèse, notamment ceux de Jean-Noël Aletti, pour justifier qu’ici, plutôt que « humilité », on doive traduire par « humiliation », c’est-à-dire une réalité sociale. Marie ne se présente pas comme humiliée, comme une attestation de piété, encore une fois, mais elle se présente comme humiliée au sens de subissant le sort des pauvres. Il se trouve qu’il y a des indices cohérents dans les premiers chapitres de l’Évangile de Luc, où l’on trouve le Magnificat, de ce que Marie se situe bien parmi les pauvres de son peuple, pas parmi les très très pauvres, ceux qui n’auraient rien, mais parmi la majorité pauvre de son peuple.

Le Magnificat selon l’artiste états-unien Ben Wildlower, anarchiste et chrétien

Anastasis : On parle souvent de la pauvreté volontaire de saint François d’Assise, il Poverello, comme d’un idéal évangélique. Que fait-on de cet idéal ?

Père François Odinet : D’où vient le choix de la pauvreté par François ? Il lui vient des lépreux. Il rencontre les lépreux, et donc il choisit la pauvreté. Son choix de pauvreté ne vient pas de nulle part. Il vient d’une expérience, d’un compagnonnage, d’une rencontre des pauvres réels. Il choisit la pauvreté qui à la fois le rend solidaire de cela, fait qu’il parle de leur Dieu – le Dieu de saint François, c’est le Dieu des lépreux -, et en même temps, cette pauvreté, elle lui permet de contester l’ordre économique nouveau qui se met en place dans les communes italiennes au début du XIIIᵉ siècle. Cela me semble une très belle raison de choisir la pauvreté et de parler de pauvreté spirituelle, pour le coup.

Anastasis : Parmi tes références que l’on peut retrouver dans les notes de bas de pages de ton livre, il y en a une qui revient pas mal, celle de Jon Sobrino, un théologien salvadorien d’origine basque. C’était un théologien de la libération. Est-ce que tu te dirais théologien de la libération, ou est-ce une influence théologique parmi d’autres que tu prends avec des pincettes ? Sobrino lui-même a été critiqué et même sanctionné sous Benoît XVI. Comment te situes-tu vis-à-vis de ce courant théologique ?

Père François Odinet : Je ne me suis jamais demandé si j’étais un théologien de la libération. C’est la première fois que l’on me pose la question. Pour moi, c’est une influence théologique absolument majeure. Avec l’influence des écrits de Joseph Wresinski, le fondateur d’ATD, qui n’est pas un théologien de métier, mais qui a des intuitions théologiques qui sont, pour moi et pour notre groupe de recherche, fondamentales. Et puis, je dirais, une troisième influence que je reconnais volontiers, c’est celle de Christoph Theobald qui est, lui, un théologien de la post-modernité. Ma distance critique à l’égard des théologiens de la libération n’est pas du tout une critique de la centralité accordée au royaume de Dieu, parce qu’en fait je fais la même chose. Elle n’est pas non plus une critique de leur théologie politique, parce que je fais la même chose, même si ce n’est pas une théologie révolutionnaire que l’on a reprochée à certains. En revanche, simplement, j’ai une distance critique parce que nous sommes cinquante ans après les premiers écrits des théologiens de la libération, et on fait une théologie contextuelle, donc dans un autre contexte. Du coup, faut assumer qu’on parle d’un monde où il y a de la pauvreté, d’un monde où il y a de la violence, mais on le voit depuis l’Europe. Voilà donc ma distance avec les théologiens de la libération. Elle tient simplement à ce contexte différent. Cela impose forcément une forme de critique, qui ne consiste pas tant à nier des choses qu’ils ont écrites, par exemple pour Sobrino, que d’ajouter, me semble-t-il, ou de préciser des points.

Anastasis : Un point nous a marqués dans ton livre, c’est que tu parles beaucoup de l’Esprit saint, tu fais de la « pneumatologie ». Pour toi, quel est le lien entre la pauvreté, le royaume, l’Esprit saint ?

