Le 18 décembre, à la chapelle Notre-Dame des Anges (Paris, 75006) le collectif Anastasis organisait, en partenariat avec le CCFD-Terre-Solidaire, les Amis de Sabeel France, Chrétiens de la Méditerranée, le Groupe d’amitié islamo-chrétien (GAIC) et Pax Christi un temps de prière pour la vérité, la justice et la paix en Palestine-Israël. Plus de 150 personnes ont participé à ce rassemblement composé de témoignages, de temps de recueillement, de chants, de lectures bibliques… Vous trouverez-ci dessous une sélection de quelques contenus de cette soirée structurée autour de trois temps forts : un temps autour de la nécessité de la vérité, un autre autour de celle de l’exigence de justice, un dernier autour du désir de paix.
Texte introductif :
Bonjour à toutes et à tous,
En ce temps d’attente de Noël, nous vous remercions de vous être joints à ce rassemblement chrétiens pour la
vérité, la justice et la paix en Palestine – Israël, que nous, membres et proches du collectifs Anastasis,
organisons avec le CCFD Terre solidaire, les amis de Sabeel France, Chrétiens de la Méditerranée, le Gaic et
Pax Christi. Nous remercions aussi La Chapelle Notre-Dame des Anges qui nous accueille.
Depuis un an, nous, chrétiens de France, sommes sidérés face à la situation à Gaza et dans les territoires
palestiniens.
Alors que les Palestiniens connaissent déjà depuis 75 ans une situation d’occupation et de violence, les
massacres atroces commis par le Hamas le 7 octobre 2023 – qui ont causé la mort de 1 200 personnes – ont été
suivis par un déchaînement de violence d’une intensité inédite de la part du gouvernement israélien : au moins
45 000 personnes tuées à Gaza, sans doute plus. Ces morts sont à peine des chiffres, encore moins des noms.
Leurs vies étaient considérées comme ayant très peu de valeur et leur mémoire ne pourra être honorée que très
difficilement.
De nombreuses ONG de défense des droits humains nous alertent, comme celle de l’ONG israélienne B’Tselem
qui parle de « nettoyage ethnique », celle d’Human Rights Watch estimant que l’Etat israélien est responsable de
« crime contre l’humanité », ou celle d’Amnesty international qui qualifie la situation de « génocide ».
Nous, chrétiens en France, nous sentons ébranlés. Nous sentons qu’il est devenu difficile dans le débat public de
s’accorder sur des choses élémentaires de notre humanité, comme le fait qu’il est insupportable de bombarder
des écoles et des hôpitaux, que des enfants soient tués – et que cela soit fait sans réaction de notre
gouvernement. Nous sommes sidérés par le pur triomphe de la force, qui méconnaît les principes élémentaires
du droit. Nous, chrétiens en France, nous sommes aussi envahis d’une culpabilité, nécessaire, face à
l’antijudaïsme chrétien, qui a fait tant de ravages dans l’histoire et a été une des sources ayant conduit à la
Shoah, et aussi face à l’histoire coloniale qui se répète aujourd’hui en Israël – Palestine. Oui, nous sommes
envahis par un sentiment de tristesse, de culpabilité et d’impuissance.
Que faire alors ? Nous croyons qu’il faut repartir du cri de ceux qui souffrent et qui nous oriente vers la vérité.
Aujourd’hui, nous voulons ainsi écouter le cri des chrétiens palestiniens qui nous appellent à regarder en vérité
ce qui se passe là-bas. – « Si nous, en tant que Chrétiens, ne sommes pas révoltés par ce génocide, par
l’instrumentalisation de la Bible pour le justifier, quelque chose ne va pas dans notre témoignage chrétien et nous
compromettons la crédibilité de notre message d’Évangile » nous disait le pasteur de Bethléem, Munther Isaac, il
y a un an.
Face au scandale, au milieu du désespoir, nous nous rappelons, avec les Prophètes de l’Ancien Testament que
nous écoutons pendant ce mois de l’Avent, que Dieu nous promet un Royaume de justice et de paix. Cette
promesse est notre roc. Elle fonde l’espérance profonde que porte la théologie de la libération palestinienne, que
nous voulons écouter aujourd’hui, et avec laquelle nous voulons prier.
