Avec Ivan Illich, affronter la crise de l’Église

Par Pierre-Louis Choquet

Initialement publié dans la revue Etudes

https://www.revue-etudes.com

A la faveur de la récente controverse sur la 5G, de nombreuses voix se sont réclamées d’Ivan Illich. Décédé en 2002, le philosophe reste, en France, surtout connu comme un précurseur de l’écologie politique et d’une pensée radicale de la décroissance. On sait moins, en revanche, que sa foi chrétienne fut, toute sa vie durant, la matrice de sa liberté. Ses convictions vigoureuses peuvent aujourd’hui nous inspirer.

Près de deux décennies après sa disparition, la réception de l’oeuvre d’Ivan Illich se poursuit. Figure de proue d’une génération entière – celle qui comprit, dans les années 1970, que le développement économique et industriel précipitait l’humanité tout droit vers un cataclysme écologique planétaire –, Illich diagnostiqua alors les fragilités de nos sociétés modernes avec une acuité sans pareille. Ces dernières années, de nombreuses publications ont ainsi mis en avant la fécondité de ses analyses sur la contre-productivité, l’auto-limitation ou la convivialité , quand elles n’ont pas, pour les plus récentes, souligné la pertinence de sa pensée pour interpréter le choc de l’épidémie de Covid-19 . Le christianisme d’Illich est bien connu: celles et ceux qui l’ont lu et l’apprécient savent, en général, qu’il a été prêtre, puis qu’il a quitté le sacerdoce et pris ses distances avec l’institution – se faisant alors plus discret sur ses convictions. Mais bien souvent (du moins, dans la réception française ), ce passage par la prêtrise est souvent présenté comme une sorte de rampe de lancement pour sa politisation et sa carrière ultérieure d’ “écrivain public” proche des milieux alternatifs; qu’il ait exprimé jusqu’à la fin de sa vie une grande fidélité à l’égard de l’Église apparaît alors comme une curiosité irrationnelle, un signe de l’extravagance de cet homme brillant, qui n’avait jamais été tout à fait de son temps – et qui se plaisait d’ailleurs à dire que ses meilleurs amis (Aelred de Rielvaux, Hugues de Saint-Victor) avaient vécu au XIIe siècle . En mettant en lumière le fait que c’est dans sa foi chrétienne que s’est ancrée la liberté d’Illich, nous ne souhaitons surtout pas “mettre la main” sur son héritage pour le présenter comme celui d’une chapelle, mais simplement rappeler que les questions – provocantes et subversives – qu’il a posées, gardent toute leur pertinence pour interroger, et peut-être réveiller, une Église fatiguée.