Père François Odinet : En effet, c’est là aussi pour moi un point de critique des théologiens de la libération, qui sont souvent très christologiques, qui parlent beaucoup du Christ et assez peu de l’Esprit. Il y a des exceptions, comme Leonardo Boff ou Joseph Comblin, mais je crois que l’on peut dire que la veine majoritaire des théologiens de la libération, c’est de beaucoup insister sur le Christ. Alors, pourquoi l’Esprit saint ? D’abord, il y a la fameuse définition de Paul, ou ce qui s’approche d’une définition : « Le royaume de Dieu est justice, paix et joie dans l’Esprit saint ». Il y a cette idée que la justice, la paix sont des dons de l’Esprit, et en même temps des dons messianiques : le royaume de justice, le royaume de paix. C’est-à-dire que c’est l’Esprit qui répand en nous la justice, la paix et la joie. Cela me semble très important pour qu’une théologie politique soit articulée à une théologie spirituelle, c’est-à-dire pour qu’on ne tombe pas dans un volontarisme du côté de la théologie politique, mais qu’on essaie d’articuler d’une un travail pour le changement politique, social, etc., avec une part conflictuelle qui doit être abordée de manière nuancée mais qui est réelle, d’autre part le don de l’Esprit, la conversion, ce que l’Esprit fait dans nos cœurs, que nous n’ayons pas peur de parler aussi de cette dimension vraiment spirituelle. J’aime aussi penser que le rapport à l’Esprit saint nous aide à penser la manière dont le royaume n’est pas de ce monde. On cite souvent la phrase de Jésus, « Mon royaume n’est pas de ce monde », pour dire que le royaume ne change rien à ce monde. Ce n’est pas cela du tout. C’est simplement dire que le royaume n’est pas complice avec le monde, entendu au sens négatif, le monde étant le pouvoir mauvais qui s’exerce. Et en effet, le royaume est d’un autre ordre. Quand Jésus dit « Mon royaume n’est pas de ce monde », je comprends « Mon royaume est d’un autre ordre que l’ordre de ce monde ». Cela, c’est l’ordre de l’Esprit saint, c’est à dire que l’Esprit saint ne s’impose pas. Le royaume de Dieu ne s’impose pas par la force. Cela, je ne le crois pas du tout. Le royaume de Dieu, aussi, demande un engagement de notre être, ce que fait précisément l’Esprit saint. Mais en même temps, l’Esprit saint, puisqu’il n’est pas complice de l’ordre de notre monde, passe par les failles de ce monde. J’ai été bien aidé par la lecture du sociologue Erik Olin Wright, un sociologue états-unien qui discerne différentes manières de comprendre le changement social. Une de ces manières, c’est la transformation qu’il appelle interstitielle. Il y a une transformation révolutionnaire, une transformation réformiste, et la troisième manière, c’est cette transformation interstitielle. Je reconnais volontiers que ma manière de me raccrocher, disons, à son travail sociologique, c’est de privilégier cette transformation interstitielle, c’est-à-dire le fait que l’Esprit saint nous rend sensibles au fait que le pouvoir n’est pas un bloc monolithique, mais que dans le jeu des pouvoirs, il y a des failles, il y a des interstices, et que l’Esprit saint ne vient pas en renversant tout sur son passage, mais qu’il nous rend sensibles à ce qui peut s’ouvrir de nouveau, à ce qui peut se créer de nouveau. Et là, c’est encore un point où je ne voudrais pas valoriser seulement l’imitation du Christ, mais la créativité de l’Esprit. Je crois beaucoup au fait que l’accueil du royaume, c’est notre capacité à faire commencer ce qui est d’un autre ordre que ce monde. Créer, innover, inventer ce qui est d’un autre ordre que ce monde. Je le dis aussi parce que, contrairement aux théologiens de la libération qui, pour beaucoup, comme Sobrino, vivaient sous des ordres dictatoriaux où ils étaient menacés, où certains ont été tués par des commandos paramilitaires, nous vivons dans une Europe où il est possible de commencer. C’est l’un des fruits de la démocratie, une démocratie qui est ultra-imparfaite, qui a beaucoup de limites, on pourrait en reparler, mais en tout cas c’est l’un des fruits, c’est que nous avons une capacité d’inventer et de commencer. Je crois qu’il ne faut pas nous en priver et que, dans notre contexte, c’est une manière d’accueillir le royaume. Pour toutes ces raisons-là et quelques autres, je crois beaucoup à une théologie qui parle de l’Esprit saint, qui prend au sérieux cette dimension spirituelle.

