De nombreuses voix se sont élevées pour déplorer l’annulation du concert de Bilal Hassani à Metz. Mais on n’a pas entendu celle de l’Eglise catholique locale. Elle est pourtant directement concernée puisque les groupuscules qui ont poussé à l’annulation du concert se justifient en évoquant une profanation d’église et disent agir au nom du respect du sacré et de l’identité chrétienne. Quelques intégristes chrétiens sont persuadés que les performances de Bilal Hassani sont de la perversion satanique et que le fait qu’elles puissent avoir lieu dans une ancienne église, même si c’est un lieu de concert désacralisée depuis plusieurs siècles, est sacrilège. Ils se trouvent alliés à des militants d’extrême droite qui ne se satisfont pas de simples prières mais menacent de passages à l’acte en évoquant explicitement un attentat. Un concert de techno sur le toit de la basilique de Fourvière de Lyon vient d’être annulé pour des raisons semblables. La neutralité n’existe pas : se taire revient à cautionner la loi du plus fort en validant par son silence la parole de ceux qui parlent. En ne s’exprimant pas, l’Eglise valide l’idée que la venue de Bilal Hassani dans un lieu anciennement religieux est une souillure de ce lieu et mérite punition. A mes yeux, une telle idée est parfaitement anti-évangélique. C’est cette idée qui est une souillure. Puisque je suis paroissien à Metz, je me propose d’écrire ce que j’aimerais que mon église proclame.
Dans l’Evangile, l’entourage de Jésus de Nazareth est sans cesse embarrassé de le voir côtoyer des figures sulfureuses. Il supporte mal de le voir parler avec une femme samaritaine qui a eu six ou sept maris, de le voir se laisser toucher par une prostituée qui lui caresse les pieds avec ses cheveux, de le voir manger avec des collecteurs d’impôts, collaborateurs de l’envahisseur romain. Certains sont d’ailleurs prêts à faire usage de violence contre les sulfureux, et à justifier cet usage par des raisons théologiques : ainsi des groupes religieux proposent-ils de lapider la femme adultère parce qu’elle n’a pas respecté la loi de Moïse. Les disciples les plus proches eux-mêmes sont parfois saisis de pulsions violentes envers ceux qu’ils perçoivent comme des rebelles. Lorsqu’un village de Samaritains, un village de gens qui ne partagent pas exactement la même religion que les disciples, refuse de les accueillir, Jacques et Jean s’adressent à Jésus pour lui dire : « Seigneur, veux-tu que nous disions que le feu tombe du ciel et les consume ? »(Lc 9, 54) J’imagine que les quelques intégristes chrétiens qui prient Dieu d’intervenir pour annuler le concert de Bilal Hassani sont un peu comme Jacques et Jean, persuadés d’agir pour l’honneur de Dieu et pour la bonne cause. Si le groupuscule Aurora avait organisé un incendie, comme l’un de ses membres l’évoquait sur ses réseaux personnels, les intégristes de Civitas y auraient sans doute vu un juste châtiment et la réponse de Dieu à leurs prières.
Le Christ de l’Evangile se manifeste au contraire par sa proximité amoureuse avec les figures sulfureuses. Il va manger chez Zachée le collaborateur de l’Empire romain. Il proclame que « les collecteurs d’impôts et prostituées vous précèdent dans le Royaume de Dieu. » (Mt 21, 31) Il dit à la femme adultère : « Moi non plus je ne te condamne pas » (Jn 8, 11), et affirme qu’il « ne juge personne » (Jn 8, 15). Il demande de l’aide à la samaritaine aux 6 ou 7 maris. Les disciples qui assistaient à ces scènes ont sans doute passé leur temps à être troublés, étonnés, déplacés mentalement. L’Evangile dit que Jésus « réprimanda » Jacques et Jean pour leur horrible demande. Que leur a-t-il dit exactement ? Dans sa chanson Roi, Bilal Hassani affirme que « Only God can judge you and me ». Peut-être leur a-t-il dit cela. J’imagine qu’il leur a reproché de placer leurs propres frustrations vis-à-vis de la réalité et leur propre désir de vengeance dans l’esprit de Dieu, de vouloir faire dire à Dieu ce qu’ils aimeraient qu’il dise, donc de construire un Dieu imaginaire et de le faire parler. Donc de faire une idole. Jacques et Jean peuvent bien être idolâtre de temps en temps. Ce n’est pas parce qu’ils sont proches de Jésus, membres de son église, pratiquants de la première heure, qu’ils ne peuvent pas se construire une image de Dieu tout à fait erronée, en particulier au moment où ils ne comprennent pas la société dans laquelle ils évoluent et s’en horrifient.