Nous nous réunissons ainsi ce soir pour prier pour un cessez le feu en Israel-Palestine, pour toutes les victimes,
pour le salut de ceux qui commettent des crimes, pour que la mémoire de ceux qui ont été tués puisse être
honorée, pour que ceux qui ont été blessés puissent être soignés et revivre, pour que les otages israéliens soient
libérés, pour que les prisonniers palestiniens injustement incarcérés soient libérés, pour que les forces politiques d’extrême-droite et suprémacistes cessent de dominer la vie politique israélienne, pour que les forces politiques
palestinienne se mettent au service de leur peuple et de la paix, pour que notre gouvernement cesse de soutenir
des politiques criminelles, pour la fin de l’occupation et pour que les Palestiniens aient droit à une vie libre et
recouvrent au plus vite leur droit à l’autodétermination.
Porteurs de cette espérance, nous nous réunissons aussi pour nous rappeler que cette promesse de justice
commence à se réaliser dès aujourd’hui, depuis le désastre même, à partir des gestes de paix que Jésus nous a
donnés. Des gestes concrets, simples. Des gestes humains qu’il a faits avant nous : nourrir les affamés, laver les
pieds de son frère, partager le pain et le vin, accueillir l’étranger, visiter celui qui est en prison, tendre l’autre joue,
aimer son ennemi. Au regard de l’horreur, ces petits gestes peuvent paraître bien peu de choses. C’est vrai, mais
ils sont tout ce que nous avons et nous avons cela. Plus que jamais, nous croyons que nous devons nous y tenir,
à la suite de Jésus, car ils témoignent, dès à présent, de la venue du Royaume de vérité, de justice et de paix.
Extraits de textes de la théologie de la libération :
1) Naïm Ateek, Théologie palestinienne de la libération (p. 29 et p.72)
La théologie palestinienne de la libération est issue de la rencontre entre la foi et son contexte. Elle provient de la confrontation entre la perception ou la foi que l’on a en la justice de Dieu, et la terrible injustice exercée par des êtres humains envers leurs semblables. La théologie palestinienne de la libération comporte trois éléments : la foi, le contexte, et la réponse que nous lui donnons ; ou encore la foi, une situation particulière dans la vie, et une action. La théologie de la libération atteint son but lorsque nous sommes capables de répondre à cette question : qu’est-ce que Dieu attend que nous disions et que nous fassions par rapport à l’injustice et à l’oppression que nous voyons à l’oeuvre devant nous ?
Tout d’abord, la foi au Dieu d’amour et de justice signifie que l’on est déjà sensibilisé à l’amour de Dieu, et que l’on s’engage à faire la volonté de Dieu dans le monde. Amour et justice sont les deux faces d’une même pièce. Quand on aime Dieu, on agit avec justice envers ses semblables. Quand on aime ses prochains, on agit avec justice envers eux. Quand l’amour manque, l’injustice est inévitable.
(…)
La théologie palestinienne de la libération a introduit une nouvelle conception de la lutte : la vraie libération peut être obtenue de manière plus globale et plus authentique par la lutte non-violente, pourvu que l’ensemble de la communauté se dédie à cette non-violence et ait la volonté de s’y engager activement. Pour nous, marcher dans les pas de Jésus Christ et utiliser ses méthodes non-violentes peut faire la différence, en dépit des épines et des obstacles tout au long de la route. Résilience et persévérance sont alors essentielles, surtout lorsqu’elles vont de pair avec une organisation solide et une bonne discipline. Jésus Christ peut nous inspirer et nous guider, et nous pouvons bâtir notre théologie de la paix sur la base du Nouveau Testament et sur les notions bibliques de justice, de vérité et de non violence, tout comme sur la base du droit international.
Vraiment, il est juste de résister au mal qu’est l’occupation illégale de notre pays, et de rechercher la paix et la libération de tous ceux qui y vivent : des musulmans, des juifs et des chrétiens. Nous devons oeuvrer à la libération des oppresseurs tout autant qu’à la libération des opprimés. Les défis sont immenses, mais l’un des plus grands bienfaits de la non-violence est son respect pour l’humanité de l’adversaire. Avec l’émergence de la théologie palestinienne de la libération, la parole prophétique de la paix et de la justice se fait à nouveau entendre à Jérusalem et à travers tout le pays.