Le sociologue Erik Olin Wright en 2011 à Berlin

Anastasis : Tu consacres quelques pages à la question de l’Église, à l’ecclésiologie, à la compréhension que l’on peut avoir de cette Église. Tu parles à propos de l’Église d’un « corps politique », ce qui rappelle un peu William Cavanaugh. Tu dis que ce corps politique se proclame fondé sur une pierre rejetée, la fameuse pierre d’angle rejetée des bâtisseurs dans la Bible, que la tradition chrétienne entend comme le Christ crucifié et ressuscité. C’est une très belle image de l’Église. Est-ce qu’il n’y a pas un risque d’en avoir une vision un peu trop romantique ? Comment peut-on comprendre cette Église bâtie sur une pierre rejetée quand on voit concrètement dans l’Église des attitudes de rejet des plus pauvres, ou bien des attitudes de complicité de la hiérarchie catholique avec les plus puissants ? Comment articule-t-on cette vision fondatrice, peut-être aussi un peu eschatologique de l’Église, et la réalité concrète de l’Église comme corps politique ?

Père François Odinet : C’est une vision eschatologie de l’Église, encore une fois, au sens où l’eschatologie, on en fait l’expérience maintenant. J’avoue que je souris de l’idée que ce soit romantique, parce que je travaille souvent avec des personnes qui sont engagées aux côtés des plus pauvres, concrètement. Comme théologiens, nous sommes régulièrement sollicités pour travailler avec eux et avec elles. L’expérience que je fais à chaque fois, c’est que rappeler cette centralité des plus pauvres dans l’Église, c’est de l’empowerment, c’est-à-dire que cela donne force aux personnes pour défendre l’option qu’elles ont prise. Donc, précisément, cela nous confronte à ce que l’Église est et à ce que l’Église n’est pas. Du coup, je ne crois pas un instant que ce soit romantique parce que, au contraire, cela nous rappelle que beaucoup de nos communautés se montrent infidèles à ce principe. Cela nous rappelle un côté assez tragique, c’est que la plupart du temps, cette infidélité est involontaire. La nommer en montrant un modèle qui me semble bien attesté par les Écritures, je crois que, au contraire, cela donne une certaine puissance de contestation, mais que c’est pas romantique. Il faut peut-être que je dise un mot de ce que j’essaie de proposer, c’est l’idée que l’Église est liée aux pauvres, non pas comme une conséquence de la foi proclamée et célébrée, mais comme élément constitutif. C’est-à-dire que, puisque l’Église est fondée autour de la pierre rejetée par les bâtisseurs, le Christ crucifié que Dieu a établi pierre d’angle, le Christ ressuscité, puisque l’Église est fondée autour de lui, alors ce qui la tient rassemblée, c’est Jésus en tant qu’exclu et en tant que posé comme pierre d’angle, c’est-à-dire comme celui autour duquel un peuple peut se rassembler. Il me semble que pour cette raison, l’Église est constitutivement liée aux plus pauvres qui sont mis à part, qui sont exclus, qui sont discriminés de mille manières, voire tués, comme le Christ, mais qu’à partir du moment où nous nous formons autour d’eux, alors là il y a quelque chose de l’Église. Et il me semble que c’est cela que nous célébrons dans l’Eucharistie aussi. Rappeler cela, je pense que ça renvoie à l’Église à cette question très forte : où sont les pauvres dans notre Église ? Cela nous permet de voir qu’il y en a qui sont là et déjà en prendre conscience, c’est majeur parce que souvent ils sont invisibles ou en tout cas on ne les voit pas. Mais cela nous permet aussi de prendre conscience qu’il y en a beaucoup dont nous sommes très loin.

Anastasis : Tu as participé au synode sur la synodalité. Est-ce que ce synode va dans ce sens d’une Église « pierre d’angle », et si oui, comment ?

Père François Odinet : Ce serait trop simple de répondre oui ou non, notamment parce que ce synode dépend beaucoup de sa phase de réception, c’est-à-dire de ce qu’on va en faire. J’encourage tous ceux et toutes celles qui nous écoutent à se demander ce qu’ils et elles vont en faire, ce que les communautés aussi vont en faire, pas seulement paroissiales. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que l’écoute des voix des personnes très pauvres est devenue un vrai sujet de réflexion. Cela, je crois. C’est vraiment le cas pendant le synode, au point de faire l’objet d’un groupe de travail lancé par le pape. Et je peux témoigner que, pendant l’assemblée synodale d’octobre 2024, il y a eu de nombreuses prises de parole ancrées dans la réalité de la vie des pauvres, certaines prises de parole qui venaient des pays du Sud global, mais aussi des propos tenus par des personnes du Nord global, sensibles à la minorité dans la misère au sein même de leur pays. Donc je crois que le synode a fait un pas dans cette prise de conscience que sans les voix des pauvres, sans les voix des personnes marginalisées, la parole dans l’Église peut être inadéquate, injuste. Notamment, je pense au numéro 19 du document final qui dit qu’il s’agit de reconnaître les pauvres comme acteurs de l’évangélisation et que cela suppose de discerner les charismes qu’ils ont reçus, et de les discerner avec eux. À nous maintenant de nous saisir de ces intuitions.

