Alors que la clôture de la seconde session du « synode sur la synodalité » approche, Benoît Sibille propose une réflexion sur le caractère institutionnel de l’Église afin de contribuer à quelque chose comme un « ecclésiologie politique ».
Chrétien.nes, et en particulier dans la tradition catholique, nous vivons dans une ambiguïté dont les conséquences sont parfois terribles.
Nous affirmons que le Christ a institué une Église pour proclamer la venue du Royaume : en ce sens l’Église est par vocation une institution. La signification théologique – et même théologale – de ce mot est que l’Église ne se tient pas par elle-même, mais reçoit sa mission d’un autre. Que l’Église soit une institution signifie profondément qu’en elle personne ne se donne à lui-même son mandat, que personne ne peut se revendiquer propriétaire de sa charge. Autrement dit, l’institutionnalité de l’Église en son sens théologique doit désabolutiser toute forme de pouvoir ou d’autorité dans la communauté chrétienne ; être l’Église instituée par le Messie signifie fondamentalement se trouver désappproprié, dépossédé de toute forme de puissance personnelle. L’institutionnalité de l’Église signifie son caractère destituant vis-à-vis de nos tendances auto-référencielles à considérer la communauté ecclésiale comme sa propre origine et sa propre fin. Le caractère institutionnel de l’Église est ainsi profondément théologal, il ne se vit que par, avec et pour Dieu.
L’Église est cependant aussi institution en un tout autre sens : elle l’est comme corps social structuré ayant à organiser son auto-conservation, au même sens donc que l’institution scolaire, que l’institution médicale ou encore que la bureaucratie d’un État moderne. Ce sens sociologique de l’institutionnalité l’oriente dans une direction opposée à la première. Alors qu’en tant qu’institutionthéologale, l’Église nous dépossède de tout pouvoir propre et décentre l’Église d’elle-même vers le Royaume – c’est-à-dire vers une communion où les premiers sont les derniers – ; en tant qu’institution sociale, l’Église est centrée sur sa propre persévérance dans l’être, son maintien à travers la structuration de hiérarchies et de privilèges clairs.
Vivre en Église c’est vivre dans cette ambiguïté, celle-ci n’est pas mauvaise en elle-même. Elle correspond en la mise en tension de notre vie dans le monde par notre vocation eschatologique. Cette ambiguïté est la condition chrétienne dans l’attente de la parousie. La difficulté – le péché structurel – vient cependant dès lors qu’on favorise une confusion entre ces deux sens de l’institutionnalité. Chaque fois que l’Église invoque son caractère théologal d’institution pour justifie son fonctionnement social d’institution, elle inverse la désappropriation théologale pour user de la grâce de Dieu comme d’un moyen de domination et d’auto-conservation ; chaque fois qu’elle le fait, quelque chose comme le mystère d’iniquité dont parle Paul (2 Th 2, 7) se met en place. La crise des abus et plus largement le cléricalisme atteste de ce type d’inversion du théologal contre lui-même, de perversion de la grâce de Dieu par ceux à qui elle a été confiée.
Distinguer, comme je le propose ici, l’Église en tant qu’institution théologale et l’Église en tant qu’institution sociale n’a cependant aucunement pour but de maintenir un attachement purement mystique à l’Église tout en se tenant à distance critique de l’institution humaine. L’institution théologale n’est pas un idéal éthéré, ce doit être une manière concrète de se tenir comme Église dans le monde. Dans sa première lettre aux Corinthiens, Paul décrit cette vie chrétienne comme une manière d’« user du monde, comme n’en usant pas » (1 Co 7, 31), autrement dit de destituer les institutions dont nous usons pourtant. L’institutionnalité théologale doit informer la manière chrétienne de constituer une institution sociale.
Être l’Église de Dieu consiste à devoir porter au milieu du monde la responsabilité collective de l’annonce de la Parole, du partage eucharistique du pain et de vin, du renversement des puissants de leurs trônes, de l’élévation des humbles et du pardon des péchés. En tant que communauté instituée par le Messie, nous avons, à chaque époque, à trouver les manières apostoliques d’accomplir ces missions sans nous les approprier. Être une institution théologale, c’est trouver des formes sociales d’organisations, de hiérarchies, de ministères, etc. conjurant toute appropriation et tout désir d’auto-conservation.
À titre d’exemple, la réforme grégorienne, qui au cours du XIe siècle dotât l’Église de la structure cléricale (1) qu’on lui connaît encore aujourd’hui, le fit pour assurer l’autonomie de l’Église vis-à-vis des pouvoirs temporels qui tendaient à s’approprier l’Évangile. Autrement dit, l’invention d’un clergé visait à mettre en œuvre une institutionnalité théologale destituant les appropriations séculières de la vie ecclésiale. Dôter l’Église d’une structure bureaucratique centralisée, c’était contester l’appropriation de la foi par les différents souverains du monde. Mais s’il faut assumer pleinement qu’à chaque époque l’Église doit inventer les modalités nouvelles de son institutionnalité destituante, cela doit nous permettre de juger de manière critique l’effet d’une telle structure cléricale héritée du XIe siècle aujourd’hui. L’organisation cléricale de l’Église qui joua, suite à la réforme grégorienne, un rôle destituant, tend, dans le contexte actuel, à jouer à l’inverse le rôle d’une puissance d’auto-conservation et d’appropriation. Dès lors, la fidélité à l’institution ecclésiale n’est pas dans le maintien éternel de certaines de ses formes historiques mais dans notre capacité à la réformer pour rester fidèle la mission apostolique de l’Église.
La question qui est la nôtre – comme celle de chaque époque – est : quelles formes collectives pour former une institution destituante, c’est-à-dire pour assumer collectivement une charge confiée par un autre sans jamais se l’approprier ?
Une telle perspective permet, je crois, de s’inscrire tout à la fois dans une profonde fidélité à l’Église – c’est-à-dire dans un profond attachement à son caractère institutionnel et apostolique – et dans une profonde liberté – c’est-à-dire dans une profonde responsabilité – vis-à-vis de ses formes institutionnelles historiques.
En tant qu’Église, il me semble que nous avons à inventer, en communion, les formes institutionnelles (au sens théologal) c’est-à-dire destituante (au sens sociologique) adaptées à notre temps. L’histoire est ici d’un grand secours, découvrir les formes diverses qu’ont pu prendre la structure ecclésiale et les ministères au fil des siècles est la meilleure manière de saisir la nécessité de l’institutionnalité de l’Église tant en évitant d’absolutiser telle ou telle de ses formes historiques. Cette liberté – être l’Église à laquelle le Messie remet les clefs du Royaume (Mt 16, 19) – est une immense responsabilité car c’est dès lors de nous et de nos formes ecclésiales d’organisation que dépendra, à chaque époque, l’ouverture de ces portes.
(1) Il faut distinguer la structure cléricale de l’Église – c’est-à-dire la division du corps ecclésial entre laïcs et clercs – qui applique à l’Église la structure centralisée et bureaucratique de l’empire, du ministère sacramentel lui-même. S’il y a toujours eu dans l’Église des ministères des sacrements, ceux-ci n’ont pas toujours été des clercs.
Benoît SIBILLE
Membre du collectif Anastasis