2) Extrait de l’appel de Pâques 2024 par l’association Kairos Palestine – par le patriarche émérite de Jérusalem Michel Sabbah :
Amis du monde entier, Églises du monde entier, Aidez-nous à vivre, Aidez-nous à mettre un terme à la guerre de Gaza et à inaugurer un temps de justice et de paix durable, un temps de vie nouvelle, afin que ce pays et l’humanité et le monde entier soient préservés d’une explosion imminente et mondiale. Que Pâques enjoigne à tous ceux qui s’humilient à la lumière de la Résurrection, partout dans le monde et surtout dans les pays qui sont complices de notre destruction et de l’injustice que nous subissons, de prier et de s’engager afin que les gouvernants de vos pays prennent leurs responsabilités pour apporter la justice et la paix à notre Terre Sainte. Cette fête, comme chaque fête, comme chaque temps mis à part pour Dieu, est un Cri qui dit : « Arrêtez la destruction de Gaza, mettez fin aux injustices dans toute la Palestine, mettez fin à ce conflit entre les deux peuples, et laissez les Palestiniens vivre sur leur terre et dans leurs foyers ».

VÉRITÉ
Témoignage de O.H. (chrétien et palestinien de Jérusalem) :
Chers amis français,
Paix et amour à vous tous ! Je vous écris en tant qu’homme aux multiples identités : arabe, palestinien, chrétien, habitant de Jérusalem, père, mari… un homme comme tant d’autres, comme vous. Je suis passionné de théologie et j’aime profondément l’Église. Ma foi et mon identité sont intimement liées, ce qui me donne la force de faire face à de profonds défis. Les racines de ma famille sont profondément implantées à Jérusalem. Notre présence ici remonte à l’époque de la Pentecôte, lorsque le Saint-Esprit est descendu sur les disciples, marquant la naissance de l’Église. Jérusalem n’est pas seulement l’endroit où nous vivons ; c’est notre foyer, dans tous les sens du terme. Nous n’avons pas d’autre patrie que cette terre sacrée qu’est la Palestine. Pourtant, ce lieu saint est aussi le théâtre d’immenses souffrances.
Les quatorze derniers mois ont été terriblement douloureux pour tous les Palestiniens, en particulier pour nos frères et sœurs de Gaza. Le monde semble avoir perdu tout sens de la miséricorde et de la justice. Face à cela, nous continuons à attendre à Jérusalem, à la recherche de signes d’espoir. Mais pour être honnête, il ne semble pas y en avoir beaucoup. Depuis 76 ans, nos souffrances ne paraissent que s’intensifier. Comment expliquer ce qu’est la vie sous l’occupation ? Chaque aspect de notre existence est contrôlé par l’armée israélienne. Les permis dictent notre quotidien. Nous avons besoin de permis pour aller à l’église ou à la mosquée, pour faire des achats, pour aller à l’école. Même l’amour est soumis à l’approbation israélienne. Imaginez que vous tombiez amoureux d’une personne originaire d’une autre ville, et que cet amour vous soit interdit à cause de frontières tracées par la politique et la violence. Les réseaux sociaux sont eux aussi un espace de peur pour les Palestiniens. Un simple « like » ou partage peut nous étiqueter comme terroristes. Nos paroles, nos pas, nos rêves sont surveillés. Le mois dernier, je me suis tenu aux côtés de quelque 150 Palestiniens, juifs israéliens et étrangers pour aider des agriculteurs à récolter des olives dans leurs champs. Les militaires ont considéré notre acte de solidarité comme dangereux. Pourquoi le fait d’aider un agriculteur à récolter les fruits de son travail est-il perçu ainsi ?
Alors même que j’écris ces lignes, je m’interroge sur la finalité de ce témoignage. S’agit-il de rechercher votre sympathie ? Votre solidarité ? De vous inciter à reconsidérer votre complicité avec les systèmes d’oppression ? Les paroles de Michée résonnent profondément en moi : « Ils habiteront chacun sous sa vigne et sous son figuier, et il n’y aura personne pour les troubler » (Michée 4:4). Mais nos vignes et nos figuiers sont déracinés, brûlés, volés. Il n’y a pas d’endroit sur cette terre où nous nous sentons vraiment en sécurité.