Anastasis : Tu fais une théologie du royaume de Dieu, mais tu assumes aussi de faire de la théologie politique. Tu écris « Je ne crois pas qu’on puisse déduire de l’Évangile quelque ordonnancement trop précis de la réalité », avec cette idée que le royaume est une inspiration plus qu’un programme. Comment, concrètement, s’incarne cette inspiration ? Est-ce que, par exemple, la doctrine sociale de l’Église qui donne quand même des principes assez clairs, comme la destination universelle des biens ou la subsidiarité, en est une incarnation ? Comment se saisit-on de cette inspiration pour la mettre en œuvre concrètement ?

Père François Odinet : En effet, je parle d’inspiration plutôt que de programme. Je dirais que l’Évangile, pour la théologie politique, a un aspect paradigmatique, un aspect inspirateur. Je dirais même que cette inspiration, elle est du côté de la manière de faire avant tout, c’est-à-dire penser la théologie politique par en bas, penser la théologie politique à partir des pauvres, à partir des derniers et à partir de ceux que notre politique courante met à part, oublie, voire réprime. Je crois que cela est une manière de faire, donc une inspiration qui va plutôt stimuler notre créativité que promouvoir quelque concept en disant : « Ça, c’est déduit de l’Évangile ». Par exemple, c’est intéressant de parler de la doctrine sociale de l’Église, parce que justement elle n’est pas déduite de l’Évangile, elle a un rapport avec l’Évangile, mais en passant par plein de médiations éthiques. Si je prends le principe de subsidiarité, qui tient un rôle important dans la doctrine sociale de l’Église, je défie n’importe quel théologien ou théologienne de montrer que le principe de subsidiarité peut être déduit de l’Évangile. Pourtant, il est très important et très utile. Mais précisément, il y a des médiations éthiques entre l’inspiration évangélique et le choix d’un programme politique ou social. Les deux sont bons, on a besoin de l’inspiration évangélique, on a besoin d’un programme politique ou social, mais croire que l’on passe directement de l’un à l’autre, je pense que ce n’est pas juste intellectuellement. Et en plus, à mon avis, c’est porteur d’un certain nombre de violences symboliques.

Anastasis : Quand tu dis « médiations éthiques », tu penses aux sciences sociales par exemple ?

Père François Odinet : Entre autres, je pense aux sciences sociales. Mais je pense aussi que même un discernement théologique suppose une certaine manière de regarder et de l’assumer, un certain rapport au contexte. C’est-à-dire qu’il y a non seulement le contexte que voient les sciences sociales, et c’est très important, mais il y a aussi une certaine manière de se rapporter au contexte. Tout cela, ce sont des séries d’options. Donc je pense qu’il vaut mieux afficher ces options et les dire clairement. En effet, il faut vérifier qu’elles sont inspirées par l’Évangile et non pas contradictoires par rapport à l’Évangile, mais je ne crois pas du tout qu’il y ait un programme politique déductible de l’Évangile.

Anastasis : Page 34, tu écris : « L’annonce du royaume est toujours une contestation de l’état présent du monde, une opposition à l’injustice qui le structure et au mensonge qui cache celle-ci. C’est pourquoi cette annonce passe aussi par des signes, par des actes qui impliquent toujours les derniers de ce monde. » Comment nommer cet « état présent du monde » ? Faut-il parler de capitalisme ? Si oui, comment le définir et le penser dans l’optique du royaume de Dieu ?