Sans feu ni lieu: les débuts d’un itinéraire aux périphéries

Quelques éléments biographiques peuvent être ici rappelés, sans viser l’exhaustivité. Né en 1926 à Vienne d’une mère allemande juive convertie au christianisme et d’un père croate catholique, Ivan Illich partagea son enfance entre la Yougoslavie, la France, et l’Autriche. Très tôt, la montée du fascisme en Europe définit l’itinéraire du jeune garçon. Alors que l’antisémitisme gagne du terrain, la famille quitte la maison familiale de l’île de Brač (située non loin de Split, dans l’actuelle Croatie) en 1932 pour s’installer à Vienne, où résident les grands-parents maternels. Lorsque le père d’Ivan, qui bénéficiait d’un statut de diplomate, décède en 1942, la famille n’est plus en sécurité: sa mère doit fuir à nouveau et s’installe cette fois à Florence. Après la guerre, Illich étudie la philosophie et la théologie à l’Université Grégorienne à Rome, soutien une thèse de doctorat en histoire à l’Université de Salzbourg, et est ordonné prêtre en 1951. Remarqué pour sa grande vivacité intellectuelle, son raffinement aristocratique et son aptitude aux langues étrangères (il en parle déjà cinq à vingt-cinq ans), noue des liens privilégiés avec l’élite vaticane, et les portes d’une carrière en Curie lui semblent grand’ouvertes. Mais lorsque Giovanni Battista Montini, le futur Paul VI, l’encourage à entrer à la nonciature, il préfère quitter l’Italie pour rejoindre les États-Unis; là, il espère pouvoir rédiger son habilitation sous la direction de Jacques Maritain, dont il a suivi le séminaire sur Thomas d’Aquin lors de ses études romaines. À peine arrivé à New-York, Illich change de plans: choqué par le manque de reconnaissance dont bénéficient les immigrés portoricains dans l’Église, il est à l’initiative d’une action pastorale ambitieuse, qui vise à remobiliser la communauté. Le 24 juin 1955, plus de trente mille personnes se réunissent pour célèbrer la mémoire de Jean le Baptiste, patron de Porto-Rico, à l’occasion d’une grande fête en plein air organisée sur le campus de l’Université Fordham. Particulièrement apprécié par le cardinal de l’archidiocèse de New York, Francis Spellman, Illich est promu vice-recteur de l’Université pontificale Santa María de Ponce de Porto-Rico l’année de ses trente ans. Continuant à s’investir passionément dans la pastorale, il participe à plusieurs programmes visant à améliorer le système éducatif portoricain, mais observe déjà d’un œil critique la “mystique développementaliste” partout à l’œuvre: selon lui, celle-ci émane de la volonté des pays occidentaux (et particulièrement, des États-Unis) de contrer l’influence communiste en faisant miroiter aux habitants des pays du Sud la possibilité de bénéficier, un jour, d’une prospérité matérielle comparable à la leur. Mais pour Illich, le pire vient de ce que l’Église semble se faire de plus en plus complice de cette promotion du “développement”, qui n’a d’autre but que de supplanter les régimes traditionnels de subsistance par une économie marchande, basée sur la création et la multiplication de besoins artificiels. Avec l’élection de Jean XXIII à la papauté en 1958, l’Amérique Latine est déclarée terre de mission pour l’Église universelle: dès 1959, l’évêque de Rome presse les conférences épiscopales et les congrégations religieuses nord-américaines d’y envoyer des dizaines de milliers de prêtres; il réitèrera son appel en 1961, pour les inviter cette fois-ci à mettre dix pour cent de leurs membres en disponibilité pour la mission. Entretemps, Illich s’est brouillé avec les évêques de Porto-Rico: pour lui, il est inenvisageable que l’effort missionnaire vienne cautionner la doctrine “développementiste” états-unienne. Soucieux toutefois de sauver ce qui peut l’être, il suggère à Spellman de faire du Centre Interculturel de Formation (CIF) de Fordham un lieu d’acculturation et d’apprentissage de l’espagnol pour les missionaires nord-américains qui se rendront en Amérique Latine, et propose à cette fin de le