Et pourtant, nous résistons. La résistance ne naît pas de la haine, elle naît de l’amour pour nos familles, nos communautés, notre dignité. Certains en Occident nous préfèrent en victimes, agonisant et mourant, simples personnages de faits divers faisant les gros titres. Mais nous sommes plus que cela. Nous sommes des individus qui croient en la justice et en l’espoir, même lorsque l’espoir est difficile à trouver. Je résiste parce que je ne crois pas que quiconque ait le droit d’approuver ou non mes prières, mon amour ou mes rêves. J’aspire à m’asseoir sous un olivier, à partager un repas et à inviter du monde à se joindre à moi pour un thé ou un café. Nos rêves sont simples : vivre comme Dieu l’a voulu, dans la liberté et la dignité. Nous n’aspirons pas à des drapeaux sur tous les continents ou à des trophées dans des compétitions mondiales. Nous voulons seulement vivre et nous épanouir – en bref, nous voulons être humains. Le poète palestinien Mahmoud Darwish a écrit un jour : « Nous avons sur cette terre ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue ». Nous en sommes toujours convaincus. J’espère que vous vous joindrez à nous pour y croire aussi et pour œuvrer à un avenir où nous pourrons tous nous asseoir sans crainte sous nos vignes et nos figuiers.
Avec amour et espoir,
O.H. Jérusalem, Palestine
Témoignage d’une religieuse chrétienne de Bethléem :
À venir.

JUSTICE
Lecture de Jérémie (33, 12-16) :
Ainsi parle le Seigneur de l’univers : Dans ce lieu déserté tant par les hommes que par le bétail, et dans toutes les villes de la contrée, il y aura encore un enclos où les bergers feront reposer leurs brebis. Dans les villes de la Montagne, du Bas-Pays et du Néguev, dans le pays de Benjamin, aux alentours de Jérusalem et dans les villes de Juda, les brebis passeront encore sous les mains de celui qui les compte, dit le Seigneur. Voici venir des jours – oracle du Seigneur – où j’accomplirai la parole de bonheur que j’ai adressée à la maison d’Israël et à la maison de Juda : En ces jours-là, en ce temps-là, je ferai germer pour David un Germe de Justice, et il exercera dans le pays le droit et la justice. En ces jours-là, Juda sera sauvé, Jérusalem habitera en sécurité, et voici comment on la nommera : « Le-Seigneur-est-notre-justice. »
Méditation du frère franciscain F.M. Le Méhauté :
« Dieu qui fais justice, Seigneur, Dieu qui fais justice, parais. Lève-toi, juge de la terre. » (Ps 93, 1-2)
La traduction liturgique est ici bien édulcorée. El nekamot « Dieu des vengeances », « Dieu qui venges, lève-toi. Dieu qui venges, parais ». Cette traduction par la vengeance, nous semble scandaleuse. Elle ne convient pas au Dieu d’amour révélé en Jésus-Christ. Mais les situations de guerres et d’injustices que nous connaissons aujourd’hui lui conviennent-elles, à ce Dieu qui proclame que son Royaume est tout proche ? Quand le psalmiste en appelle à la violence de Dieu, les commentateurs s’empressent de préciser que Dieu ne se venge pas à la manière humaine ; que la vengeance de Dieu, c’est justement le rétablissement de sa justice. Mais est-ce suffisant au regard de tant de souffrances ?
Comment oser parler de la justice de Dieu alors que les cadavres s’entassent ? Nous sommes comme les amis de Job, venus le visiter dans son malheur. Et, comme eux, le plus souvent, nous cherchons d’abord des excuses à Dieu plutôt que de percevoir la profondeur du malheur humain. Job ne lui cherche pas d’excuse. Il combat. Il accuse. Nous nous rassurons à bon compte en l’entendant finalement proclamer que le Seigneur son goël, celui qui rachète. « Je sais bien, moi, que mon goël, mon rédempteur est vivant. » (Jb 19,25). Mais la logique de ce chapitre du livre de Job interdit de voir dans ce goël le Dieu contre lequel il récrimine. « Quel est ce goël ? Évidemment pas Dieu, puisque c’est lui dont il s’agit de vaincre l’hostilité. (…) Alors qu’il proteste en vain contre la violence dont il est l’objet (Jb 6,17), Job ne connaît plus qu’un seul “témoin” capable de porter après sa mort sa cause devant Dieu (Jb 6,19-21), c’est le cri de son sang1. » Le goël qui se lève devant les hommes et devant Dieu, c’est le cri du sang, ce sang qui crie vengeance, le cri de la souffrance sans réponse, le cri de la mère qui enterre son enfant, le cri des torturés, le cri de toutes ces vies fauchées par les bombes. « Que le sang sèche vite en entrant dans l’histoire » écrivait Aragon. Et quand le sang sèche, son cri se tait, mais demeurent la souffrance et l’insoutenable silence de Dieu.