Père François Odinet : Justement, la question serait de savoir ce que l’on nomme capitalisme. Évidemment qu’il y a une critique du capitalisme à opérer. Je pense qu’il y a même un consensus théologique sur le fait qu’il y a une critique du capitalisme à opérer. Après, la question, c’est : par quel bout on l’opère ? Mais quand je vois qu’aussi bien Jean-Paul II que les théologiens de la libération, alors qu’ils s’opposaient sur la manière de penser le capitalisme, ont pourtant tous critiqué le capitalisme, je crois pouvoir dire qu’il y a quand même un certain consensus, soit pour critiquer le principe, soit pour en critiquer les excès, en tout cas, il y a un rapport critique au capitalisme. Cela me semble une question de bon sens. Ma petite insistance personnelle serait de mesurer le lien entre les structures de péché – et quand on parle de capitalisme, on désigne une configuration structurelle, c’est-à-dire dont aucun d’entre nous personnellement, n’est totalement responsable évidemment, mais dans lequel aussi nous sommes pris en permanence, y compris sans le vouloir, mais parfois en y consentant – et ce qui se passe dans nos mentalités. C’est-à-dire que le rapport à la consommation, à la terre, aux liens humains, c’est quelque chose qui est de l’ordre de la conversion, en partie. Et donc il y a un rapport entre structure et conversion personnelle. Là où je serais très attentif, c’est à ce qu’aucun des deux ne gomme l’autre. C’est-à-dire que si l’on parle du capitalisme, il faut parler de son influence sur le cœur humain, mais il faut aussi reconnaître qu’il y a une corruption du cœur humain qui n’a pas commencé avec le capitalisme. Donc comment articule-t-on de manière juste la contestation des structures de péché et la conversion du cœur humain ? C’est une première chose. Et puis une deuxième chose, je l’ai déjà dit, mais je serais assez attentif aussi à oser commencer dès maintenant, même au sein du capitalisme, ce qui est possible. Si je dis cela, ce n’est pas juste parce que c’est plus facile, mais aussi parce que les gens qui sont dans la misère n’ont pas le temps d’attendre qu’on sorte du capitalisme. Et cela, c’est un point auquel je pense qu’il faut faire assez attention. Il faut mener un combat de contestation structurelle, c’est nécessaire, mais en même temps les gens n’ont pas le temps d’attendre. Commencer maintenant ce que nous pouvons commencer, créer ce que l’Esprit nous donne de créer me semble fondamental.

Anastasis : Un autre théologien de libération, Leonardo Boff, parlait de « cri de la terre » et de « cri des pauvres », expression qui a été reprise dans l’encyclique Laudato si’ du pape François. Tu parles aussi de ce cri de la terre à plusieurs reprises dans ton ouvrage. Tu utilises l’expression « anthropocène », donc cette action humaine sur le climat que certains appellent « capitalocène » pour montrer qu’elle a essentiellement commencé à l’ère industrielle. En tout cas, tu en parles en rapport avec le royaume de Dieu. Est-ce que tu peux nous expliquer l’articulation que tu fais entre les deux ? Tu parles notamment de « sortir de l’alternative entre accélération et désespoir ».