Cette affaire est à replacer dans un contexte politique plus large de montée du fascisme religieux dans de nombreux endroits du monde. Le fascisme est une exacerbation du désir d’unité et du besoin d’appartenance. Tout corps social a besoin d’unité, tout individu a besoin de trouver sa place dans une communauté solidaire. Mais tout corps social a également besoin de diversité, et tout individu a besoin de pouvoir s’extraire du groupe. Le fascisme barre la deuxième partie de l’équation et vise l’unité sans diversité, l’appartenance sans séparation. Le fascisme est désir d’uniformité, désir qui se manifeste esthétiquement comme goût pour l’uniforme du soldat et pour la discipline. Une société fascisante se caractérise donc par une hantise vis-à-vis de la différence, de l’étrangeté, du bizarre. Les queers et les immigrés sont les bêtes noires du fascisme. Bilal Hassani est français, mais genderfluid et arabe, il est le combo gagnant, pour les fascistes il est une figure monstrueuse qui suscite le dégoût.
Les religions peuvent assez aisément s’accorder aux fascismes. Elles visent l’unité du corps social. Elles cherchent à relier – religare – les êtres humains entre eux, en leur transmettant des racines communes et en organisant la vie collective par des rites. On assiste régulièrement à des alliances : le franquisme était un fascisme catholique, largement soutenu par l’Eglise. L’actuel régime Russe peut être qualifié de fasciste et est largement soutenu par le patriarcat orthodoxe de Moscou. Daesh est un exemple de fascisme musulman. L’Etat d’Israël voit actuellement le déploiement en son sein de fortes tendances fascistes soutenues par une large partie des religieux juifs orthodoxes. Narendra Modi tend à mettre en place un fascisme hindou en Inde. Le catholicisme français n’est pas insubmersible, il est parfaitement susceptible de se laisser glisser vers le fascisme et de le doter de légitimité culturelle et spirituelle. Si un nouveau genre de fascisme devait se déployer prochainement en France, il est à craindre qu’il se trouverait soutenu par de nombreux catholiques. A moins que ces derniers ne se « convertissent à l’Evangile », comme on dit parfois le jour du mercredi des cendres, auquel cas ils lui opposeraient plutôt une farouche résistance.
Chers chrétiens identitaires, vous voulez une « cité catholique » comme vous l’écrivez sur votre site. Alors affirmez comme le Christ la préférence de Dieu pour les étrangers, puisqu’ « aucun prophète ne trouve accueil dans sa patrie » (Lc 4, 24) et qu’Elie fut envoyé à une veuve étrangère, et le prophète Elisée guérit un Syrien plutôt qu’un membre de sa propre nation (Lc 4, 25-30). Alors écrivez sur les église que les prostitués et les collecteurs d’impôts nous précédent au Royaume (Mt 21, 31). Alors rappelez que la pureté n’est pas ce qu’on croit, qu’on peut bien être tout pur tout propre de l’extérieur, parce qu’on respecte des codes de bienséance, et tout pourri et plein de violence de l’intérieur, parce qu’on nourrit de la haine et des désirs de meurtre, comme des sépulcres blanchis (Mt 23, 27). Alors rappelez que le sacré n’est pas ce qu’on croit, affirmez comme le Christ que les affamés, les assoiffées, les prisonniers, les prostituées, les étrangers sont bien plus sacrés que des bâtiments et que Dieu s’identifie à eux (Mt 25, 31-46). Alors cessez de prier dans la rue et « les carrefours, afin d’être vus des hommes » en rabâchant à l’infini les mêmes paroles, puisque la Parole nous invite à la discrétion et à l’écoute (Mt 6, 5-7). Alors souvenez-nous que la Parole dit « Aimez-vous les uns les autres », et pas « Aimez-vous les uns les autres sauf les arabes et les homosexuels. »
Guillaume Dezaunay