« Dieu qui venges, lève-toi. Dieu qui venges, parais. » Étrange détour que d’aborder la justice de Dieu en parlant de la vengeance, de notre soif de vengeance, parfois si difficilement discernable de notre désir de justice. Comment sortir de cette ambivalence ?
On dit souvent qu’on sort de la violence par le langage. Le chef de la diplomatie européenne, Joseph Borell, confiait au Monde le 18 novembre dernier à propos de la situation à Gaza : « J’ai épuisé tous les mots pour expliquer ce qui est en train de se passer. » Nous aussi, nous avons épuisé les mots. Pire : nous ne sommes pas à court de mots, mais ceux-ci sont comme usés à force d’être brandis, leur signification elle-même se délite parce qu’ils ne font plus sens dans la réalité de nos expériences partagées.
Un co-accusé au procès de Mazan répondait du viol contre Gisèle Pélicot en disant : « Je n’accepte pas qu’on me traite de violeur, c’est un truc trop lourd à porter2. » Lui pensait n’avoir participé qu’à un jeu coquin, alors violeur… non ! Ceux qui se filment pour mettre en scène leurs exploits macabres sur les réseaux, n’auraient-ils pas la même réaction ? Génocidaires ? Non ! C’est un truc trop lourd à porter. Criminels de guerre ? Non ! C’est un truc trop lourd à porter. Pédocriminels ? Non ! C’est un truc trop lourd à porter. Antisémites ? Non ! C’est un truc trop lourd à porter. Nous sommes des citoyens lambda, des pères de familles, des travailleurs ; nous aussi, nous avons souffert et nous aussi, nous faisons parfois du bien. Ni saints, ni démons, simplement humains. C’est là que se loge la banalité du mal, dans sa quotidienneté, dans son humanité.
« La violence c’est la défiguration du visage de l’homme, écrivait Jean-Marie Müller. Cette défiguration représente le drame de l’humanité ; elle prive l’existence d’un sens et brise l’espérance. La violence est véritablement désespérante. Le tragique de l’existence n’est pas que l’homme soit mortel, mais qu’il puisse être meurtrier3. » Violence qui tue l’humanité des victimes, mais violence qui détruit l’humanité des auteurs de crimes, comme en témoignent ces soldats revenus d’Irak, de Gaza, victimes de stress post-traumatique4, au moins ceux qui ne se sont pas suicidés, emportés par un fardeau trop lourd à porter. Les conséquences dramatiques des massacres du 7 octobre ne se comptent pas seulement en tués, en otages, en mutilés, en atrocités en miroir. Partout elles se traduisent aussi par une anesthésie de nos capacités d’empathie et de compassion.
Ces crimes semblent tellement inhumains que nous les avons relégués dans une forme d’abstraction. Il faut être un monstre pour les commettre. Qu’ils puissent avoir été commis par des voisins, des pères, des frères, des concitoyens, des coreligionnaires, par les soldats d’un pays démocratique, par des personnes finalement banales, par des personnes qui me ressemblent est impensable. Il est préférable que leurs auteurs soient des monstres plutôt que de me découvrir complice en humanité voire coupable d’une telle inhumanité. Viols, génocides, crimes de guerre pogroms, nettoyages ethniques… La difficulté n’est pas seulement de les énoncer, de les prouver ou de les dénoncer, mais de les accepter comme nôtres. Qu’il est difficile de dire mon crime, notre crime, surtout quand ceux d’en face ne sont déjà plus humains, réduits au rang de « cloportes », d’« unités », d’« insectes », de « vermines », de « cancer » ? Alors de tous bords, faire justice se confond avec éradiquer, massacrer, exterminer, solutionner un problème. Illusion du défouloir de la violence qui faisait prendre à Jean-Paul Sartre des accents épiques pour proposer sa solution à la colonisation française en Algérie : « Il faut tuer : abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : reste un homme mort et un homme libre5. » Traduisez Européen par boche hier, par juif ou palestinien aujourd’hui. Rien de nouveau sous le soleil !