relocaliser en pays hispanophone. Dès 1960, Illich sillonne le sous-continent à pied et en bus à la recherche d’un lieu propice, avant d’opter finalement pour Cuernavaca, ville paisible située à proximité de Mexico. Les années qui suivent sont aussi denses que décisives: le CIF devient rapidement le foyer d’une véritable contre-culture ecclésiale. Illich et ses collègues cherchent en effet à pallier aux “dégâts” de l’ordre papal, qui selon eux n’aura pas d’autre effet que de “yankee-fier” l’Église latino-américaine: leur objectif est donc d’expurger l’enthousiasme missionnaire des volontaires de tout ethnocentrisme impérialiste, et cette opération de démystification s’avèrera exténuante pour nombre d’entre eux. Dans le même temps, le CIF ne cesse d’étendre son audience à l’international: son bulletin d’information est diffusé largement, et Illich continue de multiplier les rencontres à l’étranger. Appelé à Rome par Paul VI pour officier comme conseiller du comité de modération du Concile Vatican II lors de sa seconde session (octobre-décembre 1963), il voyage ensuite au Brésil et retrouve son ami Hélder Câmara rencontré quatre ans plus tôt; à l’occasion d’un séjour à Petropolis (février-mars 1964), il y invite plusieurs jeunes théologiens, dont le péruvien Gustavo Gutiérrez, l’argentin Segundo Galilea, et l’uruguayen Juan Luis Segundo, pour un séminaire qui marque les débuts de la “théologie de la libération”. Revenant à Rome pour la troisième session (septembre-novembre 1964) du Concile, il décide de s’en retirer suite au refus des évêques de condamner sans nuance la détention de l’arme atomique lors de la rédaction de la constitution apostolique Gaudium et spes: pour Illich, cette concession à l’esprit du monde est inacceptable. Si l’Église veut rester fidèle à sa mission, qui est de témoigner radicalement de la Bonne nouvelle de l’évangile, elle n’a pas à s’accomoder des majorités existantes et de leurs aspirations temporelles: l’intransigeance d’Illich sur ce point vise la supposée prudence et le froid réalisme dont font preuve les prélats de la Curie; mais elle sera également dirigée contre l’optimisme immodéré des chrétiens qui, séduits par les idées tiers-mondistes et marxistes, cèdent aux sirènes du developpement. Pressentant depuis longtemps déjà que les tensions avec Rome vont aller croissant, Illich refonde le CIF sous le nom de CIDOC (Centro Internacional de Documentación) en 1966: la même année, il interpelle Paul VI dans une lettre ouverte, et dénonce le non-sens que constitue en l’état l’initiative missionaire en Amérique Latine. En janvier et en juillet 1967, la publication de deux articles retentissants, “L’envers de la charité” et “Métamorphose du clergé” (nous allons y revenir) précipite la rupture. Convoqué à Rome en juin 1968 par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Illich est soumis à une procédure dont il conteste la forme, et face à laquelle il préfère garder le silence. Le CIDOC est rapidement mis à l’Index. Souhaitant mettre fin au scandale et dissiper toute ambiguïté, Illich écrit en janvier 1969 à son supérieur, l’archevêque de New York Terence Cooke, pour l’informer de sa “décision irrévocable de renoncer à tout service religieux, de suspendre l’exercice de [ses] fonctions de prêtre et de renoncer à tous titres, fonctions, avantages et autres privilèges en tant que membre du clergé.” Aussi formelle soit-elle, cette mise en retrait de l’institution ne vient pas remettre en cause son désir de vivre en chrétien, ni son attachement intime au sacrement de l’ordre qu’il a reçu et dont il se sent dépositaire. Dans les décennies suivantes, marquées par son accès fulgurant à la notoriété (les années 1970 sont celles de la publication de ses fameux pamphlets) puis par une vie plus discrète de conférencier-itinérant, Illich parlera très peu de sa foi et de son attachement à l’Église; il ne reviendra sur ce silence que sur le tard, dans les années 1990, à l’occasion de conversations fameuses, mais trop peu connues.