Père François Odinet : Chaque contexte nous fait retrouver des dimensions du royaume, et je crois que cette expérience de l’anthropocène – on peut dire aussi capitalocène, parce qu’en effet, ce qu’on appelle anthropocène, cette empreinte humaine sur la planète et sur le climat, bien évidemment, est liée à l’ère industrielle – nous fait retrouver des dimensions du royaume qui sont présentes à divers titres dans les écrits du Nouveau Testament, mais que nous relisons à partir de notre contexte. Je peux en nommer trois. La première, que l’on trouve beaucoup chez les Pères de l’Église, c’est que le royaume de Dieu concerne toute la Création, pas seulement l’humanité. Cela, on le trouve exprimé chez les Pères de l’Eglise, mais aussi dans les lettres, par exemple aux Éphésiens, aux Colossiens, par l’idée d’une seigneurie du Christ sur toute la Création, mais aussi l’idée que toute l’histoire, pas seulement l’histoire humaine, est récapitulée dans le Christ. C’est un premier élément important pour une théologie fondamentale qui voudrait se laisser interpeller par l’anthropocène. Une deuxième dimension, c’est que le côté urgent dans l’accueil du royaume revient au premier plan, parce qu’il y a une urgence écologique. Or, le royaume se présente comme urgent. Le Christ, dès sa première parole dans l’Évangile de Marc, dit « Les temps sont accomplis », donc c’est maintenant, convertissez-vous, le royaume de Dieu approche, donc il vient presser sur le présent, comme dit Daniel, c’est à dire qu’il y a une forme d’urgence messianique qui suspend nos évaluations habituelles de l’importance. Cette urgence messianique du royaume résonne évidemment très fortement avec l’urgence de l’anthropocène, à laquelle on doit bien reconnaître qu’on n’a pas de solution globale qui soit acceptable démocratiquement maintenant. Donc il faut pouvoir habiter cette opposition entre l’urgence de la conversion écologique et le temps du dialogue, de la délibération, si l’on veut bien quelque chose qui soit démocratique. Là dessus, il me semble que l’urgence du royaume est précieuse, parce que l’urgence du royaume suspend nos ordres habituels mais ne nous fait pas violence. Elle nous rend sensible à ce que déjà Dieu fait approcher, à ce que déjà Dieu fait grandir. Et là, je dirais qu’il y a une option à faire pour, dans ce temps de l’anthropocène, face à l’urgence, non pas seulement travailler à une transformation globale, mais y travailler par des transformations maintenant. Ce n’est pas juste la théorie du colibri, ce ne sont pas juste des petits gestes, vraiment pas. Je suis convaincu que la solution est d’abord politique. Mais c’est oser commencer des formes de vie qui nous permettent de faire face à la crise écologique. Cela me semble aussi une manière spirituelle de prendre en compte l’angoisse écologique qui est très forte, qui ne soit ni dans le désespoir, ni dans une espérance folle que l’on trouve parfois chez certains chrétiens américains, que Dieu résoudra, que Dieu s’en occupera. Mais par contre, avec la confiance que ce que l’Esprit saint fait commencer va trouver un chemin pour se frayer. Donc il faut y collaborer. On ne sait pas trop vers quoi ça mène, mais il faut y travailler. Ce que le pape François appelle « ouvrir des processus ». Un dernier point, c’est que l’anthropocène et son urgence me paraissent stimuler aujourd’hui un contre-discours qui fait un retour saisissant, une sorte d’intégrisme chrétien avec des fortes dimensions autoritaires pour lequel la Création n’est que le décor d’une histoire des nations. Là, cela me semble important de maintenir l’imaginaire du royaume et bien de préciser de quoi on parle. Un royaume de justice et de paix, un royaume qui est livré non pas aux puissances autoritaires, mais aux artisans de paix et aux cœurs purs.

Anastasis : Une dernière question : es-tu heureux dans ta mission ?

Père François Odinet : Oui, je me sens heureux dans ma mission. J’ai la chance comme prêtre d’avoir vécu depuis mon ordination en lien avec des personnes qui connaissent la précarité, la pauvreté, que je n’aurais sans doute pas rencontrées si je n’étais pas prêtre. J’aurais sûrement rencontré des personnes qui connaissent la misère autrement, mais pouvoir cheminer avec elles comme prêtre, c’est pour moi très précieux et je peux dire cela me rend heureux. Cela me fait prendre conscience aussi de combien cet engagement est incomplet, de combien il y a tant de personnes dans la pauvreté dont je ne sais même pas qu’elles existent, que je n’ai jamais rencontrées. Il y a quelques mois, je suis devenu aumônier général du Secours catholique, donc j’ai été plongé dans un univers institutionnel, puisque c’est une grande institution que le Secours catholique, que je connais mal mais qui me semble à la fois intéressante et significative. Au Secours catholique, il y a un côté laboratoire pour une Église dans une société de post-chrétienté, mais laboratoire aussi quant aux apprentissages vécus au côté des plus pauvres. Et cet apprentissage-là, je le trouve assez impressionnant, assez passionnant. Et oui, il me rend heureux, il me donne de la joie.

Anastasis : Pour conclure cet entretien, on voulait rendre un petit hommage au père Gustavo Gutiérrez, père fondateur de la théologie de libération qui nous a quittés il y a quelques semaines. La figure à la fois biblique et réelle du pauvre était vraiment centrale dans sa théologie, et disait quelque chose de de l’espérance du royaume de Dieu. Une petite citation : « La plénitude de vie que nous apporte la libération en Jésus-Christ et la force historique des pauvres, voilà la source de cette joie que le peuple manifeste dans sa lutte et dans sa pratique priante. Il ne s’agit pas d’une joie superficielle, fruit d’un manque de conscience face à la réalité de l’oppression et de la souffrance où l’on vit. C’est une joie pascale, qui passe par la mort et la douleur, mais qui exprime une espérance profonde. Les pauvres savent que l’histoire leur appartient et que, s’ils pleurent à présent, demain ils riront. » (La force historique des pauvres, Cerf, 1986)

Le père Gustavo Gutiérrez dessiné par Kelly Latimore