L’enjeu profond se dévoile dans un propos énoncé dans le Talmud de Babylone : « Si je ne réponds pas de moi, qui répondra de moi ? Mais si je ne réponds que de moi, suis-je encore moi ? » Dostoïevski le disait un peu différemment dans Les frères Karamazov : « Nous sommes tous responsables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres. »
« Dieu qui venges, lève-toi. Dieu qui venges, parais. » Ambivalence de notre soif de justice et de notre désir de vengeance. Ambivalence de cette frontière floue entre le eux et le nous : eux-animaux et nous-humains, eux-bourreaux et nous-victimes, eux-terroristes et nous-démocrates, eux-barbares et nous-civilisés, eux-violeurs et nous-équilibrés, eux-oppresseurs et nous-opprimés.
Face à un tel enchevêtrement d’humanité blessée, de responsabilité croisée, de complicité aveugle, de culpabilité silencieuse, nous ne pouvons pas avoir de réponses toutes faites. L’honneur des amis de Job, face à sa souffrance, c’est au moins de s’être tu pendant sept jours. Mais nous sommes piégés de tous côtés. Le silence est complice. La parole est biaisée. La sidération ne peut conduire qu’à l’indifférence ou à la violence. Et la plaie toujours à vif purule encore, car pendant que nous prions, pendant que nous dissertons, des gens meurent.
Reste l’urgence décuplée de ce cri : « Dieu qui venges, parais. Dieu qui venges, lève-toi. » Cri qui devient dans le même psaume : « Jusques à quand ? » (Ps 93,3)
Face à l’immensité de telles questions, j’ai personnellement fait le pari de revenir aux victimes ; non pas pour tenter de trouver auprès d’elles une hypothétique explication rationnelle ou de conforter en moi l’image de sauveur, mais pour sortir de l’impuissance, de la malédiction du savoir sans le pouvoir agir ; pour continuer de combattre à ma mesure et ainsi ne pas perdre le fil de la raison ; peut-être pour exposer la flamme de l’espérance aux tragédies depuis l’envers du monde, comme ultime provocation adressée à toutes les promesses de bonheur facile, mais surtout peut-être comme tout-dernier acte de foi en ce Dieu qui nous promet qu’ « Il essuiera toute larme » (Ap 21,4)… mais une voix hurle en nous : « Quand ? »
À partir de son expérience de la misère, le père Joseph Wresinski écrit que « c’est à travers l’injustice que l’humanité à découvert la justice, à travers la haine l’amour, à travers la tyrannie l’égalité entre tous les hommes6. » Et Paul Ricoeur désigne bien l’exigence de ce chemin : « La première condition à laquelle doit satisfaire une doctrine de la non-violence est d’avoir traversé dans toute son épaisseur le monde de la violence7. » Alors s’il faut traverser l’absurde dans toute son épaisseur, que ce soit au moins au plus près de celles et ceux qui n’ont plus rien auquel se raccrocher, ni petit bout de terre où cultiver son jardin, ni quelques relations qui permettraient malgré tout de tenir. Si Dieu n’est pas aussi leur sauveur, leur libérateur… alors, il ne sauve personne, il ne libère personne.
« S’il s’avère nécessaire de recommencer, ce sera toujours à partir des derniers » écrit le pape François dans Fratelli tutti (§235). S’il s’avère nécessaire de reconstruire l’espoir, ce sera à partir de celles et ceux qui devraient l’avoir perdu avant nous ; s’il s’avère nécessaire de travailler à la justice, ce sera toujours à partir de celles et ceux qui savent plus douloureusement que moi ce que signifie son absence. Mais aussi, s’il s’avère nécessaire de retrouver la joie de vivre, le sens d’une vie en commun, ce sera à partir de celles et ceux qui expérimentent mieux que moi « la portance du vivant », qui découvrent « en amont du néant, une puissance de surabondance plus forte que le néant : la grâce de la vie. Il ne s’agit pas de perdre ni de gagner, mais d’exister en se découvrant appartenir8. » Seuls les survivants peuvent en témoigner. Je ne peux que me mettre à leur écoute, faire silence et me laisser enseigner.