Sur l’Église, une parole enfin audible?

Même si plus de soixante ans nous séparent de l’écriture de son article “Métamorphose du clergé” (Illich l’avait quasiment finalisé en 1959, mais il ne le publia qu’en 1967), celui-ci mérite en particulier qu’on s’y arrête. Les questions qu’il soulève résonnent en effet fortement avec le contexte ecclésial actuel, depuis que la publication en août 2018 de “Lettre au Peuple de Dieu” du pape François a ravivé les débats sur le cléricalisme.

Le jeune homme, qui est encore à l’époque vice-recteur de l’Université Ponce, déploie dans ce texte son intuition centrale, qui deviendra plus tard le fil directeur de toute sa pensée: “la corruption du meilleur engendre le pire” – corruptio optimi quae est pessima, suivant l’adage latin attribué à Saint Jérôme. Car si l’Église catholique est à l’époque – et encore aujourd’hui – à ce point en crise, c’est, nous dit Illich, sans nul doute parce qu’elle est devenue ce qu’elle n’aurait jamais du devenir: la plus grande bureaucratie du monde. Tout prend forme au XIe siècle, avec la réforme grégorienne: si celle-ci partait évidemment d’une bonne intention – il s’agissait pour l’institution de se dégager des liens de vassalité qui maillaient la société féodale – ses effets dans le temps sont incalculables. L’Église commence en effet à se doter d’un personnel ecclésiastique “professionnalisé”, dont elle assure la formation et les conditions matérielles, et qui obéit à une hiérarchie réglée par le droit canon. À mesure que ce personnel œuvre à sa croissance et à sa structuration, l’institution cède peu à peu à la tentation de n’être plus préoccupée que par la gestion (et la reproduction) de son propre pouvoir temporel – et peine toujours plus à se faire l’humble servante des mystères religieux qu’elle est censée annoncer. En ce sens, les mutations de la période du Concile Vatican II auxquelles assiste Illich continuent à se situer sur cette trajectoire: en quelques années à peine, l’“administration centrale hyper-organisée a échappé aux mains des prêtres de carrière italiens au profit des spécialistes ecclésiastiques recrutés dans le monde entier”, et elle a consolidé et étendu sa domination bureaucratique via la constitution d’une multitude de commissions, d’assemblées, de secrétariats, de conseils… sans pour autant pouvoir enrayer la grande crise silencieuse: un nombre croissant de prêtres et de religieux désertent, les vocations se raréfient, les églises se vident. Comment interpréter tout ceci? Le malaise, explique Illich, prend sa source dans la graduelle rigidification, au fil des siècles, des conditions d’accès à la vocation sacerdotale: l’engagement au célibat, la formation dans les séminaires, la mise en disponibilité à plein temps pour l’Église et le fait d’être entretenu par elle… en devenant peu à peu incontournables et en se combinant les uns les autres, tous ces éléments ont rendu possible l’émergence d’une mentalité cléricale “auto-référentielle”. Lors des années 1950-1960, c’est d’ailleurs bien contre cette dernière, et non contre la vie consacrée en tant que telle, qu’Illich dirige le feu des critiques, parfois extrêmement virulentes. À ce propos, il faut souligner qu’il ne remit jamais en cause l’idée que le choix du célibat – auquel il s’était lui-même engagé – puisse avoir une très grande valeur, en permettant l’expression de charismes singuliers. Mais en 1967, il est clair qu’une nouvelle réalité a émergé, et qu’elle met au défi l’imagination catholique. L’enjeu est de taille: pour dépasser cette mentalité cléricale et la paralysie qu’elle génère, nous dit Illich, il est d’urgent de ré-inventer les modes d’exercice du ministère ordonné; ceci passera-t-il par le recours à des “laïcs-prêtres? À des non-clercs ordonnés au diaconat ou à la prêtrise ? À des prêtres à mi-temps ? À des ministres sacramentels sécularisés?” Toutes les options doivent être envisagées: mais quelque soit le chemin emprunté, l’essentiel, pour Illich, est que les communautés de croyants puissent renouer avec l’expérience fondamentale de la gratuité – car c’est celle-ci qui a été recouverte, obstruée par les excroissances de la bureaucratie ecclésiale.

Le renouvellement du “sens de l’Église” jaillira d’une redécouverte: le témoignage chrétien n’irradie réellement que lorsque l’on se débarasse de toute inquiétude quant à son efficacité. Pour ré-imaginer la possibilité de ce renoncement, il faut, nous dit Illich, aller puiser en amont de la réforme grégorienne (c’est-à-dire, de la formalisation du droit canon et de la théologie sacramentelle), et même en amont encore de la prise de pouvoir constantinienne (et donc, de la normalisation d’une conception impérialiste de la mission), et goûter à nouveau la joie qu’avaient en partage les premiers chrétiens. Lorsque ceux-ci se rassemblaient autour de la table du Seigneur pour partager le pain et le vin et échanger le baiser de paix, ils se recevaient les uns des autres, par delà les classes sociales et les origines culturelles, comme membres vivants d’un même corps mystique, partageant un seul souffle. Après avoir été la religion des princes et des rois pendant plus de quinze siècles, le christianisme retrouve sa condition “mineure”, et cette situation exige une métamorphose des structures ecclésiales: Illich imagine ainsi “la rencontre personnelle de familles, autour d’une table, plutôt que l’assistance d’une foule anonyme autour d’un autel”, anticipe que ce sera “la célébration qui sanctifiera la salle à manger, plutôt que les bâtiments consacrés qui sanctifieront la cérémonie”; et suggère qu’à l’avenir, “la diaconie remplacera la paroisse comme unité fondamentale institutionnelle de l’Église”.

Lorsqu’il publie son article en 1967, Illich, qui a assisté aux sessions du Concile trois ans auparavant, ne se fait guère d’illusion sur l’institution ecclésiale: toute occupée à s’auto-consolider et à se projeter aux quatre coins de la planète, elle n’est selon lui pas (encore) prête à emprunter le chemin risqué d’un dépouillement radical. Celui-ci exige de faire acte de confiance, pour comprendre “qu’on ne planifie pas l’avenir de l’Église; qu’on l’imagine, qu’on vit dans l’obéissance et qu’alors seulement, on le découvre.”