Il ne s’agit pas de proclamer béatement « Heureux, les pauvres », « Heureux les doux », d’accepter sans sourciller de tendre l’autre joue. Il s’agit de nous mettre à hauteur de la vie d’en-bas, de cette vie empêchée, mais de cette vie malgré tout. Cela peut redoubler le scandale : les oiseaux ont chanté et les fleurs ont fleuri à Auschwitz. Des hommes plaisantaient au goulag. On a célébré des mariages dans les camps. Dans les décombres de Gaza, des gens luttent pour vivre, célèbrent des anniversaires, des personnes s’aiment, des bébés naissent, des enfants jouent… Dans les décombres, les oiseaux chantent et les fleurs fleurissent, même à Gaza. C’est à ces frémissements, à la vie dans ces interstices, à ces réalités de rien du tout et à ce qu’elles nous révèlent qu’il nous faut être attentifs ; à ces gestes où germent déjà le monde d’après.
Recommencer donc… mais choisir son lieu, ce lieu de l’interstice, ce lieu de la ruine, ce lieu de la brisure des rochers où la pousse fragile peut encore trouver un peu de protection et un lieu d’où s’élancer vers l’incertitude du lendemain.
Recommencer à partir de ce jeune soldat israélien croisé à Hébron alors que j’effectuais un service d’interposition civile de paix. Des enfants palestiniens venaient d’entrer dans la cahute d’un check point. Un soldat en sort, manifestement agité et bouleversé. Il vient vers moi et, sans plus d’explication, en pleurant, il me dit : « Il faut que vous racontiez ce qui se passe ici. »
Recommencer à partir d’Ashem, un militant non-violent d’Hébron dont la maison en contre-bas de la colonie de Kiryat Arba est régulièrement saccagée par les colons. Quand je lui demande ce qui le fait tenir, il me répond : « Dieu et ma famille. » Après un silence, il ajoute : « Eux, là-haut, je ne les hais pas. Je suis trop fatigué pour les haïr. Mais je veux juste vivre en paix. »
Recommencer à partir de ces héros de l’humanité d’en-bas qui proclament, malgré la douleur, « Vous n’aurez pas ma haine. » Recommencer à partir de ces mères israéliennes et palestiniennes qui se rencontrent en partageant ce qu’elles ont en commun : la perte d’un enfant.
Recommencer enfin à partir de Geneviève, une femme du quart monde qui m’a fait l’honneur de me confier son histoire. Elle a vécu pendant son enfance dans un centre d’accueil pour les indigents de Paris. Geneviève a lu la Bible, plusieurs fois du début à la fin. Elle dit :
« Dans le Notre Père, “Pardonne-nous, comme nous pardonnons aussi”, j’avais lu l’Évangile bien des fois, j’avais récité le Notre Père mais un jour, je l’ai entendu comme un appel et j’ai pris la route du pardon. Dieu est présent dans les psaumes, certains crient vengeance, parfois c’est dur, en même temps c’est ce qu’on ressent dans la haine. Le Christ a prié ces psaumes. Comment était sa prière ? La haine est devenue prière. J’ai crié ma haine avec ces psaumes et Jésus était avec moi. Je le relie à l’Évangile “Aide-moi car j’ai du mal à croire” et pour moi, ces psaumes c’est : “Je déteste, aide-moi à pardonner”. J’ai mis plus de quinze ans à pardonner à ma mère et à la fin je m’en suis occupée pendant neuf ans et j’ai été au bout du pardon9. »
Du psaume 109 : « Il fait justice des nations, entassant des cadavres, il abat les têtes sur l’immensité de la terre » (Ps 109, 6) ; Du psaume 68 : « Dieu défonce la tête de ses ennemis, le crâne chevelu du criminel qui rôde » (Ps 68, 22). Pour Geneviève, ces versets, expurgés de nos traductions liturgiques pour ne pas scandaliser, ont ouvert un chemin de vie car ils ont donné des mots à sa haine. Ils expriment la vérité de « ce qu’on ressent dans la haine ». Alors « la haine est devenue prière. J’ai crié ma haine et Jésus était avec moi ».
« Dieu qui venges, lève-toi. Dieu qui venges, parais. » Jésus a prié ce psaume et notre cri peut devenir prière. Notre haine peut devenir prière. Elle peut devenir réconciliation, acceptation de nos différences et pour certains, au bout de la route, pardon.