L’ami de quiconque

Très tôt, Ivan Illich a saisi – et c’est d’ailleurs ce qui a fait sa renommée – que la trajectoire de croissance économique qu’avaient emprunté les pays occidentaux depuis la révolution industrielle précipitait l’humanité vers le gouffre. Dès les années 1970, il observe depuis le Mexique les signes avant-coureurs de la catastrophe du mal-développement: la rupture des modes de vie traditionnels induit un exode rural massif qui, à son tour, accélère la croissance anarchique des mégapoles – précipitant ainsi l’irruption d’une “pauvreté modernisée”, marquée par un degré inédit d’anomie. Au même moment, la publication du rapport Meadows (1972) jette la lumière sur les bouleversements écologiques irréversibles à laquelle la planète Terre va être soumise en l’espace de quelques décennies. Illich le comprend: cette catastrophe silencieuse a déjà commencé à faire obstacle à l’annonce de la Bonne nouvelle. Car comment sera-t-il possible, en effet, de rendre intelligible l’idée que Dieu puisse aimer toute la création à des hommes et à des femmes qui vivront au sein d’un monde dévasté? L’Église elle-même semble avoir été prise de vitesse: en n’anticipant pas plus tôt que la course à l’industrialisation du monde allait mener à une impersonnalisation massive des liens sociaux et une destruction des écosystèmes, elle a été dépossédée de sa capacité à annoncer le mystère de l’incarnation. Si Illich s’attelle donc à la tâche de décrire les puissantes dynamiques de désincarnation qui sont à l’œuvre dans les sociétés modernes, c’est parce qu’elles manifestent, selon lui, une déflagration inédite du mystère du mal (mysterium iniquitatis): dans un monde désormais marqué par la collectivisation des structures sociales, le péché, observe-t-il (anticipant de façon frappante le pape François), se déploie comme “froideur”, comme “indifférence”. Par contraste, l’incarnation est la possibilité offerte à quiconque de prendre chair dans les circonstances concrètes de sa propre finitude; elle n’est donc pas un état de fait, mais bien un appel auquel il nous est proposé répondre de façon située, et que nous n’assumons jamais, nous dit Illich, que de façon éphémère, fragile, vacillante – de même que le bon Samaritain s’incarne au moment précis où, saisi jusque dans ses entrailles, il s’ouvre au tout Autre. Il est marquant, à ce propos, de constater qu’Illich s’était laissé profondément imprégner par cette parabole, qu’il avait longuement méditée et à laquelle il faisait très régulièrement référence: et c’est à chaque fois avec grand respect qu’il s’étonnait de l’infinie surprise que constituait, pour lui, l’ouverture inattendue, par la parabole, de cet horizon de cette gratuité.

Contrairement à ce que l’on pourrait s’imaginer de lui et en dépit de sa lucidité implacable, Illich était un homme enthousiaste, disposé à célébrer les joies du quotidien, et prêt à faire preuve d’une grande générosité. Il ouvrait ainsi régulièrement sa table à ses amis, mais aussi à ses étudiants, aux visiteurs de passage, et à ses voisins de Cuernavaca, qu’il connaissait bien. Amateur de bon vin, il se plaisait d’ailleurs à dire de Jacques Ellul, son ami bordelais, qu’il “voyait tout en noir”. Mais comme ce dernier, c’est sans nul doute en s’ancrant dans une foi profonde au Christ, à un Dieu se rendant présent “comme un ami”, qu’Illich a tenté, à son tour, de s’incarner, en inventant les formes d’une vie conviviale rendue désirable par le grand délitement du monde.

Conclusion

Près de vingt ans après sa disparition, l’héritage d’Illich reste vivant, et peut-être plus actuel que jamais. Ses écrits tempétueux sur le clergé sont toujours aussi décapants: alors que l’Europe se déchristianise à grande vitesse, ne serait-il pas temps de nous laisser toucher par leur radicalité, pour à notre tour faire preuve de courage et d’inventivité au moment d’explorer les pistes d’une nouvelle réforme ecclésiale? Illich savait, pour en avoir lui-même fait la douloureuse expérience, que l’Église catholique n’avait pas son pareil pour user les patiences. Et il savait qu’en attendant qu’elle avance, lentement, très lentement, il fallait dans l’aujourd’hui, sans tarder, commencer quelque chose de neuf. Aussi son témoignage de convivialité peut-il encore nous interpeller, et nous inviter à réfléchir plus densément aux conditions de possibilité d’une existence réellement consistante, articulant joyeusement l’illimité de la parole à la finitude de la chair.