À la fin du livre de Job, Dieu ne blâme pas Job. Au contraire, « seul mon serviteur Job à parler de moi avec droiture » (Jb 42,8) affirme-t-il contre toute évidence ! Et Job s’ouvre à une « mystérieuse sagesse10 » : « Je ne te connaissais que par ouï-dire, mais maintenant mes yeux t’ont vu. » (Jb 42,5) Choix étrange de parler de la justice de Dieu à partir de la vengeance et de la haine. Mais choix nécessaire si nous voulons nous mettre à l’écoute de celles et ceux qui, maintenant l’ont vu, si nous voulons parler avec droiture de ce Dieu qui est notre justice et de la possibilité fragile d’un pardon ; en parler sans cracher au visage des victimes, sans en rajouter à leur souffrance, sans faire taire à nouveau les perdants de l’histoire.
Nous sommes à quelques jours de Noël. Le Dieu de la justice n’est pas un Dieu qui viendra tout remettre en ordre à la fin de l’histoire. Le Dieu de justice vient épouser notre humanité dans toutes ses aspérités, ses contradictions, ses impossibilités, sa haine et sa violence, dans sa soif de justice, d’amour et de pardon. Et de là, il nous sauve en nous dévoilant le sommet de notre humanité. Ne désespère jamais de la bonté d’aucun être humain, que Dieu aime et pour lequel Jésus est mort… comme tant d’autres. Voilà peut-être le premier acte de sa justice.
Une antienne de ces derniers jours de l’Avent proclame : « Ô Orient, Splendeur de la lumière éternelle et soleil de justice : Viens, Seigneur, illuminer ceux qui sont assis dans les ténèbres et à l’ombre de la mort. » Et pour nous, apprends-nous à nous tenir à leur côté, pour ne pas désespérer avec eux, pour lutter avec eux, pour nous libérer avec eux et avec eux pour espérer encore être témoins des premières lueurs de l’aube.

PAIX
Prière pour la paix de Etty Hillesum :
Si la paix s’installe un jour, elle ne pourra être authentique que si chaque individu fait d’abord la paix en soi-même, extirpe tout sentiment de haine pour son prochain, pour quelque race ou quelque peuple que ce soit, ou bien domine cette haine et la change en autre chose, qui n’est plus de la haine, peut-être même à la longue en amour – ou est-ce trop demander ? C’est pourtant la seule solution.
« Notre unique obligation morale, c’est de défricher en nous-mêmes de vastes clairières de paix et de les étendre de proche en proche, jusqu’à ce que cette paix irradie vers les autres. Et plus il y a de paix dans les êtres, plus il y en aura aussi dans ce monde en ébullition. »
12 juillet 1942 : « Je vais T’aider, mon Dieu, à ne pas T’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas Toi qui peut nous aider, mais nous qui pouvons T’aider – et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de Toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à Te mettre au jour dans les cœurs martyrisés des autres.
Prière de l’Avent composé par l’association Kairos Palestine :
Les Palestiniens sont en train de vivre un temps particulièrement difficile : ils n’ont plus aucun endroit sûr dans leur propre pays et vivent constamment sous la menace d’être soit tués soit expulsés. C’est pourquoi nous voulons porter le peuple palestinien devant Dieu tous les jours à midi durant ce temps de l’Avent, où que nous nous trouvions dans ce monde.
Nous prions et nous agissons pour un cessez-le-feu à Gaza, et pour que tous ceux qui sont en train de mourir de faim puissent avoir de l’eau et de quoi manger.
Nous prions et nous agissons pour une intervention internationale en faveur de leur sécurité.
Nous prions pour que le peuple palestinien ait droit à la liberté et à l’autodétermination.
Nous prions aussi pour les oppresseurs : Que Dieu éloigne de leur cœur leurs projets de haine et de terreur, et qu’il le mette à la recherche de la justice et de la confiance.
Nous prions avec tous ceux qui habitent en Terre sainte : avec les chrétiens palestiniens, ceux de Gaza surtout mais aussi ceux de Cisjordanie et de Jérusalem, avec les musulmans qui vivent leur foi et avec les juifs qui cherchent la justice partout en Terre sainte.
Dieu saint, Dieu vivant, entends la prière de tes enfants, nous demandons un cessez-le-feu à Gaza et que tu bloques les tentatives de génocide contre le peuple palestinien.
Ton amour est plus fort que tout mal qui puisse exister. Viens construire la Justice, la Paix et la Réconciliation en Terre sainte et en tout lieu de cette terre.
Amen
